Quand la littérature anticipe l'économie
Comment des personnages ou des situations romanesques éclairent des pratiques économiques récentes. Seize économistes ont choisi une oeuvre de la littérature qui met leur discipline à l'épreuve. Morceaux choisis.
Publié le 23-09-2021 à 10h17 - Mis à jour le 13-10-2021 à 13h26
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Une conversation qui accouche d'un livre...
Luc Leruth. "Les grands écrivains voient les choses avant tout le monde, dit-on. On pense toujours aux changements sociaux, mais est-ce vrai aussi pour les comportements économiques ?" Étienne de Callataÿ. "Pourquoi l'économie ferait-elle exception ? L'imaginaire nourrit toutes les formes de réflexions. Que cela s'applique à nous, l'histoire littéraire en donne de bons exemples."Voilà comment ces deux économistes décidèrent un jour de réunir une quinzaine d'éminents collègues autour d'une question : la fiction est-elle annonciatrice d'une réalité économique ? Résultat, cet ouvrage - Quand l'économie nous est contée - hors des sentiers battus, où seize érudits exposent le lien entre une œuvre littéraire de leur choix et un pan de la pensée économique.
Herman Van Rompuy avec le haïku : L’art de ne pas satisfaire les besoins
Dans l'art du haïku, apparemment banal, l'infiniment petit fait référence à l'infiniment grand". Voilà pourquoi Herman Van Rompuy, ancien Premier ministre de la Belgique puis président du Conseil européen (2010-2014), s'est, à sa confidence, converti au haïku. Un haïku est un poème d'origine japonaise bref, célébrant l'évanescence des choses et les sensations qu'elle suscite. Il est composé de trois vers et compte dix-sept syllabes suivant un schéma 5/7/5.
Ce docteur en sciences économiques explique que le haïku "part d'une observation de la nature, souvent inspirée par le changement des saisons. Cela suppose donc que vous ayez un esprit ouvert et réceptif aux choses qui bougent autour de vous. Même lentement. Il faut vivre consciemment, sans être obsédé par le quantitatif : je dois faire 10 000 pas par jour, pas 1 000 vers. Le haïku, c'est une ouverture à ce qui ne rapporte rien et ne coûte rien."
Si le poète haïku est surpris par ce qui se passe dans son environnement, il tient lui-même à surprendre le lecteur, dans les cinq dernières syllabes. L’ancien professeur d’économie à la Vlekho donne en exemple le célèbre vers du maître Bashô (1644-1694).
Ah ! le vieil étang
une grenouille y saute
bruit de l’eau
Et de nous expliquer que Bashô invite le lecteur à écouter le simple bruit d’une grenouille qui plonge dans l’eau. Le vieil étang n’est pas mort parce qu’une nouvelle vie s’y installe. Le mouvement de l’eau et le son produit sont les signes de cette nouvelle vie.
Le haïku héberge aussi des germes du bouddhisme comme la recherche d'une paix intérieure, très loin de la simple satisfaction de besoins. La question est alors : mais comment vivre cette ambiguïté d'être un politicien - ou un économiste - actif en portant ce désir d'harmonie et de simplicité ? Sa réponse est celle de Goethe dans Faust : "Deux âmes habitent, ah ! dans mon sein, l'un veut se séparer de l'autre". Bien sûr, il y a des passerelles entre les deux, mais il y a aussi ce "vivre ensemble" remarquable. Et qui éclaire.
Pierre Pestiau avec Shakespeare et Balzac : Le Roi Lear et le Père Goriot révèle l'économie comportementale
Tristes destins que celui du Roi Lear de Shakespeare et du Père Goriot de Balzac. Que nous raconte cette littérature ? La tragédie de parents altruistes et d’enfants qui ne le sont pas. Des parents qui ont décidé de léguer prématurément leur patrimoine et qui se retrouvent ensuite privés de l’attention de leurs enfants.
Pierre Pestiaux interroge. La lecture de ces deux œuvres peut-elle conduire des parents à éviter les donations prématurées et à leur préférer les legs en fin de vie, afin d'éviter tout risque d'ingratitude ? Ces pères auraient-ils agi différemment s'ils avaient pu anticiper le comportement de leurs filles ? On peut en douter, dans ces cas, considérant l'aveuglement pathologique des pères : orgueil destructeur chez Lear et amour maladif chez Goriot. Ce professeur spécialiste de l'économie de la population et de la sécurité sociale retrace ces histoires de citrons pressés sans tomber dans la morale. "Il est tentant de blâmer les filles pour leur ingratitude", mais ce serait oublier les leçons de l'anthropologue Marcel Mauss sur l'ambivalence de tout don. En résumé : la manière de donner est importante et les parents qui se comportent comme Lear ou Goriot récoltent ce qu'ils sèment. Dans ces deux tragédies, les pères sont aussi responsables que leurs filles des malheurs qui les accablent.
Clairement dans les tragédies du Roi Lear et du Père Goriot, on est témoin d'une pathologie qui empêche d'agir selon le modèle rationnel, constate notre lauréat du prix Francqui. Il en appelle donc à l'économie comportementale qui peut fournir une grille permettant de comprendre et d'éviter des comportements à la Lear et Goriot. Elle s'intéresse à l'influence des émotions et des facteurs personnels propres à chaque individu, dans la prise de décisions économiques. L'économie comportementale rend ainsi compte de comportements tels que la procrastination, la dualité du moi, l'aversion à la perte ou encore la prodigalité que l'on observe dans les marchés et plus généralement dans la vie. Exit le paradigme de l'Homo economicus, voici le modèle de l'Homo irrationalis.
Isabelle de Laminne : Cet appât du gain qui oriente nos vies et pèse sur la Terre
Avec L'Héritage, Guy de Maupassant nous plonge dans l'univers de travail des fonctionnaires du ministère de la Marine. On y suit César Cachelin, "commis d'ordre du matériel général", sa riche sœur, sa fille, son gendre, l'amant de sa fille et sa petite-fille Désirée, tant espérée puisque seule héritière de la tante fortunée.
Pour l’économiste Isabelle de Laminne, les personnages de Maupassant sont d’une actualité percutante. Tant leur avidité à assurer leur avancement professionnel que leur orientation de vie en fonction de l’appât du gain l’invitent à aborder trois aspects économiques : les salaires, l’héritage et la démographie à la lumière de la théorie de Malthus.
Concentrons-nous sur cette dernière qui reprend les thèmes du vieillissement de la population, des retraites et celui de l’héritage environnemental laissé aux générations futures.
Dans l'ouvrage de Maupassant, l'attente tourmentée d'un enfant incite l'instigatrice du blog MoneyStore.be à s'interroger sur la nécessité (ou non) d'une descendance. À la lecture de l'Essai sur le principe des populations et de la doctrine du malthusianisme, la réponse est non. Si l'augmentation exponentielle (1, 2, 4, 8, 16…) de la population sur Terre aboutit à un épuisement des ressources naturelles, il faut réguler la croissance démographique. Parmi les pays qui se sont résolument engagés dans une baisse de la natalité, la Chine paye aujourd'hui le prix de sa politique (1979-2015) de l'enfant unique. Confronté à un vieillissement décalé de sa population, voilà que le financement des retraites chinoises s'avère sérieusement compromis.
En Europe aussi les changements démographiques affichent des implications économiques non négligeables. Et comment s’attaquer aux problèmes des régimes de retraite, des soins de santé ou du marché du travail (avec moins d’actifs), sans mettre en place une vraie politique migratoire ?
Notre avidité pour le gain ne peut plus occulter cet avenir fait de ressources limitées. Mais finalement, ce qui compte, n’est-ce pas plutôt le niveau de bien-être que la croissance, interroge la cofondatrice de l’association Fintech Belgium ?
Quand l'économie nous est contée
L’économiste qui se fait lecteur de fiction peut y trouver matière à interroger sa propre pratique. Tel est le propos de ce nouvel ouvrage (Éd. La lettre volée). Chaque contributeur offre une lecture économique d’une œuvre littéraire de son choix, s’amusant de l’antériorité ou de la subtilité avec laquelle certains aspects de théories récentes sont éclairés par les personnages ou les situations. Ces économistes ont-ils voulu détecter dans la littérature des apports dépassant l’intention des poètes et des romanciers ? C’est possible, et cela n’aurait rien de choquant. Il s’agit là de la liberté du lecteur, miroir de celle de l’auteur. Le seul respect dû à l’écrivain est de ne pas en faire son porte-voix. L’œuvre romanesque doit stimuler l’imagination et suggérer des pistes de réflexion et non enfermer dans un carcan ou dicter une conclusion.
Sous la direction d'Étienne de Callataÿ (Faire beau commerce des peurs de l'homme - Herman Melville) et Luc Leruth (La crise et les perceptions de Miss Emily - William Faulkner - avec Pierre Nicolas) vous y retrouverez (outre les trois auteurs ci-contre) :
Denis de Crombrugghe. L'économiste et l'économètre (Don Quichotte - Cervantes).
André de Palma. L'idée d'addiction rationnelle (Stefan Zweig) et Ode à l'erreur.
Victor Ginsburgh. Le Gros Capitaliste de B. Traven,
Georges Hübner. Achille Talon et l'Archipel de Sanzunron (Michel Greg)
Florence Jaumotte. Le "Paris" de Pascal.
Danielle Meuwly. Le Maître, l'hélicoptère et Marguerite (Boulgakov).
Pierre Nicolas. La poésie des marchés (William Butler Yeats).
Jean-Philippe Platteau. La nostalgie des occasions manquées vue par Tchekhov.
Patrick Van Cayseele. Juste un collage, un emplâtre sur une jambe de bois (W.Elsschot).
Luc Wathieu. Le bonheur est dans "Les Choses" (Perec).
Serge Wibaut. Le déclin du mensonge et le retour des illusions (Oscar Wilde).