Comment offrir aux jeunes une juste éducation au numérique, et éviter qu'ils soient manipulés par les géants du net ?
La maîtrise des outils informatiques est hautement souhaitable. Mais n’est-il pas essentiel de faire comprendre aux étudiants comment fonctionne le système commercial débridé des géants du net qui les manipule sans scrupule ?
Publié le 25-09-2021 à 15h57 - Mis à jour le 25-09-2021 à 15h58
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Une carte blanche de Marthe Mahieu, ancienne directrice d'une école secondaire.
Le sujet est à l'ordre du jour : les écoles veulent réussir le "virage numérique", les Wallons veulent combler leur retard par des "formations au numérique" (voir notre édition du 18 septembre). Développer les "compétences" de la population à la maîtrise de ces machines et de ces procédures indispensables à la vie en société est essentiel.
Mais que signifie être "compétent" en civilisation numérique ? L’article cité cible les compétences techniques (maniement des outils) et économiques (accès à l’emploi). Où trouve-t-on le souci de la vigilance citoyenne, des priorités écologiques, des défis éthiques, qui ne manquent pourtant pas en matière numérique ?
Alors que l’accent est mis avec force sur l’éducation à la philosophie et à la citoyenneté, et sur la sensibilisation à l’urgence climatique, beaucoup ne semblent pas voir combien la manière dont le numérique envahit notre vie quotidienne est étroitement liée à ces questions écologiques, éthiques et politiques.
Une nécessaire sobriété
La consommation énergétique des ordinateurs, tablettes et smartphones est gigantesque. Dix pour cent de l'électricité mondiale, sans compter d'énormes volumes d'eau de refroidissement, sont dépensés par les serveurs des Gafam, dont ceux de Facebook installés, ou plutôt dissimulés notamment en… Laponie. Ne faut-il pas expliquer aux jeunes que participer à la sauvegarde de notre "maison commune" implique aussi de faire preuve de sobriété en termes de consommation numérique ? Par exemple : allonger la durée de vie des équipements, les réparer, les acheter en seconde main, refuser les objets connectés "gadgets" (comme le frigo qui vous envoie un e-mail quand vous n'avez plus de tofu), éteindre les appareils quand on ne les utilise pas, protester contre les écrans vidéo publicitaires (350 kg de CO2 par an) (1) ?
On ne peut pas taire non plus les conditions proches de l’esclavage qui président à l’extraction des minerais rares nécessaires à la fabrication de certaines marques d’appareils, ni l’évasion fiscale à grande échelle instituée à leur profit, ni l’organisation déshumanisante du travail sous-payé en usage dans les grandes plates-formes de vente à distance comme Amazon ou Zalando, nuisibles aussi par les multiples transports générateurs de CO2 qu’elles entraînent, encore multipliés par la fréquence des retours "gratuits" (2).
Un nouveau modèle de civilisation
Mais le pire est sans doute ailleurs, et nous sommes peu nombreux à en prendre conscience : ce n’est pas la technique elle-même, ni ses conditions de fabrication et d’usage, mais la logique du "capitalisme de surveillance" qui modèle sournoisement, depuis une vingtaine d’années, les contours d’un nouveau modèle de civilisation à l’échelle planétaire.
La principale richesse est en train de migrer dans l’information, y compris dans la possession de données personnelles sur l’expérience des personnes. Chaque fois que nous envoyons des e-mails, que nous cliquons sur Facebook ou que nous utilisons des applications "gratuites", nous livrons aux propriétaires privés des réseaux nos informations qui sont traitées, conservées et utilisées, sans aucun contrôle, essentiellement pour nous vendre de plus en plus de choses mais aussi pour influencer les décisions politiques, ou enregistrer nos déplacements. Tout cela à notre insu et sans notre consentement, avec pour seul but un profit maximal. "Vous croyez lire votre tablette, mais c’est elle qui vous lit"…
On ne peut plus se passer de ces outils, et s’il faut reconnaître les multiples possibilités sociales, didactiques et culturelles qu’ils apportent, il faut savoir comment s’enrichissent certains fournisseurs, et lutter pour encadrer progressivement par des lois démocratiques ce fonctionnement capitaliste sauvage. On a réussi à le faire au XXe siècle dans les grandes industries manufacturières grâce à la protection sociale, et la Cour de justice européenne a commencé à le faire en 2014, interdisant la conservation indéfinie des données privées et garantissant aux citoyens le "droit à l’oubli".
Ce que nous ne lirons jamais
Mais il y a un autre aspect plus inquiétant encore. Facebook a modifié en 2018 son algorithme de tri des données sur Facebook. Car si tout le monde peut s’exprimer sur le réseau, tout le monde ne peut pas tout lire : la plateforme sélectionne ce qu’elle vous fait lire, afin de vous faire rester le plus longtemps possible en ligne, ce qui fait monter les enchères publicitaires ! C’est une guidance personnalisée de l’attention, et donc de la pensée. Le nouvel algorithme favorise les informations qui rejoignent vos centres d’intérêt, et surtout celles qui sont sensationnelles, émotionnelles, outrancières - fillette tuée par un chien, pont qui s’écroule, agression au couteau en rue, etc. - car c’est ce qui maintient les utilisateurs en ligne, plus que le rapport du Giec ou les avancées de la justice sociale. C’est aussi ce qui entraîne des sentiments comme la colère, la haine… On formate ainsi des gens de plus en plus émus, de plus en plus indignés, et de moins en moins capables de comprendre et d’analyser.
La responsabilité des écoles est cruciale pour éviter que la population ne se soumette de plus en plus, à travers les réseaux sociaux, à ces injonctions qui submergent le raisonnement, la science et le discernement sous les émotions les plus négatives.(3)
N’est-ce pas incompatible avec la mission de l’école, qui rame à contre-courant pour enseigner comment problématiser les choses, prendre du recul, chercher la vérité et, plus que jamais, vivre dans la sobriété heureuse, digne et intelligente en dédaignant les faux besoins ?
Si la maîtrise des outils informatiques et la préparation aux nombreux métiers que le numérique va développer dans les années qui viennent sont hautement souhaitables, n’est-il pas essentiel, dans les lieux d’apprentissage, de faire comprendre aux étudiants comment fonctionne le système commercial débridé qui les manipule sans scrupule ? Ne faut-il pas inclure dans toutes les formations une réflexion sur un usage modéré des outils, une attention à leur empreinte écologique ? Et surtout, une information qui leur permette de rester libres, de choisir leur futur, sans être embrigadés à leur insu dans une société dominée par les algorithmes ?
(1) "La pollution numérique, qu’est-ce que c’est ?" Greenpeace. https://www.greenpeace.fr/la-
(2) "L’Enfer numérique", Guillaume Pitron, Les liens qui libèrent, 2021.
(3) "L’Âge du capitalisme de surveillance", Shoshana Zuboff, Zulma, 2020.