Le monde se désoccidentalise. Que doit faire l'Europe?

La prédominance occidentale s’essouffle peu à peu et avec elle le retour de la primauté de la force sur le droit.

Contribution externe
Le monde se désoccidentalise. Que doit faire l'Europe?
©Poppe

Une opinion de Raoul Delcorde, Ambassadeur honoraire de Belgique, membre de l'Académie Royale de Belgique.

On a longtemps considéré que la conception des relations internationales qui prévalait dans le monde occidental depuis la Renaissance reposait sur l'équilibre des puissances issu des traités de Westphalie (1648). Ces accords instituaient en Europe, dès le XVIIe siècle, un ordre interétatique, marqué par l'égalité juridique entre les États. L'État souverain était le fondement de l'ordre politique, même si la vérité historique voudrait que cette notion ait été instituée au XIXe siècle et non pas dans les siècles précédents. On veillait à ce qu'aucun État ne tente de perturber cet équilibre et lorsque ce fut le cas avec les guerres napoléoniennes, une coalition se forma pour mettre fin aux ambitions conquérantes de Napoléon. Ce système trouva son expression diplomatique dans la notion de Concert européen consacrée au Congrès de Vienne en 1815. Ces principes ont été préservés jusqu'à aujourd'hui par la Charte de l'Onu, qui affirme l'égalité souveraine entre les membres de l'organisation. Le jeu international était un jeu de rapports de force, dominé par l'équilibre des puissances. Et lorsque cet équilibre était rompu, on allait à la guerre. À la fin de la Première Guerre mondiale triomphe l'idée que, loin d'être une confrontation des puissances, le système international peut être fondé sur des institutions internationales. D'où la création de la SDN, puis de l'Onu qui privilégie la gestion des relations internationales en fonction de normes et de procédures acceptées par une majorité d'États. Or il semble bien que nous soyons arrivés à un moment de rupture. Il est caractérisé par un repli des États-Unis et l'avènement des puissances régionales. Le diplomate singapourien Kishore Mahbubani avait lancé naguère l'expression "l'Occident et le reste". Elle reflète bien le déplacement progressif d'un système international occidentalo-centré vers le "reste du monde" qui devient aujourd'hui celui des puissances émergentes.

Un géant dans un corset

En Asie, l’émergence de la Chine remet en question la présence américaine dans la zone Asie-Pacifique. Dans un Livre blanc sur la coopération sécuritaire en Asie, les autorités chinoises affirment leur volonté de remplacer l’hégémonie américaine dans la région en brisant les alliances héritées de la Guerre froide (Corée, Japon, Philippines, Australie). Ce Livre blanc souligne aussi que les petites puissances ne doivent pas gêner les plus grandes, ce qui ne fait que renforcer les ambitions hégémoniques de la Chine. En Afrique, le consensus de Pékin, qui date du début des années 2000, vision mercantiliste des relations internationales, a été un moyen pour la Chine de développer ses relations avec des pays producteurs de matières premières sans s’encombrer de considérations éthiques. On a parfois dit que la Chine ressemble à un géant dans un corset, un Gulliver empêtré. Elle a besoin d’espace, et doit s’assurer de disposer d’approvisionnements suffisants en énergie, tout en étant également capable de nourrir son immense population et de répondre aux sollicitations de sa classe moyenne en pleine expansion. Sans que cela débouche nécessairement sur des politiques disruptives, c’est de nature à marquer fortement sa relation au monde extérieur.

La Russie est, elle aussi, engagée dans la reconstitution d’une zone d’influence. Elle peut s’appuyer, pour ce faire, sur les minorités russophones en Europe orientale, dans le Donbass, dans les États baltes, dans le Caucase ou en Crimée. Le soubassement idéologique en est le “monde russe”. C’est une manière commode pour la Russie de justifier un droit de regard (et même plus) sur la situation politique dans les pays limitrophes. C’est aussi une forme de soft power pour projeter l’image de la Russie dans le monde.

Au Moyen-Orient et en Libye, la Russie est surtout préoccupée de retrouver un rang et peut tantôt faire obstruction diplomatique et tantôt intervenir militairement en soutien à un régime (Syrie) ou à une faction (Libye). On pourrait multiplier les exemples de ces pays dont la politique extérieure est largement marquée par une affirmation de la puissance (Inde, Turquie, Égypte, Iran, même les Émirats arabes unis). Réveil brutal pour nos démocraties, qui ne paraissent plus être prises en modèle ! L'ordre international né de la prédominance occidentale est en train de s'achever. Comme l'écrit Thomas Gomart, "l'Europe a imposé son rythme au monde avant d'être foudroyée par les deux guerres mondiales". (1)

Ces évolutions paraissent engendrer un monde en crise, marqué par le retour de la primauté de la puissance sur le droit, mais également une remise en cause de la capacité du multilatéralisme à traiter des enjeux globaux.

Héritiers et facilitateurs

Le monde contemporain connaît une transition. Les stratégies de puissance paraissent dominer. Mais les Européens doivent continuer à défendre leurs principes afin d'influer positivement sur l'évolution du monde. Pour citer Dominique de Villepin "tant que la politique étrangère européenne n'aura pas choisi son identité, soit de composante européenne d'un bloc occidental, soit de puissance d'équilibre autonome, tous les efforts demeureront vains" (2). Pour cela, l'Union européenne doit assurer une position de puissance mondiale. Puisqu'on est revenu à un système d'équilibre des puissances, l'UE doit être capable de contrebalancer les puissances dominantes. Or, bénéficiant de la protection américaine, l'Europe ne s'est jamais choisi une destinée de puissance. Et si puissance européenne il y a, elle s'apparente au soft power, la puissance douce, fondée sur l'influence et le pouvoir d'attraction, aux antipodes du hard power, qui est le pouvoir des armes et de l'argent. Cela n'est pas suffisant pour affronter la compétition internationale et peser sur la marche du monde. Rappelons la définition que donnait Raymond Aron de la puissance : "J'appelle puissance sur la scène internationale la capacité d'une unité politique à imposer sa volonté aux autres unités".

La politique étrangère européenne ne peut continuer à être sur la défensive. Dans ce monde en transition, le XXIe siècle diplomatique reste à inventer. C’est une tâche existentielle pour les Européens, héritiers d’une longue histoire et capables d’être des médiateurs, des facilitateurs de tous les processus de paix. Le diplomate européen aujourd’hui peut contribuer à faire de l’Europe une puissance de paix. L’Europe, qui conçut l’ordre westphalien et l’État-nation, a un rôle à jouer dans ce monde aux horizons incertains.

(1) Thomas Gomart, "L'affolement du monde", Paris, Tallandier, 2020, p.207

(2) Dominique de Villepin, “Mémoire de paix pour temps de guerre”, Paris, Grasset, 2016, p.584

Titre, chapô et intertitres sont de la rédaction. Titre original : “La désoccidentalisation du monde”.

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