Opposons-nous au militantisme politique qui s'immisce dans nos musées
Nous avons visité l’exposition "100 x Congo". Un siècle d’art congolais à Anvers. Nous y regrettons une comparaison fallacieuse entre le colonialisme et le nazisme, qui est malheureusement le symptôme d’une pensée décoloniale qui s’immisce dans nos universités et nos musées.
Publié le 09-10-2021 à 12h59 - Mis à jour le 04-03-2022 à 17h01
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Une carte blanche signée par un ensemble de signataires (voir ci-dessous).
Nous sommes des associations belges soucieuses de sauvegarder les liens privilégiés bâtis au fur et à mesure du temps entre la Belgique et le Congo. Nous avons visité avec grand intérêt l'exposition 100 x Congo. Een eeuw Congolese kunst in Antwerpen/100 x Congo. Un siècle d'art congolais à Anvers qui s'est tenue du 3 octobre 2020 au 12 septembre 2021 au troisième étage du Museum aan de Stroom (MAS) à Anvers. De manière générale, l'exposition réussit le tour de force de mettre à l'honneur la remarquable collection anversoise centenaire d'art congolais et de révéler la signification d'œuvres phares. Nous avons toutefois été fort déçus de constater que l'exposition était imprégnée d'une tendance "décoloniale" culpabilisante et criminalisante à l'égard des Belges et Européens.
Nous faisons spécifiquement référence à la diffusion du texte Discours sur le colonialisme de l'écrivain Aimé Césaire qui compare la colonisation au nazisme. Si nul ne conteste la liberté artistique de l'écrivain, il n'en est pas de même pour l'utilisation abusive de son œuvre dans un lieu de savoir quand elle prône une comparaison inexacte sur le plan scientifique. En effet, la thèse faisant de la conquête coloniale une entreprise d'extermination est régulièrement dénoncée comme une imposture par de nombreux historiens spécialistes de la question(1). À titre d'exemple, les historiens français Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet écrivent : "Assimiler peu ou prou le système colonial à une anticipation du IIIe Reich, voire à un 'précédent inquiétant' d'Auschwitz, est une entreprise idéologique frauduleuse". (2)
Vers un usage abusif de la liberté scientifique ?
Dans le cadre de la réalisation de leurs expositions, les musées disposent d’une liberté scientifique, ce qui correspond à leur liberté d’expression. Néanmoins, l’exercice de cette liberté n’est pas absolu. En effet, il est guidé par de nombreuses règles internationales et européennes, telles que le Code de déontologie pour les musées du Conseil international des musées et le Code de conduite européen pour l’intégrité dans la recherche. Ces codes prévoient des exigences d’intégrité, d’honnêteté, d’exactitude et de neutralité auxquelles les musées doivent se conformer. En l’espèce, le MAS semble abuser de sa liberté scientifique en faisant le choix d’intégrer à son exposition historique une opinion politique qui ne respecte pas ces exigences. Il commettrait ainsi une faute sur pied de l’article 1382 de l’ancien Code civil lu conjointement avec l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qui encadre la liberté d’expression.
La recherche est assiégée par le militantisme politique
La sociologue française au CNRS (Centre national de la recherche scientifique en France) Nathalie Heinich a publié un petit livre dans la collection "Tract" des éditions Gallimard intitulé Ce que le militantisme fait à la recherche. Après les influences soviéto-marxiste et maoïste, elle constate que la recherche est à nouveau contaminée par le militantisme politique. La chercheuse précise que l'impératif de "neutralité axiologique" édicté par Max Weber, l'un des fondateurs de la sociologie, n'est plus respecté. Cette "neutralité axiologique" consiste pour l'enseignant-chercheur à suspendre l'expression de tout jugement de valeur morale ou politique dans le cadre de l'exercice de sa mission professionnelle. Désormais, la recherche se serait plutôt assignée une mission de "réveil" ("woke" en anglais) face à toutes les formes d'oppression ou de discrimination, bien réelles ou fantasmées. Pourtant, Nathalie Heinich rappelle que le chercheur n'a pas pour mission de dire comment doit être le monde - cela est le rôle du citoyen dans l'arène civique -, mais d'analyser comment il est (3).
La très douteuse pensée "décoloniale"
Le lecteur non éclairé aux subtilités des débats politiques et idéologiques pourrait de prime abord comprendre la perspective dite "décoloniale" comme un souhait légitime de ne plus présenter l’histoire sous le seul prisme d’une vision strictement européenne, mais de l’ouvrir aux contributions des anciens pays colonisés. Nous profitons dès lors de cette tribune pour évacuer un doute : nous ne nous opposons évidemment pas à un rééquilibrage sain, et même salutaire, du récit historique de la colonisation. Nous pensons qu’il ne doit négliger aucune de ses facettes et profiter de tous les apports scientifiques et factuels possibles. Notre souhait est de réconcilier et pacifier la mémoire de notre passé commun par une meilleure connaissance de l’histoire.
Toutefois, il s’avère que la pensée dite "décoloniale" ne s’inscrit pas dans ce rééquilibrage subtil et fécond. Dans un essai récent (4), le sociologue Pierre-André Taguieff en livre une analyse fouillée et la qualifie de cuistre, absconse, anti-scientifique et raciste. Une telle approche relève plutôt d’une obsession à déseuropéaniser à tout prix le regard sur les questions coloniales, ce qui débouche la plupart du temps sur un rejet aveugle et une diabolisation d’une partie des faits historiques. Cette approche est d’autant plus déplacée dans une exposition censée célébrer la valeur artistique et culturelle d’œuvres qui n’auraient sans doute jamais pu être présentées sans le fait colonial qui a permis de les préserver et de les valoriser. Même si nous pensons que toute subjectivité doit certes pouvoir s’exprimer dans l’arène publique, il reste crucial de n’en institutionnaliser aucune - a fortiori dans une institution bénéficiant de subventions publiques - sans qu’elle soit passée par le filtre de la raison critique.
Les associations appellent à plus de scientificité dans les lieux de transmission du savoir
Nos universités et nos musées sont de plus en plus touchés par le grand mouvement "woke" qui déferle des États-Unis vers l’Europe, au sein duquel la pensée décoloniale est très en vogue. Sauf que ce mouvement politique ne peut pas mettre à mal la cruciale autonomie du savoir et la communication de la recherche vers le grand public. Dès lors, par cette tribune, nous appelons à plus de scientificité dans les lieux de transmission du savoir, particulièrement dans les musées qui contribuent à façonner l’esprit et la culture des citoyens et des jeunes générations. Ces lieux devraient rester indépendants de toute influence idéologique.
(1) Pierre-André Taguieff, "L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme", Paris, Éditions de l’Observatoire, 2020, p. 155.
(2) Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, "Coloniser Exterminer : de vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique", Esprit, n°320, décembre 2005, p. 167-168.
(3) Nathalie Heinich, "Ce que le militantisme fait à la recherche", Paris, Gallimard, mai 2021, p. 42.
(4) Pierre-André Taguieff, op. cit.
Signataires : Renier Nijskens pour l'association Union Royale Belgo-Africaine (URBA)/Koninklijke Belgisch Afrikaanse Unie (KBAU) ; Guido Bosteels pour l'association Afrikagetuigenissen ; Luc Dens pour l'association Amicale des pensionnés des réseaux ferroviaires Katanga-Dilolo-Léopoldville (AP KDL) ; Claude Gastout pour l'association Cercle Royal Africain et de l'Outre-Mer (CRAOM)/Koninklijke Afrikaanse en Overzeese Kring (KAOK) ; Thierry Claeys Bouuaert pour l'association Mémoires du Congo et du Ruanda-Urundi ; Françoise Moehler - De Greef pour l'association Niambo ; Aymeric de Lamotte, avocat des associations.