"J’ai pardonné à mon geôlier nazi…"
La vie de Simon Gronowski est, selon son expression, "faite de miracles". Qu’a-t-elle donc d’exceptionnel cette vie ? Voici l’histoire d’un petit garçon qui s’est évadé à 11 ans du vingtième convoi qui emmenait 1 600 Juifs à Auschwitz…
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Publié le 17-10-2021 à 08h05 - Mis à jour le 29-10-2021 à 17h50
Dans ce quartier branché d'Ixelles, la maison a l'âge de son propriétaire : il vient de fêter ses 90 ans, le 12 octobre 2021. Ce qui frappe, quand il ouvre la porte, c'est sa jovialité, la vivacité de sa parole, sa bonne humeur. Et si c'était sa jeunesse ? Dans le bureau au rez-de-chaussée, les étagères croulent sous les dossiers. Un bureau trône dans la pièce. Face à la fenêtre, c'est plus rare chez un avocat… un piano électrique. Que fait cet instrument dans un bureau d'avocat ? "Le jazz, c'est ma vie. J'adorais ma sœur, grande pianiste classique et de jazz. Elle est morte, avec ma mère, à Auschwitz, en 1943. Après la guerre, en pensant à elle, j'ai commencé à jouer sans jamais avoir appris. Le jazz a été un facteur d'équilibre et d'intégration. J'étais un petit paria, orphelin. J'ai joué dans des orchestres formidables. Il y a deux ans, Woody Allen m'a même proposé de jouer avec lui aux Beaux-Arts ! Un homme d'une grande simplicité…"
Le jazz encore : pendant le confinement, pour lui remonter le moral, sa fille propose d'installer le piano dans son bureau. "J'ai ouvert la fenêtre, je me suis installé, j'ai joué un morceau, puis deux, j'ai relevé la tête, il y avait plein de monde. Une voisine m'a entendu, a prévenu le New York Times qui a envoyé une journaliste m'interviewer. Je lui ai confié que j'adorais le groupe Tuba Skinny, des jeunes de La Nouvelle-Orléans. Après la parution de l'article, le New York Times nous a proposé de réaliser un podcast, ensemble via Zoom. Je ne savais pas ce que c'était ! Je me suis mis au piano, face à un ordinateur sur lequel je voyais les Tuba Skinny jouer. Ils étaient dans un jardin de La Nouvelle-Orléans. Et un ingénieur a mixé les deux. Incroyable !"
La vie de Simon Gronowski est, selon son expression, "faite de miracles". Elle est à ce point incroyable qu'elle a inspiré un opéra, Push, de Howard Moody. Présenté il y a deux ans, cet opéra reviendra à la Monnaie en 2023.

Entretien
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Mon père est né dans un petit village en Pologne, à l’époque morcelée en trois parties. Il a grandi dans la partie russe. Il a fait la guerre de 1914-1918 dans l’armée du Tsar. Sa famille était là depuis des générations. Il aimait sa patrie. Après le traité de Versailles, il y a eu beaucoup de problèmes en Pologne. L’antisémitisme s’est développé. Il a quitté son pays pour l’Allemagne puis la Belgique où il est arrivé comme un clandestin. Il a été apprenti dans une maroquinerie à Bruxelles puis mineur de fonds à Bray, près de Binche. Il a attrapé la maladie des mineurs, à cause de la poussière de charbon. Je l’ai toujours entendu tousser. Ensuite, il a travaillé chez Cockerill puis s’est lancé dans le commerce du cuir. Il faisait les marchés. Il a fait venir une jeune fille qu’il avait rencontrée en Lituanie. Elle deviendra ma mère. Ils ont eu deux enfants, ma sœur Ita, née en 1924 et moi, en 1931. Le commerce de mon père marchait bien. Il est revenu à Bruxelles, a acheté une maison à Etterbeek, chaussée de Wavre, 639, avec un magasin au rez-de-chaussée. Ma sœur était brillante, première en tout, grande pianiste classique qui aimait le jazz.
Et vous ?
Un élève moyen… J’étais surtout un louveteau, j’adorais cela, c’était ma vie. Nous étions heureux. Ma mère tenait le magasin et mon père voyageait en province pour vendre des articles de maroquinerie. Il connaissait six langues. Un homme courageux qui se levait le matin très tôt. Nous formions une famille ordinaire qui aurait dû avoir un destin ordinaire.
Mais la guerre est arrivée…
Le 10 mai 1940, les nazis ont attaqué la Belgique, les Pays-Bas et la France. À partir d’octobre 1940, des mesures ont restreint la liberté des Juifs : interdiction d’aller à l’école, de travailler, obligation de porter une étoile jaune, couvre-feu. Ils ont confisqué notre magasin. Les rafles ont commencé. Des amis avaient prévenu mon père : vous devez vous cacher. Le 1er septembre 1942, nous nous sommes réfugiés dans un petit appartement au premier étage, rue de la Cambre 326 à Woluwe-Saint-Lambert. Un matin de mars 1943, nous étions au petit-déjeuner. Mon père était parti à l’hôpital, pour soigner sa maladie des mineurs. Je revois la scène. Ma sœur est devant moi, ma mère, à ma droite. Sur la table, se trouvent les tartines de confiture, préparées, comme tous les jours, par ma sœur. On sonne à la porte. Avec insistance. Nous sommes paralysés. Fuir ? Impossible. Deux hommes en civil entrent et crient : "Gestapo, papiers ! Le visage pâle, ma mère se lève, tend sa carte d’identité. Le Gestapiste regarde, affiche un air satisfait : c’est bien la famille Gronowski. Il dit : faites vos valises, vous partez. Nous avions été dénoncés. On ne saura jamais par qui. Ma mère demande : où allons-nous ? À la caserne Dossin. Le petit aussi ? Oui. Je me souviens avoir emporté mon uniforme de louveteau.
Où vous ont-ils emmenés ?
D’abord à la Gestapo, avenue Louise. Nous sommes restés une journée et une nuit dans une cave, sans boire ni manger. À travers la porte en bois de notre cave, j’entendais les hurlements d’un homme que l’on battait. Avec cinquante autres personnes, la "récolte" du jour, nous avons été emmenés, dans un camion bâché, à la caserne Dossin à Malines. Nous dormions dans une grande salle avec une centaine d’autres personnes, sur trois niveaux de construction de bois, avec des matelas de paille. Nous recevions parfois des colis des amis chez qui mon père était caché : le jour de notre arrestation, le père de mon ami, Simon Rouffart, était allé le chercher à l’hôpital pour le mettre en sécurité dans la famille Delsart.
Combien de temps êtes-vous restés à la caserne Dossin ?
Un mois, jusqu'au 18 avril 1943, un lundi d'avril gris. Il pleuvinait. Un homme entre dans la salle et dit : "Le train est là, vous partez demain." "Où ?" "Vous allez travailler." J'avais reçu le numéro 1234-20, j'étais le déporté 1234 du vingtième convoi. Ma mère avait le numéro 1233-20. Ma sœur avait un numéro belge. La loi belge disait que les enfants d'étrangers pouvaient choisir de devenir belges à 16 ans. Ma sœur avait choisi d'être belge. Elle fera partie d'un autre convoi, le 22, cinq mois plus tard. J'ai dit au revoir à ma sœur, ne sachant pas que je ne la reverrais plus jamais. Il y avait 1600 personnes dans mon convoi. Ma mère et moi avons fait la file. Cela a duré toute la journée. Je faisais des petits gestes à ma sœur, comme pour lui dire : t'en fais pas, c'est pas grave, ça va aller… Une amie la tenait par l'épaule pour la consoler. Notre tour est arrivé. J'ai franchi la porte, avec un dernier regard pour ma sœur. Nous sommes montés dans un wagon avec une cinquantaine de personnes. Il n'y avait aucune lumière, juste deux petites ouvertures. Le train n'a pas bougé pendant toute la journée. Le noir était total. Très vite après le départ, du fond de mon wagon, j'ai senti que le train s'arrêtait une première fois. J'ai entendu des voix, celles des SS, qui escortaient le train. Ils tiraient des coups de feu. Je ne le saurais qu'après la guerre, mais le train avait été attaqué à Boortmeerbeek par trois jeunes résistants qui avaient posé une lampe-tempête et un chiffon rouge. Ces trois jeunes héros ont ouvert le premier wagon qui se présentait à eux et en ont fait descendre 17 personnes. Un fait unique. Le train est reparti. Je me suis endormi dans les bras de ma mère. Ma mère m'a réveillé, le train roulait mais la porte était ouverte. J'ai senti l'air frais. Ma mère m'a conduit vers la porte, m'a fait descendre sur le marchepied. J'ai attendu mon tour, deux personnes, dont une femme, ont sauté avant moi. Je n'osais pas sauter, le train roulait quand même vite. J'avais 11 ans. Ma mère m'a dit, en yiddish : "Le train va trop vite." Ce sont les derniers mots de ma mère que j'ai entendus. Le train a ralenti. J'ai sauté et atterri sans me faire mal sur le ballast. Puis, j'ai attendu ma mère. Le train a continué à rouler doucement. J'ai attendu, attendu, attendu ma mère. Le train s'est arrêté. Ma première idée a été de courir vers l'avant pour remonter dans mon wagon et rejoindre ma mère. Mais l'escorte des SS venait vers moi et tirait des coups de feu, hurlait. Dans un moment que je ne peux pas expliquer, je me suis enfui vers le bois. Je crois que je leur ai échappé de quelques secondes. J'ai couru, couru, couru. Je n'avais pas peur. Pour m'encourager, je chantonnais un air que ma sœur adorait : In the mood… Je ne savais pas où j'étais, en Belgique, en Allemagne ? J'ai un peu dormi. Le matin, je suis arrivé dans un village. J'ai choisi une maison d'ouvriers parce que les grandes maisons et les châteaux étaient souvent occupés par la Wehrmacht. J'ai sonné. Une dame est venue ouvrir. J'étais plein de boue, j'avais les vêtements déchirés. Je lui ai dit : "Madame, j'ai joué près d'ici avec des enfants et je me suis perdu, je dois retourner chez mon père à Bruxelles." Ces explications ne tenaient pas debout. Que faisait un petit francophone en pays flamand, entre Saint-Trond et Tongres ? Elle a appelé un voisin qui m'a pris sur son vélo et m'a conduit chez une autre personne, à Borgloon. Dans le salon, j'ai vu arriver un monsieur avec un uniforme, revolver à la ceinture : un gendarme. J'étais terrorisé, persuadé qu'il allait me ramener à la Gestapo. Je lui ai raconté mon histoire, il ne m'a pas cru. Il est reparti aux nouvelles, a appris l'attaque du train. À son retour, il m'a dit : "Je sais tout, tu étais dans le train des Juifs qu'on emmenait en Allemagne. N'aie pas peur, je ne vais pas te dénoncer." Je suis tombé dans ses bras, en pleurs et lui ai parlé de ma mère. Sa femme m'a donné à manger, m'a donné un bain et les vêtements de son petit garçon qui avait à peu près mon âge. Je suis resté chez eux toute la journée et le soir, le gendarme m'a fait conduire par un jeune à la gare de Kortenbos. J'ai pris le train. Il n'y a pas eu de contrôle. Je suis arrivé à la gare de Schaerbeek. Pas de contrôle non plus. J'ai pris le tram 5 jusqu'à la place Jourdan puis le 35 jusqu'à la chaussée de Wavre, là où j'habitais. Je suis allé chez mes amis. "Toi ici, qu'as-tu fait ?" "J'ai sauté du train." "Et ta maman ?" "Je ne sais pas, elle va arriver par un autre chemin…" On m'a conduit dans l'autre famille qui cachait mon père. J'ai retrouvé papa !!! Je vous fais grâce des retrouvailles…
Pardon de vous poser la question, mais si vous aviez su que votre mère ne sauterait pas…
J’ai sauté parce que j’ai obéi à ma mère. Si elle m’avait dit de rester avec elle, je serais resté avec elle et je serais mort avec elle dans les chambres à gaz d’Auschwitz. Si j’avais su qu’elle ne sauterait pas, je n’aurais pas sauté… Mais j’ai obéi. Elle m’a sauvé la vie. Elle m’a donné la vie deux fois : quand je suis né le 12 octobre 1931, il y a 90 ans, et le 19 avril 1943 en me disant de sauter du train. Pourquoi n’a-t-elle pas sauté ? Je ne peux faire que des suppositions. Elle était assez corpulente. Peut-être s’est-elle dit qu’elle ne pourrait pas sauter et courir comme un gamin, qu’elle aurait handicapé ma fuite. Elle s’est sacrifiée pour son enfant. C’est une tragédie.
Maintenant, si vous me le permettez, je vais jouer un peu du piano. Cela va nous détendre… Ensuite nous poursuivrons !
Vous avez donc enfin retrouvé votre père. Que s’est-il passé ensuite pour que vous vous retrouviez seul, finalement ?
Mon père avait une mauvaise santé. Il était caché dans de mauvaises conditions. Bruxelles a été libérée. Dans un carnet que j'ai retrouvé, il avait écrit : "Les Anglais et les Américains sont entrés dans Bruxelles et ont libéré la ville. Les gens sont heureux. Moi, je ne suis pas libéré car ma femme et ma fille sont encore dans les camps." Il croyait qu'elles vivaient encore alors qu'elles étaient mortes depuis longtemps. Pour lutter contre une maladie, il faut du moral. Mon père était démoralisé. Il n'a pas su lutter contre sa maladie pulmonaire. Il est mort à Etterbeek le 9 juillet 1945, deux mois après la fin de la guerre. Je suis resté seul. J'avais treize ans et demi.
Où avez-vous vécu alors ?
Pendant 17 mois, jusqu’à la libération de Bruxelles, le 3 septembre 1944, mon père étant malade, j’ai été recueilli par une famille chrétienne, avenue du Roi, à Forest. Ils m’ont traité comme leur propre enfant. Ils ont pris des risques, caché, sauvé. J’allais à l’athénée de Saint-Gilles. Quand j’ai eu 16 ans, je ne pouvais plus rester. Je suis allé habiter dans la maison de mes parents dont j’avais hérité. Je vivais dans la mansarde, au troisième étage et j’avais trois locataires. Avec cet argent, j’ai payé mes études. J’avais un tuteur mais honnêtement, je gérais cela tout seul. Je voulais mener une vie dont mes parents auraient été contents. À 23 ans, j’étais docteur en droit. Je me suis immédiatement inscrit au barreau. Je le suis encore maintenant : j’ai encore plaidé il y a quinze jours une affaire de servitude de passage. Je ne me sens pas vieux, je suis en pleine forme.
Pendant 60 ans, vous n’avez rien dit…
Ce n’était pas un secret, mes proches savaient l’essentiel : j’ai sauté du train, j’ai perdu ma famille. Je me sentais coupable de vivre alors que mes parents étaient morts. Je ne voulais pas remuer constamment cette tragédie. Mes copains voulaient me voir, ce n’était pas pour entendre cela. Je voulais vivre pour le présent, l’avenir, l’amitié, pour la joie, le jazz, le tennis. Je voulais être heureux. Je considère que ma mère, en me sauvant la vie, a voulu que je réussisse ma vie. Je suis obligé d’être heureux par fidélité à ma mère, à ma famille.
Et ensuite, vous avez osé raconter votre histoire.
Je crois que je n’en aurais jamais parlé. On est venu me dire que je devais témoigner. Un grand patriote, ancien prisonnier politique, Robert Cortennes, président du Cercle d’histoire local de Boortmeerbeek - où avait eu lieu ce geste héroïque des trois jeunes qui avaient arrêté le vingtième convoi - a découvert mon histoire et m’a persuadé de témoigner et d’écrire un livre. Je suis allé voir un historien de la Shoah belge, j’ai rencontré Robert Maistriaux, un des trois résistants, j’ai lu des livres, j’ai fait des recherches, j’ai demandé l’aide de l’écrivain Foulek Ringelheim. Et Luc Pire, l’éditeur, m’a proposé d’éditer mon livre. Dans ma cave, j’ai retrouvé des lettres, des photos, je me suis replongé dans le passé. Cela a été très douloureux. Il y a des pages de mon livre que je n’ose pas relire. Des lettres de ma sœur, de mon père… non, c’est trop douloureux…

Vous témoignez dans de nombreuses écoles : quel message transmettez-vous aux jeunes ?
Je leur dis ceci : il ne faut pas vivre pour le passé, mais pour le présent et l'avenir. Il faut connaître la barbarie d'hier pour combattre la barbarie d'aujourd'hui. Mon livre Enfant du vingtième convoi est sorti en 2002. Il va être réédité. Depuis que j'ai écrit ce livre, je n'ai pas changé mais cela a changé ma vie. Je suis invité partout, en Belgique, à Marseille, à Paris, à Londres, bientôt à Boston, aux États-Unis. Parfois un enfant me demande : "Cela ne vous rend-il pas triste de raconter ces choses tristes ?" Non, au contraire, cela me rend heureux parce que j'ai l'occasion de raconter quelque chose de positif. Je sens que j'ai une mission : apporter un espoir. Aux enfants que je rencontre, je dis : la vie est belle, mais c'est un combat permanent. Il faut nourrir la mémoire collective. D'autres ont souffert plus que moi, Paul Sobol ou Henri Kichka qui ont été déportés.
Qu’est-ce que ces rencontres vous apportent, à vous ?
Partout où je vais, les jeunes sont magnifiques. En Allemagne, les jeunes avaient réalisé de grands portraits de Juifs de leur ville qui ont été déportés. J’étais touché de voir cela. Partout, ils sont magnifiques, je les aime ces jeunes. Et je vais vous faire un aveu : je sens qu’ils m’aiment. Parce que j’ai besoin d’être aimé.
Tout le monde a besoin d’être aimé…
Moi, spécialement… Je suis un fils d’immigré. Je suis solidaire des immigrés d’aujourd’hui, des sans-papiers, des réfugiés. L’honneur de la Belgique, mon pays, est d’accueillir tous ces gens avec humanité et dignité. La Belgique a toujours été une terre d’asile, c’est beau l’asile, c’est une qualité humaine. Ils ne viennent pas chez nous pour leur plaisir mais parce qu’ils ont des problèmes dans leur pays, parce qu’ils ont faim, parce que leur pays est en guerre ou qu’ils sont confrontés à des problèmes politiques. Mais ils n’ont rien fait de mal, il ne faut pas les mettre en prison, dans un centre fermé. Et surtout pas les enfants. Ils risquent leur vie pour venir chez nous. Il faut agir humainement.

"Il est plus difficile d'être le fils du criminel que le fils d'une victime"
Vous êtes devenu proche du fils d’un collabo flamand..
Proche ? Koenraad est mon frère ! Un jour, en novembre 2011, je reçois un coup de téléphone d’un jeune de 16 ans qui me propose de rencontrer le fils d’un nazi…. Il connaît mon histoire, mais aussi celle de Koenraad Tinel. Lui, il avait six ans quand la guerre a commencé. Son père adorait Hitler et avait envoyé ses deux fils aînés dans les Waffen SS. On leur apprenait trois choses : à obéir à tout ordre, à tuer, à haïr les Juifs. L’aîné a combattu sur le front de l’est, l’autre, trop jeune pour partir est entré comme auxiliaire de la Gestapo, exécuteur des basses œuvres des nazis. Ce jeune frère de Koenraad était notamment chargé de garder la caserne Dossin. Il était mon gardien quand j’y étais. C’était lui mon geôlier nazi ! Koenraad n’avait que 6 ans, il n’a rien compris à tout cela. Nous étions chacun de notre côté, lui du côté des bourreaux, moi du côté des victimes. Son père est mort en 1962, sans avoir jamais renié ses idées, en léguant sa culpabilité sur le dos de Koenraad. Il a vécu toute sa vie avec cela sur le dos. Il a commencé à comprendre, a combattu les idées de son père, farouchement. Il en a fait un livre. Il s’est révolté, avec courage et sincérité.
Comment la rencontre avec Koenraad Tinel s’est-elle déroulée ?
J'étais étonné de la proposition car ce n'était pas mon genre de fréquentation… Mais j'ai accepté de voir Koenraad. Lors de la rencontre, il m'a dit : "Quand j'ai lu votre histoire, j'ai pleuré." J'ai répondu : "Les enfants de nazis ne sont pas coupables." C'est là que notre amitié est née.
Vous l’avez libéré en quelque sorte…
Il se sentait coupable des crimes de sa famille. Aujourd’hui encore, il a toujours ce poids sur le cœur.
Quelle est la leçon de tout cela ?
La leçon est qu’il faut pardonner. Koenraad ne doit pas être pardonné, il n’a rien fait de mal. Nos peines ne sont pas comparables, mais je comprends la sienne. D’ailleurs, à votre avis, qui porte le poids le plus lourd : le fils de la victime ou le fils du criminel ? Je laisse les gens répondre à cette question. Voici ma réponse, avec beaucoup de précautions. Je crois qu’il est plus dur d’être le fils du criminel. Moi, j’ai été très malheureux dans ma vie, j’ai beaucoup pleuré quand j’avais 15 ans, 20 ans, 30 ans. Encore aujourd’hui, je pleure souvent parce que je pense tous les jours à mes parents et à ma sœur. J’ai été très malheureux mais je n’ai jamais eu de haine. C’est très important. J’ai la conscience tranquille. Mais le fils du criminel, a-t-il la conscience aussi tranquille que moi ? Je suis en paix avec moi-même. Quand le coupable demande pardon, reconnaît son crime et exprime son repentir, la victime non seulement peut pardonner mais elle doit pardonner. Seul le crime impardonnable peut être pardonné. Celui qui affirme être favorable au pardon sauf dans les cas les plus graves est en réalité contre le pardon. Le frère de Koenraad, mon geôlier nazi à Malines, a demandé à me voir et m’a demandé pardon, avant de mourir. C’est lui, avec son fusil, qui m’a conduit avec ma mère et plein d’autres gens dans le wagon de la mort. J’ai vu un homme vieux, malade, il me suppliait, implorait mon pardon. Il répétait : je me repens, j’ai besoin de votre pardon. Je l’ai pris dans mes bras et je lui ai pardonné. Il y avait des gens qui n’étaient pas contents. Mais c’est mon affaire. Je n’ai jamais eu de haine en moi, je me sens bien.
"Avoir la foi, c'est une grâce. Mais je l'ai perdue"
En qui, en quoi croyez-vous ? En la bonté humaine. Comment pourrais-je en douter quand je vois qu'un brave gendarme a risqué sa vie pour me sauver, que des familles m'ont caché, comment voulez-vous que je doute de la bonté humaine ? J'y crois et cela, malgré les tragédies que j'ai subies, malgré les tragédies d'aujourd'hui, il y a encore tant de gens, de peuples qui souffrent. Mais je garde foi en l'avenir.
Quelle est votre spiritualité ? Mon père était un homme très croyant. Il a perdu confiance en l'homme mais jamais en Dieu. J'ai tous ses écrits. Nous avons été élevés dans la religion juive. Un jour, ma sœur m'a dit : tu sais le voisin ne croit pas en Dieu. J'ai pensé : mais il est fou, ce n'est pas possible ! Ma foi était aussi totale. Après mon évasion, quand j'étais caché dans une famille catholique, je priais tous les jours Dieu de me rendre ma mère et ma sœur. Tous les jours. Pour mettre toutes les chances de mon côté, je priais en yiddish mais également dans la religion catholique de mes hôtes : Notre Père qui êtes aux cieux… Je me disais que si je priais deux dieux, elles reviendraient certainement. Mais elles ne sont pas revenues. J'ai perdu la foi. Mais je ne critique pas les gens qui ont la foi. C'est une chance d'avoir la foi, une grâce. Que je n'ai pas.
Pensez-vous à la mort, parfois ? Souvent.
Qu'y a-t-il après la mort ? Jean Cocteau a dit : "Le vrai cimetière des morts est dans le cœur des vivants."

Bio Express
1931 Naissance à Bruxelles, le 12/10.
17 mars 1943 Il est arrêté, avec sa sœur et sa mère, par la Gestapo et transféré à la caserne Dossin à Malines, un camp de transit.
19 avril 1943 Il s'évade du train qui l'emmène à Auschwitz.
1954 Docteur en droit à l'ULB, avocat au barreau de Bruxelles.
2002 Il publie Simon, l'enfant du 20e convoi (Ed. Luc Pire)
22 septembre 2020 Docteur honoris causa de l'ULB en même temps que Koenraad Tinel, fils d'un collabo nazi.
6 octobre 2021 Prix Passeur de mémoire au Parlement de Wallonie.