La bise déplaît de plus en plus. Survivra-t-elle au Covid?
Ha Covid ! Nous voilà fort dépourvus lorsque la bise n’est plus bienvenue. L’usage de la bise entre collègues, comme celui du tutoiement ou du prénom, a explosé à la fin du XXe siècle. Mais ce rituel, acte de reconnaissance et de confiance mutuelle, déplaît de plus en plus. Trop imposé. Trop intrusif.
Publié le 28-10-2021 à 16h57 - Mis à jour le 09-11-2021 à 15h56
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Avec vos amis, les amis de vos amis, avec vos collègues ferez-vous encore la bise ? Celle-ci survivra-t-elle au Covid qui l’a bannie de nos quotidiens ? Nous vous avons posé la question sur lalibre.be et vous avez été plus d’une centaine à nous répondre : 67 % d’entre vous la referont, 33 % l’abandonneront.
Victime collatérale de la crise sanitaire, la bise entre collègues ou entre potes a disparu. Les gestes barrières et le port du masque ont gagné et pris sa place. Après le Covid, les bises de courtoisie, bises de salutation ou bises d’affection vont-elles revenir ? Si le rituel est regretté, toutefois ils et elles apparaissent nombreux à espérer en être définitivement débarrassés. Pourquoi ?
Quel sens a la bise ?
"La bise est un rituel de salutation au même titre que la poignée de main, mais plus intime", nous explique Dominique Picard, psycho-sociologue, auteur de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (Que sais-je 2019). Avec elle, disséquons la phrase. Intime : cette proximité peut être affective - on n'embrasse guère ses voisins de palier - ou de vie. C'est le cas des collègues côtoyés tous les jours. Salutation : c'est ce qu'on appelle une reconnaissance identitaire, une façon de dire à quelqu'un qu'il n'est pas un inconnu, qu'il fait partie de notre sphère de connaissances. C'est une reconnaissance dont on a besoin pour se sentir exister aux yeux des autres. Rituel : tous les groupes sociaux en ont. Et les rituels sont indépendants de ce qu'on peut éprouver. Comprenez que, dans un groupe, le rituel reste un geste posé, peu importe ce qu'on peut penser d'un de ces membres.
Idéologies de la libération et de la proximité
La bise s’est énormément répandue fin du XXe, début du XXIe siècle. Le mouvement avait commencé dans les années 60, porté par les adolescents allant aux boums. Vint l’esprit de mai 1968. L’idéologie de libération des corps accoucha notamment des mouvements hippies et des thérapies à médiation corporelle. Considéré comme une avancée dans un société corsetée, le recours accru au contact physique bénéficia ensuite de la tendance au jeunisme. Dans nombre de domaines (façon de s’habiller, manière de parler, etc.), les adultes se sont mis à imiter les jeunes. La bise, ritualisée comme une poignée un main, s’est alors imposée entre amis puis dans des milieux du travail. Parallèlement, au niveau langagier se sont aussi répandus le tutoiement et l’usage premier du prénom. Cette idéologie de la proximité semble s’être construite sur le refus de ce qui était guindé et distant, suggère Dominique Picard.
D’abord affaire de femmes
L’essor de la pratique est toutefois à pondérer au gré des sexes. La bise fut préalablement affaire de femmes. On s’embrassait plus facilement entre copines, puis entre hommes et femmes - pas toujours consentantes - puis entre hommes. Avec difficulté dans certaines catégories et certains milieux professionnels, la bise étant pour eux connotée comme un signe de la communauté homosexuelle. La bise n’a pas dépassé, partout et de la même façon, le cercle intime . Les microcultures modulent son usage. Exemple : on ne se salue pas de la même façon dans le milieu notarial que dans celui des médias. Et parmi les professeurs d’université, on s’embrasse plus dans les matières des sciences humaines qu’en droit.
Un autre facteur favorisant la propagation de ce rituel de salutation est civilisationnel. Il existe des civilisations de contact et d'autres de non-contacts - on parle ici de grandes tendances. Pour faire court, le contact physique en public (même les promenades main dans la main) est socialement mal vu en Asie, pas dans le Maghreb et le sud de l'Europe. La Belgique, là encore, apparaît divisée : les Flamands recourent moins à la bise au boulot que les Wallons. Comme en Europe du Nord, où elle n'a pas la cote. Comme chez les Américains du Nord, qui préfèrent se sourire, se toucher l'épaule, le bras ou se faire des hugs ou des checks, toujours très contrôlés. Avez-vous déjà vu sur Internet ces vidéos où des Anglais se moquent des Français qui s'embrassent ?
Fini de claquer la bise ?
Cette inflation de la bise connaît aujourd’hui un revers, pas uniquement dû au virus.
La littérature scientifique montre combien un individu a toujours besoin d'un espace personnel, dont il a le droit d'en refuser l'accès. "Embrasser et être embrassé étaient devenus une telle obligation que certains avaient perdu le contrôle de cet espace personnel", éclaire notre psycho-sociologue.
Ces dernières années, on a ainsi observé une vague de défiance par rapport à ce rituel. Trop envahissant. Trop intime comme contact. Ici et là la tournée générale de bisous en entreprise, devenue une règle, a trouvé des résistants. Parce que la bise, c'est un engagement corporel, olfactif de surcroît, connoté parfois. Certains, baveusement, en abusaient. Des femmes, légitimement, vivaient la pratique de façon de plus en plus intrusive jusqu'à se sentir agressées. Gêne. Rejet. "Et lorsque la bise fut déconseillée puis abandonnée pour cause de coronavirus, beaucoup poussèrent un ouf de soulagement", révèle Dominique Picard.
En mars 2021, un sondage Ifop a été réalisé pour Aladom (entreprise française de services d'aide à domicile) sur les habitudes des Français avant et après le Covid. Résultat : une grande partie des personnes interrogées ne compte plus faire la bise après la crise sanitaire, 78 % d'entre elles ne la feront plus à des inconnus et 50 % éviteront à l'avenir d'embrasser proches et collègues. Ils sont un tiers à avoir cette position dans le mini-sondage de La Libre.
Et demain ? Les rituels peuvent évoluer. Oui, on se remettra à "claquer la bise". Mais pas tous. Ou alors avec plus de contrôle, voire de demandes préalables. "Tu bises ?"
Quelques-unes de vos réactions
Elle fait partie de notre culture
Elle fait partie de nos mœurs, de nos cultures, de notre façon de vivre une certaine fraternité, on ne peut se couper de cela au nom de la sécurité. La science, la médecine et ses mesures prophylactiques n'ont pas à changer tout cela, nous sommes aussi des êtres de symboles, de culture et d'héritages. J ulien, 41 ans
"Tu n’es pas dangereux"
En fait je refais déjà la bise à mes amis mais aussi dans le cadre professionnel, et ce depuis des semaines. L'absence de contact, le refus de serrer la main ou de faire la bise et le port du masque renvoient le message "tu es dangereux pour moi, je ne t'approche pas". Ce n'est pas comme cela que je vois les relations humaines. Nathalie, 43 ans
Réservée aux plus proches
La bise doit rester une marque d'affection particulière, famille ou personnes auxquelles on se sent particulièrement liés. Embrasser des gens que l'on rencontre pour la première fois est (était) grotesque. La poignée de main ou, pour les plus jeunes, le contact du poing sont bien aussi. Gérard, 62 ans
Elle est informelle
La bise reste une manière de saluer moins formelle que le serrage de main. La bise, donnée joue contre joue, me semble aussi plus hygiénique que les mains souvent mal lavées. Florent, 33 ans
Le signe du retour à la vie tant attendu
Je la referai, mais uniquement à mon cercle amical et non pas à mon cercle professionnel. Faire la bise est un geste qui nous relie intimement et le signe du retour à la vie d'avant tant attendu. Le toucher du coude ou du poing n'a pas cette force symbolique. Faire la bise dans le cercle professionnel est par contre beaucoup plus artificiel, cela ne me manque donc aucunement. Je ne le referai donc pas. Anne, 44 ans
J’ai abandonné la "bise sociale"
À part à quelques amis très proches en qui j'ai confiance (sanitaire), je ne ressens plus la nécessité de faire cette bise devenue quasi obligatoire même à d'illustres inconnus. La bise "sociale" n'est plus dans mes pratiques de politesse et ce n'est peut-être pas plus mal. Carine, 66 ans
Les yeux dans les yeux
Je n'aime pas beaucoup ça et j'en faisais déjà peu (à part à ma famille). Je préfère dire bonjour en regardant les gens dans les yeux et en souriant sincèrement. Marie, 60 ans
Non, et quel soulagement
Ça a été un soulagement de ne plus devoir faire le tour de la boîte pour faire la bise à tout le monde. Je ne comprends pas pourquoi je devrais coller ma joue à celle de mes collègues pour paraître polie et sympa. Un "bonjour" de loin est tout aussi cordial, et on peut de toute façon se retrouver lors des pauses pour papoter et réellement entretenir notre amitié. […] Que ce soit au boulot ou en soirée, la bise nous poussait parfois malgré nous à nous rapprocher physiquement (et assez étroitement) de personnes qu'on ne connaît pas bien ou qu'on n'a même jamais vues. "Grâce" au Covid, j'ai enfin une bonne raison de refuser la bise sans passer pour une mal élevée asociale. Leila, 30 ans