Une guerre accidentelle avec la Chine n’aura pas lieu
La Chine n’entrera pas dans un conflit mondial par accident : le risque de guerre par erreur de calcul est moins grand que celui issu d’une désinformation et d’un désarmement dangereux.
Publié le 15-11-2021 à 11h44
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Une carte blanche de Julien Oeuillet, essayiste et journaliste indépendant à Taïwan (1)
Les tensions entre la Chine et le reste du monde ont donné naissance à une illusion dangereuse : l’idée qu’une guerre mondiale puisse être déclenchée par accident. Non seulement cette hypothèse ne survit pas à une analyse sérieuse, mais elle est contre-productive et nuisible à la sécurité des pays de la zone Asie-Pacifique - et à notre sécurité.
La peur de la guerre accidentelle est profondément ancrée dans notre psyché. Elle remonte au meurtre de Franz Ferdinand par Gavrilo Princip. Nous apprenons dès l’école que cet assassin a déclenché la Première Guerre mondiale à lui seul. Or, le conflit a éclaté à cause d’un complexe système d’alliances, et l’assassinat ne servit que de prétexte. Si quelqu’un jouait au Gavrilo Princip dans l’Asie contemporaine, il ne déclencherait pas une guerre accidentelle, il ne serait que le bouc émissaire d’un conflit planifié et voulu, qui aurait eu lieu avec ou sans lui.
Un récit populaire sans fondements
La guerre froide, que l’on compare sans cesse à la situation actuelle entre la Chine et les États-Unis, est aussi riche en anecdotes qui font couler beaucoup d’encre pour peu de faits. Un conte populaire est celui de Stanislav Petrov, un officier en charge d’un radar soviétique en 1983. Il omit de transmettre un signal suspect à ses supérieurs car il était, dit-il, convaincu qu’il s’agissait d’une fausse alerte et ne souhaitait pas qu’une guerre soit déclenchée.
Cette histoire répétée à l’envi n’a pourtant pas de fondements : Petrov fut à l’époque sanctionné pour avoir manqué de sang-froid et failli à sa mission. Il n’avait aucun pouvoir de décision, et la chaîne de commande au-dessus de lui avait l’entraînement nécessaire et les procédures adéquates pour reconnaître un simple "bug". Petrov s’est rêvé en héros pacifiste pour sauver sa réputation, mais c’est exagérer son importance dans le système de sécurité d’une grande puissance : une vision romantique, mais peu réaliste.
En 1995, Boris Eltsine, alors président de la Russie, fut placé devant sa "valise" nucléaire enclenchée et prête à tirer : un missile venu de la mer du Nord semblait se diriger vers Moscou. Il s’avéra très vite qu’il s’agissait d’une petite fusée de recherche scientifique lancée en Norvège. De nouveau, pas de guerre accidentelle, mais beaucoup de discussions sur les protocoles à suivre quand on se livre à ce genre d’expériences.
Des possibles désinformations
Ces événements sont légion, et font partie de la routine pour les décideurs militaires. En 2015, un avion de chasse russe opérant en Syrie s’aventura par-delà la frontière turque et fut abattu : Poutine et Erdogan prirent la posture indignée de circonstance, un projet de gazoduc russe en Turquie fut mis en pause… et, un an plus tard, le chantier démarra tandis que Poutine félicitait Erdogan pour sa victoire face à un coup d’État. Le pilote russe ne fut pas vengé dans une mer de sang, et l’événement fut relégué aux oubliettes.
De même, en 2020, les tensions entre les États-Unis et l’Iran n’ont donné aucune suite. Les Américains se sont offert le luxe d’assassiner un général iranien de premier plan, les Iraniens eurent l’audace de bombarder des bases américaines en Irak, et pour finir chacun rentra chez soi.
Un événement majeur cité comme une "quasi-guerre accidentelle" est l’exercice Able Archer de 1983. Deux semaines de simulation d’un conflit nucléaire par les forces de l’Otan, il fut observé par le KGB, qui aurait été trompé par le réalisme de l’exercice, et on rapporta à Moscou que les Occidentaux préparaient une vraie attaque. La légende veut qu’au moment où l’exercice parvint à son terme les Soviétiques étaient sur le point de lancer une frappe nucléaire préventive. Et si, disent les cassandres, la Chine s’effrayait d’un tel exercice et n’avait pas un Petrov pour nous sauver ?
Mais la légende d’Able Archer ne tient pas plus la route : l’exercice nucléaire faisait partie d’un long exercice nommé Reforger qui dura presque toute l’année 1983 et mobilisa des milliers de troupes de l’Otan. Pour en arriver à une situation comparable, il faudrait que toute l’Asie du Sud-Est et les Américains passent des mois à exercer leurs troupes tout autour de la Chine ! On est loin du cas de figure d’un bref mouvement mal interprété…
Able Archer nous est connu par un transfuge soviétique, le colonel du KGB Oleg Gordievski. Mais, après la chute de l’URSS, le maréchal Sergeï Akromeïev, qui dirigeait le quartier général soviétique dans les années 80, dit n’avoir jamais entendu parler d’Able Archer. Bref, il est possible que l’Ouest ait été désinformé sur le sujet.
C’est la théorie alternative : les Soviétiques, maîtres en désinformation, auraient simulé la paranoïa afin d’effrayer les Américains et de les pousser à réduire la pression militaire. La Chine, ayant hérité de beaucoup de méthodes de désinformation soviétique, n’est pas au-dessus d’une telle campagne consistant à convaincre ses voisins et leurs alliés de baisser la garde en agitant le spectre d’une apocalypse accidentelle.
Il est de notre devoir d’expliquer que les forces en présence en Extrême-Orient ont suffisamment de professionnalisme - et de machiavélisme ! - pour contrôler leurs pulsions : si un jour un événement isolé est évoqué comme casus belli, ce ne sera pas un accident, mais un prétexte à une attaque bien préparée. Plutôt que de craindre un conflit par inadvertance en Extrême-Orient, il serait plus sage d’observer les signes de la volonté de tout un chacun, et de tenir compte de l’important développement militaire de la Chine sans se soucier de ses jérémiades.
(1) Auteur de "Lituanie : les feux de pierre", aux éditions Nevicata