"Décréter la vaccination obligatoire pour tous, c’est mettre tout le monde sur un pied d’égalité"
Près de deux ans après l’arrivée du virus, la société cherche encore à savoir comment vivre avec une pandémie. Le pass sanitaire et l’obligation vaccinale réduisent temporairement nos libertés, observe Virginie Pirard (ULB). Ces outils sont supportables mais uniquement du fait du contexte épidémique. Entretien.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/fbabed3e-34ab-4f0c-b8fa-e9f7ebe00ed8.png)
Publié le 17-11-2021 à 06h36 - Mis à jour le 17-11-2021 à 09h54
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/NKWHSPCRTNCSLDWWUX53WBO7SA.jpg)
Virginie Pirard est membre du Comité consultatif de bioéthique de Belgique. Juriste et philosophe formée à l’Université libre de Bruxelles, elle a travaillé à l’Institut Pasteur à Paris et est spécialisée dans l’éthique des recherches sur la personne en situation d’urgence épidémique. Entretien.
L’usage du pass sanitaire (ou Covid Safe Ticket, dit CST) fracture la société. Est-ce une mesure raisonnable ou, au contraire, une atteinte aux fondements de notre démocratie ?
Le Covid Safe Ticket est un outil imparfait qui doit être extrêmement surveillé pour ne pas aboutir à une dérive qui soit dommageable à la démocratie. Il constitue une sorte de moyen terme. Nous n’avons jamais connu d’outil équivalent dans nos sociétés modernes occidentales. Certes il y a eu des épidémies au cours du XXe siècle, notamment la grippe espagnole de 1918, mais aujourd’hui plus grand monde - hormis les spécialistes - n’a l’expérience de ce que signifie une épidémie. Aujourd’hui, les générations vivantes n’ont plus la mémoire vive de ce que signifie le fait de vivre avec une épidémie. Du coup, le cadre de référence qui est le nôtre est celui de sociétés démocratiques avec un niveau de vie élevé et une profusion de biens et de capacités de soins. Lorsque nous sommes contraints de modifier les paramètres de ce cadre de référence en raison de la survenue d’une épidémie, notre premier mouvement, légitime, est de se demander si cela est juste ou non. Au cours des deux dernières années, nous avons dû inventer des outils afin de pouvoir rouvrir un peu la société face à la grande souffrance de la population. Il a fallu soulager cette "cocotte minute".
Ce pass sanitaire est vécu par certains citoyens comme "un moyen de pourrir la vie des non-vaccinés". Que leur répondez-vous ?
Je me dois d’abord de rappeler que le Comité consultatif de bioéthique a toujours affirmé que cela ne devait pas, ne pouvait pas être la raison de la mise en place du Covid Safe Ticket, et c’était d’ailleurs une des conditions de son acceptabilité éthique. Le comité a toujours dit que le CST ne pouvait se limiter au seul statut vaccinal, mais qu’il devait intégrer aussi deux autres options que sont les tests et le certificat de rétablissement (qui prouve que la personne a contracté la maladie et qu’elle en est guérie). Pour ne pas "pourrir la vie des non-vaccinés", il aurait fallu théoriquement rendre les tests gratuits indéfiniment. Le moyen terme qui a été choisi au sein du Comité consultatif de bioéthique, c’est de dire qu’ils doivent demeurer gratuits jusqu’à ce que tout le monde ait eu l’occasion de se faire vacciner. Il n’y a pas eu de base de consensus sur ce point et nous n’avons pas eu l’occasion de prolonger cette discussion car nous devions remettre notre avis dans un délai limité. Pour ma part, mon premier mouvement a été de défendre la gratuité des tests. Ceci étant, je tiens beaucoup au réalisme et n’aime pas l’éthique abstraite. Il aurait été légitime, à mon sens, de maintenir la gratuité des tests dans le temps afin que le statut économique des personnes ne constitue pas une contrainte et un facteur d’iniquité entre personnes privilégiées et personnes défavorisées. Maintenant, il faut que ce soit tenable financièrement pour l’État. Car, j’insiste, et c’est quelque chose qui est plus difficilement réalisable en politique : en éthique, on a le droit de changer d’avis au fil de la discussion.
On vous prend au mot. N’aurait-il pas été plus équitable d’opter d’emblée pour l’obligation vaccinale pour tous plutôt que pour ce pass sanitaire "imparfait" ?
Ce n’était pas le souhait du Comité de bioéthique. Il a toujours estimé que le Covid Safe Ticket était un outil transitoire vers la fin de l’épidémie. Il devait être utilisé le temps que tout le monde soit vacciné. Ce qui était très difficile à anticiper au départ, c’est le seuil d’immunité collective. Avec l’émergence du variant Delta, nous nous sommes rendu compte que les choses seraient plus compliquées. Nous pensions que le seuil d’immunité collective serait plus bas et, par conséquent, qu’il serait plus aisé de l’atteindre sur base d’une vaccination volontaire. Mais l’émergence de variants, couplée au fait qu’il reste des personnes qui refusent de se faire vacciner, fait bouger ce seuil. Le CST devait permettre d’apporter un peu de souplesse à la population.
Autrement dit, c’est l’arrivée des formes mutantes du virus qui a rendu "caduc" le pass sanitaire décrété par les autorités publiques ?
Oui, exactement. Mais personne n’est à blâmer dans cette séquence. Ce sont les circonstances épidémiologiques qui évoluent. Le problème fondamental est que la société n’est pas au clair avec la manière dont la science progresse. Elle progresse par l’accumulation des connaissances et par le biais de controverses. C’est d’ailleurs parce que la science est traversée par des controverses qu’elle est digne de confiance. Au cours de ces deux dernières années, la société a dû se "réacculturer" à la manière dont la science progresse lorsqu’elle est confrontée à des "faits nouveaux" qu’elle ne comprend pas bien. C’est parce que nos dernières épidémies mémorables datent d’il y a plus de 100 ans que nous n’avions plus en tête les outils conceptuels pour penser cette épidémie. Socialement, nous n’en sommes pas encore revenus d’avoir dû repartir d’aussi bas.
Dans le même temps, les citoyens voient leurs libertés restreintes. Où se situe le point d’équilibre entre responsabilité collective et libertés individuelles ?
Les outils que sont le pass sanitaire ou l’obligation vaccinale sont des réductions de la liberté pratique. Il faut le dire. Toutefois, ces réductions de liberté ne sont pas des atteintes définitives et catastrophiques au droit lui-même. Il existe de multiples situations où les droits sont partiellement et temporairement réduits. Cela fait d’ailleurs l’objet d’examens par la Cour constitutionnelle. Ces libertés s’exercent dans un cadre, et ce dernier peut être plus restreint à certains moments. Il serait insupportable de devoir composer avec ces outils si nous n’étions pas en situation d’épidémie. Mais nous y sommes et il faut en tenir compte. Le caractère temporaire de la situation constitue donc une partie de la réponse. On ne cherche pas ici à faire changer un régime, on cherche à aménager la vie collective en temps d’épidémie.
Le conseil ministériel restreint (kern) s’est accordé lundi soir sur les modalités de l’obligation vaccinale des soignants en Belgique. Des sanctions, comme la mise au chômage, sont prévues pour ceux qui refuseraient le vaccin. Qu’en pensez-vous ?
La question des sanctions est avant tout politique et juridique. Je ne ferai pas de commentaire sur ce point. Sur le principe même de l’obligation, je tiens à dire que tout individu qui est dans un degré d’action ou de proximité avec des personnes fragiles me semble éthiquement redevable de précautions à l’égard de celles-ci. Et, bien entendu, le degré de proximité est plus important chez un soignant que chez une personne qui travaille sur son ordinateur sans jamais voir ni toucher quelqu’un dont la santé est fragile. Par ailleurs, se pose la question de savoir si cela fait partie de la déontologie des soignants que de se faire vacciner. La déontologie, ce sont les règles écrites qui font l’objet d’un accord au sein de la profession. Dans cette crise, il est arrivé que l’on évoque la déontologie alors même que l’enseignement de la déontologie fait l’objet de très peu d’emphase dans le parcours de formation de certaines professions paramédicales (comme les aides-soignants). On a parfois entendu des jugements "moraux" à l’encontre de ceux qui, dans le secteur des soins de santé, refusent la vaccination, mais je ne pense pas que la situation actuelle soit appréhendable sur la base des seules règles existantes de déontologie (quand elles sont connues et partagées). L’arrivée d’un nouveau virus sur notre planète nécessite une délibération collective qui relève davantage de l’éthique que de la déontologie. Comprenez-moi : si c’était une simple question de déontologie, il n’y aurait pas matière à tant de discussions. Or, il y a matière à discussion. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle vous m’interviewez.
Peut-on discuter et envisager une vaccination obligatoire pour tous ?
Oui, il n’y a pas de tabou à ce sujet. Sur le plan éthique, l’obligation vaccinale constitue un ultime moyen face à l’épidémie, à quatre conditions cumulatives : avoir d’abord tout mis en œuvre pour susciter l’adhésion à la vaccination sur une base volontaire au préalable ; démontrer que l’obligation vaccinale va permettre d’obtenir un bénéfice collectif supérieur ; établir un rapport de proportionnalité entre le but poursuivi et les moyens utilisés (reconfiner les non-vaccinés constitue selon moi une fracture stigmatisante) ; et, enfin, créer un fonds d’indemnisation pour les cas - rares - où la vaccination aurait entraîné des dommages durables. Décréter la vaccination obligatoire pour tous, c’est mettre tout le monde sur un pied d’égalité. Avant de déclarer qu’on n’aura pas besoin de cet outil, il faut être très sûr de soi. Ce qui est compliqué, c’est de prendre une décision en ce sens sur le plan politique et de la traduire en textes juridiques.