Après la Cop 26, peut-on soutenir l'arrivée d'Alibaba à Liège?

C'est au gouvernement wallon mais particulièrement à Jean-Luc Crucke (MR), ministre des Aéroport aujourd'hui mais qui fut aussi, pendant près de vingt ans, bourgmestre de Frasnes-lez-Anvaing, que je souhaite m'adresser. Moi-même bourgmestre d'une commune de taille comparable à celle que vous avez administrée jusqu'à il y a peu, j'espère trouver dans ce trait qui nous relie le socle d'une compréhension mutuelle. Une collègue bourgmestre me transmet ce lundi soir un reportage de RTL Info sur l'inauguration des premiers entrepôts de l'entreprise Alibaba avec ce commentaire : "Cela m'attriste." De mon côté, les mots me manquent tant ma sidération est profonde.

Aux antipodes de vos appels à projets

Les communes sont pleinement mobilisées dans le combat contre le réchauffement climatique, mais surtout dans l’indispensable adaptation à ces changements. Après les années de sécheresse, l’été 2021 a encore plus durement rappelé cette triste nécessité aux élus locaux que nous sommes. À l’autre bout du spectre politique, les leadeurs du monde entier [étaient ce mois-ci] rassemblés à Glasgow pour rehausser les ambitions climatiques dans le cadre de la Cop 26. Vous n’êtes pas sans savoir que votre propre gouvernement lance des appels à projets dans tous les sens dans ce domaine : diminution énergétique, cantines durables, mobilité active, communes zéro déchet… et ce sont principalement les communes qui sont sollicitées pour répondre aux objectifs de la Région. Nous y mettons toute notre énergie et notre engagement. Nous allons même beaucoup plus loin en tentant de mobiliser tous nos concitoyens dans cette direction. Mais comment garder nos communes mobilisées dans ce combat soi-disant mené par la Région quand les décisions du gouvernement wallon, bien plus impactantes, sont aux antipodes de tous les objectifs annoncés ?

Contradictions et incohérence

La démocratie, et c’est sa principale qualité, est faite de débats, de construction de compromis fragiles sur base d’échanges contradictoires, mais, quand ces contradictions virent à l’incohérence absolue, ils font voler en éclats notre capacité à faire société, à travailler ensemble. Ils défigurent le contrat démocratique qui nous lie et c’est sur le lit de cette incohérence que fleurissent les extrémismes.

La consommation de produits chinois

Je ne vous ferai pas l’affront de reprendre un à un les arguments qui amènent à faire barrage à un projet comme celui d’Alibaba à Grâce-Hollogne : emplois précaires, hyperflexibles et délocalisables (le reportage vante lui-même tous les mérites de l’automatisation extraordinaire de ce e-hub), nuisances environnementales désastreuses du fait du charroi, du survol, etc. La consommation de produits chinois importés est un réflexe qui existe, dites-vous. Certes ce réflexe existe, et il nuit aussi gravement à la vitalité économique de notre territoire, indépendants, PME et commerces de proximité en tête. Ne serait-on pas en droit d’attendre qu’une politique responsable remette en cause ces réflexes nocifs, plutôt qu’elle ne les soutienne ?

Regarder ses enfants et l’avenir

Aujourd’hui, nos petits pas, nos petits gestes, sont ridiculisés. Soutenir Alibaba, c’est une insulte au travail des bourgmestres que nous sommes, une gifle à la mobilisation des citoyens qui accordent encore un peu de crédit au politique, c’est criminel à l’égard des jeunes que l’on cherche à rendre citoyens responsables actifs solidaires et critiques, mais dont on compromet indéniablement l’avenir dans le même temps. Que puis-je répondre à mes concitoyens qui m’affirment que la classe politique est esclave des multinationales en dépit du bon sens et d’une vision de long terme ? Que répondre à ceux qui m’affirment que ce soutien s’inscrit dans une vision court-termiste, guidée par des logiciels de développement économique dépassés ? Comment continuer à exercer des responsabilités politiques en Belgique, soutenir ainsi tacitement de telles décisions et pouvoir se regarder dans le miroir, regarder ses enfants, regarder l’avenir et se dire "ça va, nous allons dans la bonne direction" ?

Oui, pour Jean-Luc Crucke, Ministre wallon du Budget et des Finances, des Infrastructures sportives ainsi que des Aéroports (MR)

À l’aune de la Cop 26, soutenir l’implantation d’un acteur comme Alibaba à Liège, n’est-ce pas une vision court-termiste ?

Liège, c'est the place to be. Liege Airport est l'un des six plus grands aéroports de fret en Europe, dispose d'excellentes connexions avec les villes voisines (Amsterdam, Paris et Francfort) et est entouré d'infrastructures de transport performantes qui favorisent des solutions logistiques multimodales. Liege Airport, qui dispose enfin d'une expertise reconnue pour son savoir-faire logistique, est un réservoir de talents spécifiques à l'industrie de la logistique. L'arrivée de Cainiao, filiale d'Alibaba, à Liege Airport a déjà porté la création de 220 emplois directs à différents postes pour la population locale. Cainiao s'efforce de fournir un environnement de travail sûr et efficace. Le projet a pour ambition de créer 900 emplois directs lorsqu'il arrivera à maturité. Indirectement, par le biais de la construction, de la maintenance et de l'exploitation du projet, l'e-hub créera encore plus d'emplois dans l'économie locale. Un contrat signé en 2018 entre Liege Airport et Cainiao et un investissement de 100 millions d'euros démontrent que l'entreprise compte rester de manière bien plus longue que certains ne le pensent.

Le gouvernement wallon lance des appels à projets dans le domaine environnemental. Vu son impact environnemental, Alibaba n’est-il à l’opposé des objectifs présentés ?

Il n'y a pas d'incohérence entre les objectifs du gouvernement wallon et l'arrivée de Cainiao, client de Liege Airport. À travers la déclaration de politique régionale wallonne, le gouvernement souhaite entre autres "renforcer le rôle de la Wallonie en tant que plateforme logistique par un soutien accru aux infrastructures multimodales durables". À ce titre, depuis quelques années et jouxtant Liege Airport, un terminal ferroviaire est exploité par lequel transitent six à sept fois par semaine des trains entre la Chine et Liège. Ce lien rail-aérien est l'une de mes ambitions. À côté des objectifs environnementaux, la Wallonie a aussi une responsabilité en termes d'économie et d'emploi. Ce à quoi le projet de Cainiao répond. Pour autant, Cainiao est aussi à la pointe de l'innovation dans le secteur logistique et l'aspect "durabilité" (réduction de l'empreinte CO2, optimisation des emballages, recyclage du papier) est pris en considération par l'entreprise.

La consommation de certains produits chinois importés nuit à des indépendants, des PME et des commerces de proximité chez nous. Ne faut-il pas remettre en cause ce type de consommation plutôt que de le soutenir ?

Un autre objectif avec l'arrivée de Cainiao était de placer la Belgique comme porte d'entrée pour les sociétés de commerce en ligne : d'une part, à l'import et à la redistribution pour les produits chinois et, d'autre part, à la collecte et à l'export pour les produits belges et wallons qui repartiraient par différentes voies (aérienne, ferroviaire et maritime) au départ de notre pays vers la Chine. L'e-commerce est aujourd'hui une tendance commerciale très forte et en forte augmentation. Contrairement à l'argument souvent entendu, plusieurs études (1) démontrent que ce sont principalement les centres commerciaux qui devront se renouveler le plus pour résister à la nouvelle concurrence de l'e-commerce et non pas les commerces de proximité. Mettre en évidence et inciter à la consommation de ce qui est produit localement tout en incitant les entreprises wallonnes à se développer, à exporter et à trouver de nouveaux marchés n'est pas incompatible. À nos entreprises d'en profiter !

Soutenir Alibaba, n’est-ce pas aller à l’encontre de la mobilisation des citoyens par rapport au défi climatique ?

En héritant du dossier de l’arrivée d’Alibaba à Liege Airport, j’ai été confronté à un grand nombre de fausses rumeurs, tel un risque d’espionnage chinois, démenti par le ministre de la Justice et la Sûreté de l’État. Ces approximations entraînent des craintes dans le chef des citoyens que je peux comprendre mais qui sont souvent infondées. J’observe, en parallèle de la mobilisation positive des citoyens pour le climat, les efforts entrepris aux niveaux international et européen, tels que l’introduction d’une taxe sur le kérosène. C’est d’une Europe unie et forte de ses valeurs et non d’une Europe divisée sur ces questions dont nous avons besoin.

(1) Damien Jacob, "Alibaba à Liège : positif ou négatif ?", https://www.prospectic.be/alibaba-liege/