Matthieu Ricard : "Il faut oser et nourrir la bienveillance, elle est contagieuse”
- Publié le 05-12-2021 à 08h30
- Mis à jour le 06-12-2021 à 11h04
Pour un non-initié, rencontrer le moine bouddhiste Matthieu Ricard, c’est comme recevoir un grand maître en personne. Robe d’apparence identique à celle du Dalaï-Lama, même salut les mains jointes : une sorte de profondeur se dégage du personnage. Leur statut est évidemment différent. Le Dalaï-Lama est le chef spirituel des Tibétains, le second est simple moine, l’interprète et disciple du premier. Mais ils partagent d’avoir eu le même maître. Ma collègue Sabine Verhest, qui a beaucoup voyagé dans l’Himalaya, m’offre sa connaissance précieuse pour conduire cet entretien.
Matthieu Ricard est venu présenter ses mémoires, Carnets d'un moine errant (Allary Ed.). Quelle drôle d'idée pour un moine… N'est-ce pas un geste un peu orgueilleux ? Où est donc l'humilité légendaire des bouddhistes ? Il explique dans un sourire : "Mais je ne voulais pas écrire mes mémoires ! J'ai été contraint et forcé, au fil de l'écriture, de parler plus de moi…".
Cette confession lui ressemble. Et il a bien fait de se laisser convaincre par son éditrice et de répondre à cette motivation, celle de partager ce qu’il a vécu en tant que témoin. Quelle vie, ce Matthieu Ricard, depuis sa tendre enfance : il est le fils de l’écrivain et académicien Jean-François Revel (de son vrai nom Jean-François Ricard) et de la peintre française Yahne Le Toumelin. Artistes, philosophes, écrivains, se succèdent à la maison. Mais il cherche autre chose.
Il le trouvera à des milliers de kilomètres de Paris, à Darjeeling, en Inde. Sa voie est désormais tracée : il sera moine bouddhiste.
Il aurait pu seulement méditer. Dieu merci ou plutôt Bouddha merci, il a écrit de très nombreux livres pour nous faire comprendre ce qu'est le bouddhisme. Voici donc une grande plongée dans cette philosophie ou cette religion, vaste débat, qui prône la non-violence mais aussi qui proclame que l'être humain est doté d'une bonté naturelle. À nous de l'entretenir.
Matthieu Ricard est aussi photographe. Pendant une année, il a effectué une retraite dans l'ermitage de Pema Osel Ling, sur les hauteurs de Katmandou. Le résultat est un album magnifique : Voyage immobile (Ed. de la Martinière).
V.d.W.

Êtes-vous né le 15 février 1946 ou, comme vous l’écrivez dans vos Carnets d’un moine errant, le 12 juin 1967, lorsque vous avez rencontré votre premier maître spirituel, Kangyour Rinpoché ?
Je suis né une fois physiquement et une deuxième fois quand j’ai résolu mon questionnement de jeune homme. Je ne voulais pas d’une vie vide de sens, ennuyeuse, mais je ne savais pas ce que je voulais.
Votre mère, Yahne Le Toumelin, est artiste-peintre et votre père, Jean-François Revel, était philosophe. Vous avez grandi dans un milieu intellectuellement et artistiquement privilégié, rencontré beaucoup de monde. Quel regard portiez-vous ?
J’étais comme un spectateur quand tous ces intellectuels venaient dîner à la maison chez mon père. Ils parlaient très fort, ils riaient beaucoup. J’avoue que je n’entrais pas tellement dans la conversation, j’observais. La philosophie, c’était pas mal, mais bon… Louis Althusser venait chez nous et puis il a tué sa compagne dans sa baignoire. C’était déconcertant ! Je trouvais sympathiques les musiciens et les peintres que voyait ma mère, comme Pierre Soulages. J’ai rencontré Stravinsky à un déjeuner. Pour un garçon de 16 ans, mélomane, c’était incroyable. Stravinsky avait l’air sympa, j’aurais aimé composer comme lui, mais je n’avais pas spécialement envie d’être Stravinsky en tant qu’homme. J’étais surtout copain avec des ornithologues ou des marins, j’aimais la nature et la science. Mon oncle (Jacques-Yves Le Toumelin, NdlR) était marin, j’avais rencontré des gens qui avaient fait le tour du monde, j’étais un peu ébahi devant tout cela. Mais cela ne me disait pas ce que je voulais être moi-même.
N’avez-vous pas trouvé d’idéal, de personne en qui vous projeter ?
Il y avait des qualités et des défauts dans beaucoup de gens. J’aurais bien attrapé toutes les qualités et évité les défauts, joué aux échecs comme Bobby Fischer mais pas devenir Bobby Fischer ! Il n’y avait pas la cohérence que j’ai trouvée quand j’ai effectivement rencontré Kangyour Rinpoché à Darjeeling.
Qu’est-ce qui vous a amené là-bas ?
J'avais vu les premiers films d'Arnaud Desjardins, Le message des Tibétains (parties 1 et 2). Dans une séquence apparaissaient, pendant quelques minutes, une vingtaine de visages, les uns après les autres, silencieux, regardant droit la caméra. Il y avait une sorte de qualité commune qui courait autour de ces visages, quelque chose de profond, une sorte de solidité bienveillante, une qualité d'être humain qui ne correspondait pas à l'agitation des intellectuels et des artistes parisiens. Il y avait un peu de ce que j'imaginais de Socrate assis devant ses disciples. J'avais 20 ans. Je me suis dit : "y a pas photo, c'est là où je vais !"

Et quand vous êtes arrivé à Darjeeling en Inde, chez Kangyour Rinpoché, cela a été la révélation ?
Je suis arrivé à la toute petite maison de ce maître, deux pièces avec des toits en tôles. Ils étaient réfugiés (après avoir fui le Tibet sous occupation chinoise, NdlR), ils n’avaient presque rien, mais tous les murs jusqu’au plafond étaient tapissés de grands ballots de cuir pleins de livres. Le maître était à sa fenêtre, avec l’Himalaya derrière, l’atmosphère était feutrée, une sérénité flottait dans l’air.
Comment communiquiez-vous avec lui ?
Mon père m'avait fait apprendre le grec, le latin et l'allemand, ce qui n'était pas très utile là-bas ! Je parlais quelques mots d'anglais, rien de très profond. Kangyour Rinpoché a pris une cloche à un moment donné et m'a demandé, par l'intermédiaire de son fils qui parlait anglais : "d'où vient le son ? du battant ? de la cloche ? de ma main ?" J'ai répondu qu'il naissait dans l'esprit. Il a ri, sans rien me dire de plus. Mais j'ai su, après, que c'était effectivement cela. J'ai pu lui poser quelques questions importantes, il m'a parlé de quelques principes de base. Je me recueillais en sa présence, assis. Il y avait surtout la qualité de sa présence. J'ai essayé de décrire cela mais, pendant longtemps, j'ai renoncé. C'est comme un muet qui doit décrire le goût du miel sauvage, ce n'est pas facile !
Vous êtes rentré à Paris, pour faire une thèse sur la génétique cellulaire à l’Institut Pasteur, sous la direction du prix Nobel de médecine François Jacob, mais vous ne pensiez qu’à repartir à Darjeeling auprès de Kangyour Rinpoché…
De retour d'Inde, je me suis rendu compte que j'avais vécu quelque chose d'incroyable. J'ai fait plein d'allers – retours et je crois qu'ils étaient extrêmement salutaires, rétrospectivement. Des gens, surtout en Occident, ont tendance à se précipiter. Ils ne savent pas ce qui distingue un guide authentique d'un imposteur. Ils brûlent les étapes et s'en mordent les doigts après. Il y a des scandales partout, le bouddhisme ne fait pas exception à la règle, on y trouve le meilleur comme le pire. Mon maître m'avait conseillé de terminer ce que j'avais commencé, "et après tu verras". Ce "tu verras" a été le mûrissement. Un fruit mûr est consommable. Avant, il ne l'est pas. Cela aurait été probablement une catastrophe si j'avais prématurément cassé ce que je faisais, interrompu ma thèse et déçu tout le monde. Je serais parti dans de mauvaises conditions, tandis que là, tout était fini. François Jacob a été très cordial, mais sa fille m'a dit qu'il avait été un peu déçu parce qu'il n'avait que deux doctorants et cela faisait 50 % qui s'en allaient ! Mon père a été un peu catastrophé, mais il a eu la gentillesse de ne pas faire de drame, de ne pas laisser trop paraître sa déception.
Votre mère, qui est devenue nonne, a dû vous encourager en revanche…
Ma mère m’a précédé dans le sens où c’est elle et mon oncle qui m’ont fait découvrir la spiritualité sous toutes ses formes par des textes. Et puis je suis allé sur place, et je lui ai dit d’y aller aussi. Elle y est restée quelques mois et puis on a suivi un chemin parallèle.

Ce qui est amusant, c’est que votre père avait offert à votre mère, à votre naissance, un livre sur la vie de Padmasambhava, qui a introduit le bouddhisme au Tibet !
Comme dit ma mère, "merci synchronisation" ! J'ai une photo de lui, sur laquelle il est en méditation et je suis assis sur ses genoux. À cette époque-là, il s'intéressait à cela plus que ce qu'il n'a dit. Et puis il a renié cela très fortement, en disant que c'étaient des années noires, dans ses mémoires. C'est un peu raide. Je ne sais pas pourquoi il a offert ce livre à ma mère, mais c'est un curieux hasard.
Vous êtes donc parti vous installer dans un petit ermitage en Inde. Comment, de quoi viviez-vous là-bas ?
Mon père s’en était inquiété, mais je crois franchement que ce genre d’inquiétude ne m’a pas effleuré l’esprit ! L’insouciance de la jeunesse ou une sorte de confiance… Quand j’ai quitté l’Institut Pasteur en 1972, j’avais de côté l’équivalent de six mois de salaire au CNRS, ce qui m’a permis de vivre quinze ans sur place. Je vivais dans un petit ermitage, je contribuais à ma nourriture pour ne pas être à charge du monastère, c’est tout. Je n’avais pas de besoins. Je suis venu avec un sac de couchage, j’avais mes vêtements, un pull de marin, deux pantalons en velours et c’était tout ! Je n’avais pas de chauffage ni d’électricité, mais je n’ai pas souffert de l’inconfort. Quand mon maître était en vie, pendant deux ans et demi, je le voyais tous les jours, je m’asseyais en sa présence, je partageais les repas. Je n’ai pas bougé d’Inde pendant sept ans !
Vous avez eu ensuite un deuxième maître, Dilgo Khyentsé Rinpoché, auprès duquel vous avez vécu. C’est par son intermédiaire que vous avez rencontré le Dalaï-Lama…
Khyentsé Rinpoché était aussi un des maîtres du Dalaï-Lama, ils étaient proches depuis le Tibet. Quand ils sont arrivés en Inde, le Dalaï-Lama a demandé à recevoir de lui certains enseignements dont il était le détenteur. J’ai connu le Dalaï-Lama dans ce contexte, en 1980. Je l’ai revu régulièrement, parce que, tous les ans, mon maître allait offrir des enseignements. Je l’ai donc connu de manière très intime. Il avait une certaine affection pour moi parce que j’étais le disciple et que je m’occupais de Khyentsé Rinpoché. Encore maintenant, nous parlons souvent ensemble de lui. Quand il est mort et que j’ai revu le Dalaï-Lama pour la première fois, à Paris, il m’a pris dans ses bras silencieusement pendant trente secondes. Je fondais. Les gens qui disent que je suis un ami du Dalaï-Lama, c’est vite dit ! Mon maître était aussi le sien. Je ne suis pas son ami, je suis son disciple. Je le sers de temps en temps en tant qu’interprète ou dans des conférences avec des scientifiques.

Vous aviez vécu avec une femme en France. Vos maîtres, Kangyour Rinpoché et Dilgo Khyentsé Rinpoché, avaient une famille. N’avez-vous jamais regretté de ne pas en avoir fondé une vous-même ? N’avez-vous jamais douté ?
Partir plus tôt qu’à 27 ans aurait été prématuré. Plus tard, cela m’aurait carrément contrarié. C’était le bon moment. On passe un col, on passe à la vallée suivante. Je n’ai jamais eu le moindre regret. Que serais-je devenu si j’étais resté ? Je ne me le suis jamais demandé parce que je n’avais pas l’intention de rester.
Vous êtes-vous déjà demandé ce qui serait arrivé si vous n’aviez pas écrit en 1997 un livre d’échanges avec votre père, Le moine et le philosophe, le premier d’une longue série d’ouvrages ?
C'est la vraie question. Je ne serais pas là à vous parler aujourd'hui. Je serais probablement comme j'étais avant : complètement inconnu au bataillon à traîner dans l'Himalaya, à traduire des textes et faire des retraites. Je ne serais jamais venu sur le devant de la scène. Je ne le regrette pas, parce que, de fil en aiguille, cela a permis d'aider 400 000 personnes en Inde, au Népal, au Tibet (au travers de l'association Karuna-Shechen qui met en œuvre des projets humanitaires, NdlR). C'est satisfaisant. Mais j'ai une certaine nostalgie. J'ai rencontré un Hongrois au Tibet. Avocat à Pékin, il avait fait la connaissance d'un maître, appris le dialecte local des nomades de l'est du Tibet et, un jour, il a annoncé qu'il partait finir sa vie dans une grotte. On ne l'a jamais revu. Quand je l'ai appris, je me suis dit : "pétard, j'ai raté ma vocation" ! Je me suis demandé si je n'aurais pas dû faire cela aussi…
Il n’est pas trop tard…
À 75 ans, c’est à cela que j’aspire. Cela avait un sens d’écrire ce témoignage, Carnets d’un moine errant, avant que mon cerveau ne se désagrège. Mais faire des livres sans fin, ce n’est pas mon truc. Maintenant, je vais traduire des textes.

“Il faut valoriser ce qui va bien, favoriser la qualité du lien social”
Dans vos livres et conférences, vous affirmez que l’altruisme est inné, chez l’homme. On a parfois du mal à le croire…
Toutes les prédispositions sont possibles. On peut devenir un psychopathe, c’est d’ailleurs un des caractères les plus fortement déterminés génétiquement. Il est très difficile de sortir de cet état. Un enfant sympathique peut devenir un Hitler ! Mais toutes les études récentes sur les jeunes enfants montrent aussi clairement la prédisposition à l’altruisme. C’est la théorie de l’animal social. De très jeunes enfants sont inconditionnellement coopérateurs. Si quelqu’un laisse tomber un objet par terre, l’enfant se précipitera pour l’aider. Lorsque, face à des bébés, on fait jouer deux petites marionnettes dans un théâtre, l’une sympa, l’autre plus agressive, et qu’on montre ensuite les deux aux bébés, 90 % d’entre eux se tournent vers la marionnette altruiste. Cela se voit aussi chez les grands singes, cela remonte à l’ancêtre commun, il y a cette préférence pour les comportements altruistes chez les autres et aussi cette préférence à la coopération. Les discriminations arrivent plus tard, vers l’âge de cinq ans.
Qu’est-ce qui suscite des sentiments contraires ?
La perte de l’altruisme commence par une dévalorisation de l’autre. On dévalorise les êtres humains en les traitant de rats, les animaux en les traitant d’objets – cela devient des machines à faire des saucisses. Dans le bouddhisme, on parle de bonté originelle. Nous pensons qu’il y a un potentiel positif, dont on peut dévier. Même chez les pires criminels, il y a la pépite d’or dans la boue. C’est plus encourageant comme vision du monde.
Cette vision optimiste n’est-elle pas une vue de l’esprit ?
Non, elle est basée sur une observation de la conscience. Quand la lumière éclaire un tas d’ordures, elle n’est pas sale. Quand elle éclaire de l’or, elle ne devient pas chère. Elle révèle mais elle n’est pas modifiée par ce qu’elle éclaire. L’idée du bouddhisme, basée aussi sur l’introspection contemplative, c’est qu’au fond de la conscience vous trouvez la faculté cognitive de base.
Est-il possible d’enlever les poisons, de retrouver chez un être humain les éléments qui lui ont fait perdre sa bonté originelle ?
C’est toute l’idée du chemin spirituel : il ne s’agit pas de fabriquer la perfection, mais d’éloigner les voiles qui masquent ce potentiel qui est là en nous.
Est-ce possible chez tous ceux qui ont “mal tourné” ?
Oui, même si c’est sans doute plus difficile. Chez certains, il y a plus de boue qui s’est accumulée sur la pépite d’or. J’ai étudié beaucoup de cas de criminels endurcis. L’un d’eux m’a confié qu’il ne vivait que dans les rapports de force et la violence. Un jour, après des séances de méditation, il a raconté : “c’est comme si un mur s’écroulait”. Brusquement, sa vision a complètement changé. Il a passé deux ans au service de ceux qui souffraient dans la prison… jusqu’à ce qu’il soit tué, d’un bout de verre aiguisé, victime d’une vengeance du passé.
À l’inverse, des “gentils” peuvent basculer dans la violence…
Une étude a montré que, pendant la Deuxième Guerre mondiale et la guerre de Corée, seulement 15 % des soldats tiraient réellement sur l’ennemi. Ils ne fuyaient pas, mais ils tiraient à côté, ils ne pouvaient pas se résoudre à tirer sur un être humain. Informés des résultats de cette étude, les responsables des Marines destinés à combattre au Vietnam ont modifié l’entraînement. Les soldats devaient avancer, au son de “kill, kill, kill”, et tirer sur des cibles d’où jaillissait le sang. Ils étaient conditionnés à tuer sans sentiment. Résultat : 80 % des soldats au Vietnam ont tiré sur l’ennemi. Et 80 % ont souffert toute leur vie de graves problèmes post-traumatiques : dépressions, alcoolisme, crimes…
Le bien et la bonté seraient donc plus répandus que ce que l’on ne pense…
Bien sûr, la tendance est forte. Mais il faut la nourrir. Il faut aussi insister sur la banalité du bien. La majorité des 7 milliards d’êtres humains se comportent de façon décente, les uns avec les autres. C’est pour cela qu’on n’en parle pas. Nous sommes attirés par les dangers potentiels, par tout ce qui va mal. Il faut oser et nourrir la bienveillance, elle est contagieuse. Il faut lutter contre les forces contraires.
Que conseillez-vous de faire ?
Quand on sort du train, venant de Paris à Bruxelles, on ne se félicite pas que personne ne se soit entre-tué en chemin ! Il faut valoriser ce qui va bien, favoriser la qualité du lien social, de la relation humaine. Oser dire que l’altruisme est le concept qui permet de concilier le court, le moyen et le long termes. Il faut enseigner l’éducation coopérative et non compétitive. Il ne faut pas dire aux gens qu’ils doivent être altruistes mais créer les conditions pour qu’on puisse coopérer en toute sécurité.
L’altruisme, c’est comme le sport, il faut l’entretenir…
Oui, quand vous le pratiquez pendant des années, cela devient ce que vous êtes vraiment. Je ne peux pas vouloir, sciemment, le mal de quelqu’un. Cela n’est pas dans ma nature du tout.

Avez-vous des sentiments négatifs qui vous animent, parfois ?
Le bouddhisme étudie les nuances de sentiments. Dans la colère, parfois, vous ne voyez plus les qualités d’autrui, seulement ses défauts. C’est la colère de l’énervement, de l’animosité. Mais il y a aussi l’indignation, ce n’est pas pareil. Face à un massacre, la moutarde peut me monter au nez mais l’étape suivante, cela n’est pas d’aller zigouiller ceux qui font du mal. Il faut se réveiller et passer à une stratégie constructive, sans tomber dans la haine.
Il vous arrive donc d’avoir des colères d’indignation…
J’appelle cela l’indignation, je ne pète pas les plombs !
Vous n’êtes jamais fâché sur personne ?
Il y a des gens dont je désapprouve la conduite, MM. Bolsonaro et Trump étant deux exemples. Si j’étais coincé 24 heures avec Trump, j’essaierais de lui parler…
Quel est votre monde parfait ?
Un monde où l’on reconnaît l’interdépendance. Un monde où l’altruisme, la considération pour autrui permettent de remédier à la pauvreté au sein de la richesse, un monde qui permet aux gens de s’épanouir dans l’existence et de prendre soin des générations à venir. Un monde où les systèmes politiques et financiers ne siphonnent pas toute la richesse mais sont au service de la société, de la justice sociale. Là, le système va de travers. Il y a un vice de fabrication. Les animaux ne font pas des choses qui, sciemment, leur nuisent à long terme.
“La pensée de la mort, c’est l’idée de donner un sens à sa vie”
En qui ou en quoi croyez-vous ?
Je crois au potentiel qui est en nous. Je l’appelle la nature de Bouddha, qui est en chaque être comme il y a de l’huile dans chaque grain de sésame.
Pensez-vous à la mort parfois ?
J’espère ! La mort est inévitable, son heure est imprévisible. Il ne s’agit pas de vivre une vie morbide mais d’évoquer la mort pour éclairer la vie. Il y a un enseignement très fort sur l’impermanence et la mort dans le bouddhisme tibétain. On dit par exemple que, quand on expire, on doit se sentir incroyablement fortuné d’inspirer à nouveau. Chaque instant est précieux. L’idée est de se dire que je ne veux pas dilapider ma vie en vain comme quelqu’un qui a de la poudre d’or qui file entre ses doigts. Cela rejoint ce que disait Sénèque : ce n’est pas que nous ayons beaucoup de temps, c’est que nous en gaspillons beaucoup. La pensée de la mort, c’est l’idée de ne pas gaspiller son temps et de donner un sens à sa vie.
Qu’y a-t-il après la mort ?
Ahaaa ! Comme dit le Dalaï-Lama, je suis très curieux de voir ce qu’il va se passer ! Ici, ça paraît “ouf” mais, en Orient, on pense qu’il y a des vies successives. La question, du point de vue philosophique et scientifique, est : est-ce que la conscience est, oui ou non, 100 % réductible aux mécanismes du cerveau ? Les meilleurs neuroscientifiques vous diront qu’on le pense. Mais on ne peut pas dire que c’est le cas, parce qu’on ne le sait pas vraiment.
Donc, selon vous, la conscience renaît ?
Il n’y a pas de renaissance comme la métempsychose d’un individu qui saute d’une vie à l’autre. On déconstruit la notion d’un soi cartésien, autonome, identitaire et permanent. On dit qu’il y a un flot dynamique d’expérience et de conscience. Comme un fleuve. Le Rhin est différent du Gange, on lui donne un nom, mais ce n’est pas une entité, c’est un flot dynamique. Votre flot de conscience n’est pas le même que le mien. Cela fait une personne mais pas un individu au sens d’un soi, d’une âme, d’un ego. Et ce flot, pour le bouddhisme, ne peut pas s’arrêter complètement, parce que rien ne retourne au néant.
Il se perpétue d’un corps à l’autre…
Il se perpétue et peut avoir un autre support physique. Ceci est une vision, on ne peut pas dire qu’on a des preuves mathématiques. Comme dit le Dalaï-Lama, on peut se tromper, mais pas mal d’indications font que c’est quelque chose d’envisageable.
Vous y croyez ?
J'en ai beaucoup discuté avec des amis scientifiques. Qu'est-ce qui permettrait de changer le paradigme dominant ? Ian Stevenson, de l'Université de Virginie, a étudié très sérieusement, d'un point de vue anthropologique, des centaines de cas prétendus de réincarnation dans le monde entier : des enfants de 4-5 ans qui donnaient des détails de leur vie antérieure. Pour une vingtaine de cas, il n'arrive pas à expliquer autrement le degré de précision du récit de ces enfants que par le fait qu'ils se souviennent effectivement de quelque chose. Des amis neuroscientifiques, qui ont lu son livre, 20 cas suggérant le phénomène de réincarnation, me disent qu'ils n'ont aucune idée de la manière dont cela aurait pu se faire. Gardons donc la question ouverte.

Dans un autre registre, vous avez été le témoin de cas de télépathie dans votre vie…
J'ai été témoin à plusieurs reprises qu'on lisait dans mes pensées ou dans celles d'autres personnes. Il était inconcevable d'avoir d'autres façons de connaître ce que je pensais ou ce que d'autres personnes pensaient. Je peux vous assurer que je ne mens pas. Je n'ai pas rêvé, je n'ai pas fumé la moquette et je n'étais pas dans un état second ! Un jour, au Népal, on était plusieurs à raconter à Wolf Singer (neurophysiologiste allemand, ex-directeur de l'Institut Max Planck, NdlR) les histoires qu'on avait vécues. Chacun y allait de la sienne. Il a fini par lancer : "n'en jetez plus, si c'est vrai, we are in deep trouble !" Mais, comme il disait aussi, gardons l'esprit ouvert, on ne sait pas. Je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit. Mais je ne vais pas m'autocensurer. Je raconte ce que j'ai vécu, je ne cherche pas à convaincre.
“Si Bouddha était là, il serait venu au secours des Rohingyas”
Qu’est-ce qui distingue le bouddhisme, la philosophie, d’une religion ?
C’est l’éternelle question ! Dans le bouddhisme, il y a une tradition philosophique très forte, avec des traités qui n’ont rien à envier à la Critique de la raison pure (d’Emmanuel Kant, NdlR), point de vue complexité, profondeur, système de logique, etc. Clairement, c’est une philosophie très profonde et très sophistiquée. Sur la question de l’origine, la logique bouddhiste réduit en poussière la notion d’une cause première. Une cause qui serait sa propre cause ou qui n’aurait pas de cause ou qui serait une cause éternelle, le bouddhisme, un par un, prend tous les points et les démolit. Le bouddhisme, c’est aussi une pratique, un chemin de transformation, avec tout un aspect contemplatif. Il y a un côté rituel et religieux. Mais il ne s’agit pas de formules magiques qui demandent la santé ou la prospérité, ce sont des textes incroyablement profonds, avec des injonctions spirituelles agencées tout au long de la journée. C’est une sorte de pratique en commun avec un texte pour base. C’est plus qu’un rituel en latin que personne ne comprend.
C’est un long cheminement… N’importe qui peut-il devenir bouddhiste du jour au lendemain ?
N’importe qui peut épouser le bouddhisme, étudier la philosophie bouddhiste et utiliser certaines techniques. La pleine conscience, par exemple, est une pratique laïque qui fait partie de la boîte à outils du bouddhisme et qui peut être utile dans les hôpitaux ou dans les écoles. Mais le bouddhisme, c’est évidemment plus que cela, c’est un ensemble de visions du monde. On peut aussi approfondir sa propre religion avec certains aspects du bouddhisme, mais il vaut mieux garder sa propre tradition. Il ne s’agit pas de faire du tourisme spirituel. Lorsque nous sommes allés à la Grande Chartreuse, avec le Dalaï-Lama, il était très enrichissant mutuellement de voir comment les moines vivaient, pratiquaient l’oraison, mouraient. Le Dalaï-Lama dit toujours qu’il ne vient pas pour faire un bouddhiste de plus. Mais il y a des gens à qui cela a convenu, comme moi qui suis parti de rien, n’avais pas de religion au départ.

L’essence du bouddhisme, c’est la compassion. Comment la cultiver vis-à-vis des êtres dont les actes ou les politiques causent énormément de souffrance – Xi Jinping, par exemple ?
J'avais rencontré un jour Jacques Attali qui m'avait dit : "c'est stupide, cette compassion des Tibétains pour les Chinois, qui leur ont fait tellement de mal !" De quoi parle-t-on ? Il y a des jugements moraux à porter face à des dictateurs. Et puis il y a la compassion, qui vise à remédier à la souffrance quelle qu'elle soit, où qu'elle soit et quelles que soient ses causes. Un dictateur est une source de causes immense. Comment y remédier ? Il y a plusieurs façons. Si un attentat contre Hitler avait réussi, on peut dire que cela aurait épargné des millions de morts. Mais s'il y a d'autres moyens, c'est aussi bien ! Si, avec la démocratie, le respect des droits de l'homme, des femmes, des enfants, on établit une culture dans laquelle un Bachar al Assad ne peut pas émerger, les choses évoluent différemment. Un dictateur fait beaucoup de mal parce qu'il est mû par la haine, l'avidité, l'indifférence, ou parce qu'il est psychopathe. Mais on peut souhaiter qu'un Donald Trump se mette à genoux et aille aider des patients pauvres dans des hôpitaux, au lieu de vouloir lui tordre le cou. Je pense qu'il ne faut pas chercher à éliminer un dictateur, mais réfléchir à la manière de faire en sorte qu'il cesse d'être ce qu'il est : un tyran.
Comment réagissez-vous face aux moines bouddhistes qui, comme Wirathu en Birmanie, appellent à s’en prendre aux Rohingyas ?
Ils ne sont plus moines. Un moine qui tue, incite à tuer ou se réjouit d’un meurtre perd instantanément ses vœux. Si Bouddha était là, il serait venu au secours des Rohingyas. Tout ce qui crée de la souffrance, ce n’est pas du bouddhisme. En Belgique, il y a eu un scandale avec Robert Spatz (chef d’une communauté bouddhiste, condamné à cinq ans de prison avec sursis, NdlR). Il a créé beaucoup de souffrances. Sa secte, ce n’est pas du bouddhisme, point final.
Matthieu Ricard en quelques dates 1946 : naissance à Aix-les-Bains. 1967 : première rencontre, en Inde, avec le maître bouddhiste tibétain Kangyour Rinpoché. 1972 : installation à Darjeeling, en Inde, après avoir terminé une thèse en génétique cellulaire. 1979 : ordination en tant que moine bouddhiste. 1980 : première rencontre avec le Dalaï-Lama, par l’intermédiaire de son second maître, Dilgo Khyentsé Rinpoché. 1997 : publication d’un livre d’échanges, Le Moine et le Philosophe, avec son père Jean-François Revel. 2000 : création de l’association humanitaire Karuna-Shechen.