La noblesse des mains sales

Les mains pleines de terre sont celles qui se chargent d’humanité, qui s’engagent et se donnent.

La noblesse des mains sales
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Une chronique de Francis Van de Woestyne.

Il avait plu. J’avais emporté des gants pour ne pas me salir les mains. Un planteur et une bêche. Le sol serait sûrement gorgé d’eau, facile à creuser pour déposer les bulbes de tulipes blanches qui fleuriraient au printemps. À moins qu’un employé du cimetière ne les rase comme l’an passé : était-ce une maladresse ou un excès de zèle ? À peine sorties de terre, les audacieuses tulipes, celles qui dépassaient la limite de la concession, avaient été coupées net. Avait-il agi sciemment, ce jardinier, pour rappeler à l’ordre celui qui avait osé rompre l’alignement des tombes ? Je ne le saurais jamais. La plantation irrégulière n’était pas un geste de rébellion de ma part, ni un acte de malveillance ou une incivilité punissable. J’avais juste envie d’offrir à l’encadrement de pierre bleue une note fleurie. Les lignes droites m’ennuient.

Une pensée, un jardin secret

En décembre - c’était déjà très tard, paraît-il - je me suis donc dit qu’il fallait recommencer. Dans l’espoir d’un avril joyeux. Rien de plus. Le dimanche, je l’ai dit, était pluvieux. Personne dans les allées. Me voilà seul près de la tombe dont je prends soin. Je jette un œil aux voisins que je commence à connaître dans leur immuable proximité. Chacun a, un jour, une tombe à entretenir. Chacun le fait à sa manière. Une pensée ou un voyage intime dans un jardin secret suffisent, parfois.

La pluie avait redoublé. La terre était spongieuse à souhait. Plutôt que d'utiliser les outils emportés, j'ai creusé à mains nues l'espace où loger les précieux bulbes. J'ai choisi un endroit, près d'une pierre, me disant que l'employé zélé ne pourrait venir jusqu'ici sans prendre le risque d'abîmer son effroyable machine à couper les fleurs de la vie. J'ai creusé, creusé. Minutieusement. J'ai essayé de comprendre les recommandations. Dans la pénombre - la nuit n'allait pas tarder à tomber - j'ai lu à haute voix, dans l'espoir que quelqu'un m'aiderait : "De façon générale, on laisse au-dessus du bulbe une hauteur de terre égale à 2 fois la sienne. Mais certains bulbes dérogent à la règle : crocus (h = 2 cm) planté à 7 cm ; narcisse (h = 5 cm) planté à 15 cm." Du charabia. Pire qu'un discours politique, la veille d'une élection. Bref, j'ai réparti les bulbes dans la tranchée puis les ai recouverts en prenant soin d'émietter la terre. Il me semblait me souvenir que mon père travaillait ainsi. Inutile d'arroser, le ciel s'en chargeait. J'ai damé délicatement le sol, fait un pas en arrière. Et j'ai souri, imaginant déjà le massif que je contemplerai, c'est sûr, dans quelques mois.

J'ai regardé mes mains, couvertes de terre argileuse qui collait à mes doigts et à ma paume. Étaient-elles sales ? Un ami d'enfance, Louis, qui voulait être horticulteur comme son père, arrivait parfois à l'école communale avec les mains et les ongles "en deuil", disait l'instituteur. Louis protestait : "M'sieur, la terre, ce n'est pas sale ! La terre, c'est la terre." Louis avait raison.

Pour la terre et les hommes

Est sale la main qui frappe, qui violente, qui tue. Est sale la main qui se dresse en un salut fasciste. Est sale celle qui prépare un autre Bataclan. Est sale la main qui tient un stylo d'où sortent des mots de haine. Est sale la main qui étouffe une voix qui crie "liberté". Est sale la main qui devient un poing prêt à frapper. Est sale la main qui trafique, celle des bandits qui vend des produits qui promettent le paradis. Est sale la main qui ne porte pas secours. Qui refuse de saisir celle qui se tend. Celle qui vole, prend ou reprend ce qui ne lui appartient pas, qui accumule en fraudant. Est sale la main qui montre le mot "exit" au migrant, celle qui ferme la porte au mendiant.

Mais travailler la terre ne salit jamais les mains. Un proverbe estonien dit "Les ampoules aux mains sont plus honorables que les bagues." Les mains pleines de terre sont, au contraire des mains sales, celles qui se chargent d'humanité, qui s'engagent et se donnent. Pour la terre et pour les hommes.

Les mains ne sont pas que des outils. Comme les yeux, elles parlent autant que notre bouche. Puissions-nous à nouveau bientôt tendre la main, serrer celle des autres. En signe d’amitié. D’amour. Et de paix.

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