La vaccination obligatoire est une exigence démocratique
Publié le 14-12-2021 à 15h05 - Mis à jour le 14-12-2021 à 15h06
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Une carte blanche d'André Riche, ancien journaliste
Tout au début du XXème siècle, l’Est des États-Unis était aux prises avec une épidémie de variole, maladie mortelle et très invalidante pour les survivants. Une méthode de vaccination existait et le gouvernement décida de l’imposer. Mais l’opposition entre pro- et anti-vaccin existait déjà, tout aussi virulente que la maladie elle-même. Un pasteur hostile au vaccin porta l’inévitable litige devant les tribunaux pour obtenir l’annulation de l’obligation vaccinale et de l’amende de 5 dollars promise aux contrevenants.
L'affaire monta jusqu'à la Cour Suprême des États-Unis qui donna tort aux «antivax» et raison à la vaccination obligatoire en 1905, en déclarant notamment: «Dans toute société bien ordonnée, qui a la charge et le devoir de préserver la sécurité de ses membres, les droits de l'individu peuvent parfois, sous la pression de grands dangers, être soumis à ce genre de restriction, qui sera appliquée par des règlementations raisonnables, comme la sécurité du grand public peut l'exiger.»
Ce 6 décembre 2021, l’obligation vaccinale anti-Covid devait entrer en vigueur pour tous les soignants états-uniens, mais un autre juge, nommé sous Donald Trump, a bloqué cette décision de l’administration Biden, montrant ainsi que le «droit», une fois politisé, peut parfois nous replonger plus d’un siècle en arrière.
Comment et pourquoi les droits individuels, y compris pour le personnel soignant, en sont-ils arrivés à primer sur le droit collectif à la santé dans nos sociétés libérales, même «sous la pression de grands dangers»? Au point de voir des soignants en grève quand les hôpitaux sont saturés de malades?
Laissons aux historiens, philosophes, sociologues, et autres psychologues le soin d’analyser cette évolution, qu’on se contentera ici de considérer comme une régression collective dès lors que les droits d’individus isolés, même additionnés, ne suffiront jamais à faire une société.
Nul ne conteste les revendications sociales du personnel soignant déconsidéré et sous-payé au regard des services qu’il rend à la société, et surtout en ce moment, à notre société malade. De nombreux citoyens ont soutenu La Santé en Lutte, notamment lors d’une manifestation de septembre 2020.
Quoi qu'il en soit, la vaccination sectorielle est aujourd'hui contestée (soignants, pompiers, etc.) mais elle n'aurait pu l'être si l'obligation vaccinale avait été imposée d'emblée à l'ensemble de la population adulte. Il n'en demeure pas moins incompréhensible que la notion de «grands dangers» ne soit même plus comprise par ceux-là même qui ont pour vocation première de nous en protéger et que certains d'entre eux, dans une confusion qui reflète bien l'air du temps, fassent passer leurs droits avant leurs devoirs en ce moment précis. À leur décharge, la menace sur l'emploi en guise de sanction n'est pas seulement aberrante en ce moment précis, du point de vue social, mais aussi à une époque où, partout dans le monde et depuis des années, les vocations sont en déclin dans le domaine des soins.
Pour le commun des mortels, très majoritairement vaccinés, la notion de «grands dangers» ne saurait être plus claire. On dénombre cinq à dix millions de morts au niveau mondial jusqu'à présent, voire plus, selon les estimations; 800.000 aux États-Unis selon les chiffres officiels; plus de 27.000 en Belgique... et nous ne savons pas ce que les prochains variants nous réservent. Pendant les douze premiers mois où il a tué chez nous, le Covid est devenu la troisième cause de mortalité après les maladies cardio-vasculaires et après le cancer, mais de justesse, et très loin devant toutes les autres causes.
Cela justifiait à coup sûr des mesures préventives, empêtrées depuis au moins six mois dans une incohérence grandissante, à coups de pantalonnades politiques, mais surtout parce que la vaccination obligatoire a été par principe écartée pour ne pas froisser une minorité d’activistes inspirés par des conceptions erronées de la liberté, du droit et de la démocratie.
Sur la notion de liberté individuelle tout a été dit: il n’existerait ni code civil, ni code pénal, ni même code de la route, s’il était permis à chacun de n’en faire qu’à sa tête. Toute société a des règles qui limitent par définition les libertés de chacun, même par temps calme.
En matière juridique, la plupart des raisonnements qui volent au secours des opposants à la vaccination s'appuient sur une même pierre angulaire: contrairement aux vieux vaccins contre la polio, la rougeole, etc., nous serions toujours dans une période expérimentale des vaccins anti-Covid. Mais après l'administration de 8 milliards de doses et un an de recul, on peut douter de la pertinence de cet argument qui voudrait que les individus aient encore le droit de refuser de jouer les cobayes. Nous sommes en période de «grands dangers», pires qu'en 1905. Les techniques vaccinales sont infiniment plus élaborées et plus sûres qu'il y a un siècle, de même que les conditions de mise sur le marché. Les juristes savent mieux que personne que le droit est une matière évolutive et que les textes auxquels ils se réfèrent aujourd'hui pour contrer l'action publique sont tous antérieurs à la pandémie actuelle, inédite et dont nul ne peut annoncer la fin.
Reste que les textes de lois émanent du politique et que c’est là que réside notre maladie systémique, cruellement soulignée par un virus microscopique: notre démocratie est embourbée. Son nom même est brandi et scandé par ceux qui la piétinent et la dénient. Même les instances censées la canaliser et la faire fonctionner - partis, syndicats, certaines associations citoyennes - en viennent à l’affaiblir. À force de courir derrière les réseaux sociaux qui émiettent plus la société qu’ils ne la fortifient, ces canaux historiques de la démocratie libérale abandonnent leur rôle premier de synthèse, de confrontation et de conciliation. À force de vouloir séduire les tendances fascisantes à l’œuvre, à l’extrême-droite comme à l’extrême- gauche, ils amplifient la perte des repères et des valeurs sur lesquels se fonde une société vivable. Le cordon sanitaire n’a pas seulement été coupé sur les pavés des manifs antivax. L’appétit électoraliste semble également en avoir fait fi.
Pour revenir aux termes de ce jugement sensé de 1905, «la sécurité du grand public» impose aujourd'hui l'obligation vaccinale comme le démontre la sur-représentation extrême de malades non-vaccinés dans nos hôpitaux et le refoulement de malades vaccinés atteints de maladies «ordinaires». Certes, la vaccination obligatoire ne résoudrait pas tout. Il resterait des réfractaires. Mais y renoncer sous de fallacieux prétextes, ou par manque de courage politique, ou faute de textes légaux adaptés aux circonstances exceptionnelles d'aujourd'hui, c'est se garantir toujours plus de difficultés à mener une stratégie sanitaire cohérente et moins de légitimité à gouverner pendant les années d'incertitude qui nous sont promises. Car la démocratie se doit d'être efficace pour être légitime.