Le réchauffement climatique n'aura pas le dernier mot
"L’incroyable histoire de la géographie", tel est l’ouvrage que cosigne Jean-Robert Pitte. Pour La Libre, il décrit avec passion l’art et les vertus de sa discipline. Et pose un regard optimiste sur l’avenir et le génie humain.
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- Publié le 17-12-2021 à 11h52
- Mis à jour le 18-12-2021 à 10h34
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Président de la Société de géographie, Jean-Robert Pitte célébrait à Paris ces 14 et 15 décembre le bicentenaire de l’institution. Il revient sur les spécificités, l’art et les vertus de sa discipline, celle qui "dessine la terre".
Pourquoi êtes-vous devenu géographe ?
Enfant, je voulais être cuisinier, mais ce n’était pas un métier très valorisé dans les années cinquante et on m’en a donc dissuadé. Par attrait pour le voyage, un peu par hasard, je me suis alors tourné vers la géographie. Cela m’a effectivement permis de beaucoup voyager, en Mauritanie où j’ai découvert le Sahara, sur les routes d’Europe alors que je rédigeais une thèse sur le châtaignier, que je rencontrais de nombreux agriculteurs et réalisais combien l’histoire se conjugue avec la géographie. Après mon entrée comme professeur à la Sorbonne, j’ai étudié à travers la géographie mes passions de toujours : le vin et la gastronomie. Voilà comment je suis retombé sur mes pieds et de quelle manière j’ai renoué avec les passions de mon enfance.
"Nous sommes les enfants de notre ‘paysage’; et c’est lui qui nous impose notre conduite, et même nos pensées dans la mesure où elles en sont le reflet, et où elles s’harmonisent avec lui", note l’écrivain britannique Lawrence Durell. La géographie est-elle la mère des sciences humaines ?
Chacune des displines scientifiques, et en particulier dans les sciences humaines, est une science carrefour. Nous avons besoin de chacune d’elles. La spécificité de la géographie est d’expliquer pourquoi les choses sont ici et non à côté. Le géographe commence donc par cartographier. Il réalise des cartes de n’importe quoi : des opinions politiques, des montagnes, des températures de l’air, des nappes phréatiques… Et une fois que la carte est établie, il constate les différences qu’elle révèle, et cherche à en comprendre le pourquoi. Pour cela, il fait appel aux autres sciences qui l’éclairent à leur tour.
En quoi la géographie peut aider une société ? Quel est son apport spécifique ?
La géographie peut nous aider dans la mesure où elle étudie la place de l’homme à la surface de la Terre, qu’elle voit ce qui contraint - et donc stimule - l’action humaine. En tant que géographe, je suis dès lors un indécrottable optimiste quant à la place de l’homme sur la Terre. Certes il y a de graves problèmes liés au climat, aux ressources, à la biodiversité… mais il suffit de faire de l’histoire pour voir que l’homme a toujours été doté de génie pour faire face aux difficultés. Je fréquente beaucoup le Japon, pays de montagnes, de tremblements de terre, de tsunamis, en manque de terres cultivables… À force d’imagination, d’efforts et de volonté de vivre en commun, les Japonais en ont fait un des pays les plus développés au monde. La géographie sert à nourrir l’imaginaire humain pour mieux vivre sur terre et en société. Elle permet de comprendre les différences, d’approfondir la connaissance et la compréhension de l’autre. En cela elle est facteur de paix.
Permettrait-elle aussi de répondre à l’écoanxiété qui touche de nombreuses personnes face aux périls climatiques ?
Oui. La géographie et l'histoire montrent qu'il n'y a pas de fatalité. Il faut envisager les changements rapides que nous vivons à l'aune du temps long, lequel nous invite plutôt à l'optimisme et à l'action. En réalité, une vision matérialiste de la condition humaine a fait attribuer nombre de grands bouleversements de l'histoire et de la géographie à des facteurs environnementaux, en particulier les changements climatiques. Il s'agit d'une explication très partielle, voire partiale et même fausse. Il convient plutôt d'inverser le processus : c'est la volonté, la liberté et la spiritualité humaines qui sont responsables des grands franchissements de paliers. Soyons donc courageux, intelligents, travaillons, étudions, imaginons des solutions, car il y en a. L'histoire n'est pas finie et la géographie encore moins. Je suis convaincu que les forces spirituelles et l'approfondissement des cultures peuvent vaincre toutes les menaces. Pour cela nous devons cependant délaisser nos passions tristes et admirer ce qui nous entoure. Comme le soulignait Spinoza : "Le désir qui naît de la joie est plus fort, toutes choses égales d'ailleurs, que le désir qui naît de la tristesse."
L’ouvrage L’incroyable histoire de la géographie montre que celle-ci fut longtemps portée par de grands explorateurs. Aujourd’hui, Google a photographié près de l’entièreté de la planète. Demeure-t-il encore de grands mystères, de grandes énigmes géographiques ?
Plus vous progressez dans la connaissance et dans l’accès à la représentation du monde, plus nombreuses sont les questions. Le bon exemple est l’astronomie. Notre connaissance du cosmos se précise année après année, mais nous nous interrogeons toujours davantage sur son étendue, sur ce qu’il y a derrière ce que nous en percevons. La connaissance nous rend humbles.
Google n’a donc pas tué la poésie d’un monde encore à connaître ?
Au contraire, on pourrait dire qu’il a augmenté cette poésie. Dès que vous découvrez quelque chose, un champ infini s’ouvre pour la recherche. Pour chercher à mieux appréhender le réel, nous ne faisons cependant pas assez la synthèse entre les différentes composantes d’une réalité.
Vous voulez dire que nos études et nos connaissances se sont trop spécialisées ?
Beaucoup trop. La géographie universitaire se spécialise de manière trop précoce aujourd’hui. J’ai eu la chance de travailler sur des sujets qui m’obligeaient à tirer des ficelles dans plusieurs branches de la géographie. On peut donc me reprocher de ne pas avoir une foi suffisamment grande dans la modélisation, dans la théorisation, dans l’épistémologie, dans la conceptualisation, mais ce n’est pas ma forme d’esprit : je suis un cuisinier de cœur, il me faut du concret.
Vous décrivez le vin comme étant le résultat de la conjugaison du génie humain et de l’environnement. Y a-t-il un plat que vous aimez particulièrement et qui découle de la même symbiose ?
J’aime beaucoup faire les terrines, d’autant que c’est facile. Les terrines me plaisent parce que vous mêlez intimement un certain nombre d’ingrédients - des viandes, des végétaux, des épices, des arômes du vin - et que vous en faites une synthèse. La cuisson, sous son couvercle, permet ensuite à ces ingrédients de se marier et de former une symphonie. Ce que j’aime dans la bonne cuisine, c’est ce côté symphonique des plats : je les aime en sauce lorsqu’ils forment un tout harmonieux. En comparaison, toute bonne science humaine, et la géographie en particulier, est forcément symphonique et synthétique. C’est par là qu’elle arrive à comprendre la complexité du réel.
Vous aimez la Bourgogne, son vin, son histoire. A-t-elle une cohérence géographique ?
Elle témoigne surtout des liens qu’entretiennent l’histoire et la géographie. Comme l’expliquait le géographe Roger Dion, les petits-fils de Charlemagne se partagèrent l’Europe en trois en 843. Ils délimitèrent trois bandes allongées qui vont de la mer du Nord à la Méditerranée. La France est issue de la Francie occidentale, et s’étend de Dunkerque à la Corse. L’intérêt est que ces territoires traversent des bandes horizontales dans lesquelles vous retrouvez des plaines qui permettent d’élever des moutons pour avoir de la laine et des chevaux pour faire la guerre… Vous y découvrez aussi des zones propices aux céréales et aux forêts et, plus au sud, un pays d’huile d’olive, de vin et de sel. La Bourgogne médiévale, qui allait d’Amsterdam à Lyon, est issue du royaume de Lothaire qui descendait jusqu’en Italie. Elle est donc issue de ce partage historique qui prit appui sur la géographie et permit à chaque région de bénéficier de différents territoires. Cela témoigne de ma conviction profonde : le temps et l’espace sont insécables. C’est pour cela qu’aujourd’hui encore, en France, c’est le même professeur qui enseigne l’histoire et la géographie dans les collèges et les lycées. Hélas pour la géographie, elle est la parente pauvre de la formation des maîtres.
Présentation express
Jean-Robert Pitte écrit avec saveur. Lire ses ouvrages aide à poser sur les paysages un regard nouveau, à lire en eux le génie humain et à découvrir leurs reliefs dans l’histoire des Hommes. Car tout est lié : la géographie, l’histoire, la culture… se conjuguent, se croisent et s’enrichissent, souligne celui qui est secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, président de la Société de géographie et ancien président de l’Université Paris-Sorbonne.
Il cosigne cette année L'incroyable histoire de la géographie, une BD publiée aux éditions L es Arènes et consacrée à l'histoire de la Société de géographie. On y découvre les hommes et les femmes qui ont défriché puis structuré cette discipline. Jean-Robert Pitte a également écrit La planète catholique aux éditions Tallandier, un Atlas gastronomique de la France (Armand Colin) ou encore un Dictionnaire amoureux de la Bourgogne (Plon).