"Il y a quelque chose de très physique dans la peinture. On se bat debout contre une toile"
Voici l'étonnant parcours et les grandes passions d'une humble peintre française, amoureuse de la Belgique: Colette Bitker.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/e0cdf7ad-7448-4268-a772-729cbabf2b82.png)
Publié le 19-12-2021 à 08h00
La rue est calme, entre la chaussée de Charleroi et l’avenue Louise, à Bruxelles. En ce milieu de matinée, les bruits de la ville s’estompent. Un petit air de la province que j’aime. Pourtant, c’est le centre. Colette Bitker ouvre la porte. Un visage souriant, des yeux pétillants, des traits réguliers. Et une gentillesse que l’on devine innée, débordante. Entrez.
Une maison de poupée, ordre, beauté, calme, sérénité. On aurait envie de s’y poser, de regarder le temps passer. Un jardin taillé au cordeau. Une petite galerie couverte conduit à un atelier d’artiste. Avec un toit panoramique qui fait entrer le soleil et la lumière dont elle a besoin pour réaliser ses toiles. C’est son lieu, son antre, son repère. C’est ici qu’elle souffre, qu’elle se bat, dit-elle, contre la toile. Du matin au soir. Aux heures claires, celles qu’elle préfère, qui lui permettent de jeter ou de déposer sur ses toiles blanches toutes les nuances colorées de son art. Puis, sans même s’en rendre compte, surviennent les heures sombres, qui l’empêchent de poursuivre le travail. Et ça l’énerve parfois. Car, le matin suivant, l’humeur n’est pas celle d’hier. Il faut parfois détruire et recommencer… Mais, au final, le fruit de cette confrontation est souvent magnifique.
C’est ici que naissent les jolies toiles de Colette Bitker où apparaît toujours - elle a mis du temps à s’en rendre compte - une trace blanche. Réminiscence de la vue de l’homme vêtu d’une chemise immaculée emmené par deux soldats pendant la guerre. Elle était enfant. Elle s’en souvient.
Je ne suis pas critique, je n’y connais rien en peinture. Mais il semble qu’il y ait, dans ces toiles, une profondeur, une sensibilité, une force, une âme qui rendent son travail si particulier. De collectionneurs ici et loin d’ici ne s’y sont pas trompés. Il a fallu des mois et des mois pour reconstituer son catalogue.
Son humilité la rend attachante. Pour éviter trop de redondances, j'ai éliminé, de ses réponses, les mots qu'elle prononce avant d'évoquer une situation, une saison, une ville : "J'adore", répète-t-elle sans cesse. Ou comment ne pas être blasée à 92 ans ! Quelle belle leçon de vie. Voici le portrait d'une artiste peintre, française, qui "adore" les Belges et la Belgique. Une rétrospective de ses œuvres sera organisée au musée d'Ixelles en 2024. Encore un peu de patience. "J'y serai , affir me-t-elle, quitte à venir empaillée !" Le talent, le charme et l'humour : que demander de plus ?
"La peinture, c’est mon discours permanent"
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Une famille extrêmement unie avec un frère, une sœur, des parents adorables. Ma mère est née à Paris. Mon père y est arrivé à l’âge de 20 ans, venant de Saint-Pétersbourg, via Varsovie. Il a été très bien accueilli à Paris. Il parlait sept langues ! Malgré ses origines russes, son désir était que nous nous intégrions complètement. Ma mère a fait des études de droit, elle était avocate, ce qui était exceptionnel à l’époque. Mais on ne l’a pas poussée à exercer longtemps son métier. Je pense qu’elle l’a regretté. Elle a élevé ses enfants. Mon père, avant d’arriver à Paris, s’était arrêté à Liège, où il avait fait des études d’ingénieur.
Quelle enfant étiez-vous ?
Assez joyeuse. Mon frère avait neuf ans de plus que moi. Il est donc resté longtemps enfant unique. Il suppliait mes parents d’avoir un frère ou une sœur. Quand je suis arrivée, j’étais donc la petite déesse ! Ma petite sœur a suivi. Au jardin d’enfants, déjà, on me demandait d’aller aider mes petites copines à dessiner et à peindre, j’étais assez adroite avec les couleurs.
Ensuite, la guerre est arrivée…
Mes parents, juifs tous les deux, ont décidé de quitter Paris. L’exode m’a marquée à jamais. Nous avions une voiture avec une remorque dans laquelle ma sœur et moi avions réussi à glisser nos petits trésors. Mon frère avait entamé ses études de médecine à Paris et nous cherchions une ville où il puisse les terminer. Après Toulouse, Montpellier, nous avons échoué à Grenoble. J’y ai commencé mon lycée. Lorsque l’occupation allemande a gagné du terrain, nous nous sommes réfugiés dans le Vercors, dans une maison très isolée prêtée par des amis. Au début j’allais au lycée, puis les trajets se sont révélés trop dangereux. Il n’y avait pas d’école, pas de copine, pas de distraction. Rien. Une amie de mon frère, professeur au lycée de Grenoble, venait nous dire bonjour de temps en temps et nous apportait des livres. Je lisais tout ce qu’elle amenait.
Un jour, les Allemands sont arrivés…
Il y avait eu des massacres dans la région. La peur régnait. Ils sont arrivés chez nous. Mon père, qui parlait l’allemand, comprenait tout ce qu’ils disaient. Mon frère était caché à l’étage. C’est peut-être un détail, mais un des deux Allemands s’est montré intrigué par la petite cage où étaient suspendus deux fromages, des saint-marcellin. Ils ont posé des questions sur ce qu’ils croyaient être une cage à oiseaux… puis sont sortis sans fouiller la maison. Ils sont allés en face, chez nos voisins, où vivait un couple qui ne faisait pas de résistance. Ils ont arrêté l’homme : il était jeune, barbu, portait une chemise blanche. J’ai vu cet homme partir et j’ai suivi des yeux, en frissonnant, le parcours de cette chemise blanche encadrée par des uniformes dans la montagne. Il n’est jamais revenu. Je me suis dit que j’avais assisté à une condamnation à mort. Des années plus tard, c’est à peine croyable, j’ai remarqué que, dans chacune de mes toiles, il y avait une trace blanche.
Fin de la guerre, vous rentrez à Paris.
Là, j'ai terminé mes études. Je dois préciser que, lorsque j'étais à Grenoble, mon professeur de dessin avait remarqué que j'avais certaines dispositions. Et tous les jeudis, j'allais suivre des cours chez son mari, professeur à l'école des Beaux-Arts. J'étais la seule fille avec des grands garçons qui buvaient, fumaient. Ce professeur m'avait dit : "Si vous rentrez Paris, allez voir mon maître." Ce que j'ai fait. Ce n'était pas un grand artiste, mais il avait un sens fantastique de l'enseignement. J'ai appris la technique de la lithographie et de la gravure. Lors d'une exposition des travaux d'élèves, Fernand Léger s'est arrêté, m'a tapé sur l'épaule et m'a dit : "J'espère que tu vas continuer, toi !"
Avez-vous pu vivre de votre art ?
Pour être indépendante, j'ai fait pas mal d'illustrations de livres scolaires et de livres pour enfants, dont La Semaine de Suzette. Ainsi que d'autres livres aux Éditions Belin, Gros Pia, par exemple.
Une rencontre a été déterminante dans votre vie sur le plan personnel et professionnel : celle de Bob Kawan, qui deviendra votre mari…
Il avait plus confiance en moi que moi… Il était belge. Il m’a attrapée par ma queue-de-cheval et m’a emmenée ici à Bruxelles. Il était économiste et a travaillé toute sa vie aux Communautés européennes.
C’est lui qui vous a poussée à peindre…
Un jour il m'a dit : "Tu as la maison, le chauffage, le pain. Laisse tomber les livres et peins !" Il m'a vraiment poussée, même si parfois je râlais. Il était convaincu que j'avais quelque chose à dire avec mes pinceaux. Il ne m'a jamais obligée à le suivre, à être une épouse parfaite. Il voulait que je me réalise. Un féministe avant l'heure.
Et votre travail a été remarqué…
Par Emile Veranneman, l’un des plus grands galeristes de Belgique. Il m’a proposé d’exposer mes tableaux à Bruxelles puis à Kruishoutem, où il a construit une fondation qui était, toutes proportions gardées, l’équivalent de la Fondation Maeght en France. Il y a attiré les plus grands artistes. Mes expositions ont eu, chaque fois, de bons retentissements.
Certains critiques appréciaient beaucoup votre travail…
En particulier Stéphane Rey, qui travaillait pour La Libre Belgique… Il a toujours défendu mon travail, même si, à chaque fois, il évoquait mon âge, ce qui m'énervait…
Autre admirateur de votre travail, André Delvaux…
Je l'ai rencontré grâce à Frédéric Devreese, qui composait les musiques des films d'André Delvaux. André et moi avons été très amis. Il m'avait parlé de son projet de film Belle pour lequel il m'a demandé de peindre un tableau devant lequel le héros du film devait gamberger… André a été, je crois, très content du résultat. Le film a été présenté à Cannes et je me souviens d'avoir vu sur l'écran mon tableau gigantesque avec un "mmmmh !" dans la salle. Nous sommes restés très liés jusqu'à la fin de sa vie.
Vous êtes modeste lorsque vous parlez de votre travail. Mais aujourd’hui on peut admirer vos tableaux dans plusieurs grandes collections…
J’ai eu de la chance. Certaines de mes toiles sont aux Musées royaux. D’autres sont à la Banque nationale et dans d’autres grandes institutions bancaires. Il y a aussi une très grande toile qui a été acquise par le ministère des Affaires étrangères. Je sais que certaines œuvres ont été achetées par des collectionneurs aux États-Unis, et un peu partout dans le monde. J’ai toujours été très soutenue, très entourée. Je n’ai jamais voulu suivre la mode. Je fais ce que je sens, je suis ce que je sens. Je ne peux pas faire autre chose.
Vous êtes autant attachée à la France qu’à la Belgique…
Je suis toujours française. J’aime aller à Paris. Au bout d’une semaine, je reviens ici, j’adore Bruxelles, mon lieu. J’adore mes amis belges. Chez les Belges, il y a une curiosité envers les autres qui n’existe pas en France. Là-bas, il y a beaucoup de cocoricos tout le temps. Si vous êtes dans un dîner à Paris et que l’on ne vous connaît pas, on ne vous pose pas de questions. Si vous êtes nouvelle en Belgique, on s’intéresse spontanément à vous.

"Personne ne se dit : aujourd’hui, je vais faire un chef-d’œuvre…"
Vous avez commencé à peindre très jeune, vous peignez depuis plus de 70 ans…
C’est ma seule façon de m’exprimer. Je viens à l’atelier tous les jours, aux heures claires. Je prends soit du papier, soit une toile et je lance les choses comme elles me viennent. Petit à petit, c’est la toile qui me conduit. La peinture, c’est mon discours permanent. J’aime travailler tous les jours, week-end compris. Des amis m’appellent la religieuse de la peinture. Parce que j’adore les cloîtres. Et parce que, quand je fais une pause, je fais le tour de mon jardin et de la galerie qui relie la maison et l’atelier.
Quand vous vous installez devant cette toile blanche, savez-vous ce que vous allez peindre ?
La main est l’intermédiaire entre le tableau et mon corps. Mais la main ne fait pas toujours ce que je veux qu’elle fasse. Parfois, je travaille une journée entière. Puis, je ferme l’atelier, j’attends que la nuit passe. Car tout ce que vous tentez d’ajouter à la lumière artificielle, il faut souvent le détruire. Alors, quand j’ai encore envie de travailler, je monte dans mon bureau et je gribouille sur des carnets, des petits formats. Et je vais me coucher. Le lendemain, quand je retrouve ma toile dans l’atelier, il m’arrive de démolir les trois quarts de ce que j’ai peint la veille !
Vous arrive-t-il de détruire des toiles ?
En quantité ! Quand elles ne me conviennent pas, je tape dedans. Mais, quand vous détruisez, vous construisez en même temps. Si je détruis en partie une toile, c’est avec ce qui reste que je vais reconstruire. Travailler une toile avec des repentirs, des choses qu’on laisse, cela peut être plus fort, parfois. Une toile, cela se nourrit. Mais, vous savez, chaque jour est différent. Personne ne se dit, en arrivant devant sa toile : aujourd’hui, je vais faire un chef-d’œuvre…
Vous peignez et vous écrivez aussi beaucoup dans vos carnets. J’y ai lu ceci : " Pour moi écrire et peindre, c’est chaque jour lutter contre la mort… "
Inventer, rêver, travailler, c’est vital. Cela me protège de la noirceur de l’idée de la mort qui, en permanence, nous côtoie. Quand ma mère est décédée, ma sœur et moi sommes allées chez elle et avons trouvé ses souliers, posés d’une certaine manière, et ses lunettes. Ce ne sont pas des natures mortes parce que ces objets sont quand même habités. Quand je dessine un bouquet de fleurs, c’est un clin d’œil à la vie, à la nature. Mais c’est le même combat, que l’on écrive ou que l’on peigne…
L’art de peindre, c’est un combat ?
Il y a quelque chose de très physique dans la peinture. On se bat debout contre une toile. J’ai d’ailleurs besoin de sommeil, d’être reposée pour peindre. Je ne peux pas travailler si j’ai mal à la tête ou si j’ai trop bu. Car, oui, il faut se battre. Une toile, c’est une surface qui d’abord vous intimide, c’est beau, blanc… Il faut essayer de sortir l’essentiel. Je pense que l’on a toujours tendance à être trop bavard, à trop raconter. Il faut arriver à faire ressentir fortement les choses avec le minimum d’éléments.
C’est un combat. Une passion aussi ?
Ma passion de peindre s’est toujours montrée semblable à celle de vivre. Il y a un dialogue avec la toile et c’est aussi un dialogue avec le spectateur. J’y mets ce que j’ai envie de mettre. Je suis très attachée à ce que le spectateur lise ce qu’il a envie de voir.
Tout le monde ne lit pas la même chose…
Non, c’est ce que j’appelle l’œuvre ouverte. Je propose une série d’interrogations, de lumières. Et le spectateur prend ce dont il a envie ou besoin. C’est pareil pour l’écriture. Les mots ont un écho différent selon ce que vous cherchez. Pour certains, Proust est le plus grand ; pour d’autres, Proust est le plus ennuyeux.
Que souhaitez-vous exprimer dans vos toiles ?
C’est le cœur qui, souvent, dicte la main. J’adorais mon frère. C’était un grand chirurgien. Il est mort d’un cancer de la moelle après avoir souffert pendant sept ans. Il avait foi en la médecine et espérait toujours être sauvé. Pendant cette période, j’ai travaillé des toiles assez sombres. Je portais cette angoisse. Je broyais du noir, y compris quand je mélangeais des couleurs. Après sa mort, j’ai remis de la couleur dans les toiles. Il y a des choses difficiles à exprimer en peinture et il y a des choses qu’il n’est pas possible d’exprimer autrement que par la peinture. Je glisse des confidences dans mes toiles, mais tout le monde ne les saisira pas de la même façon.
"Le rapport à l’écriture était très important. Que voulez-vous faire passer comme émotion dans un SMS, avec des petites images ?"
Il y a beaucoup de nus féminins dans vos toiles…
Quand vous regardez l’histoire de l’art, vous vous apercevez que le nu féminin a été énormément travaillé parce qu’il est, en principe, plus plastique. La peau de la femme reçoit mieux la lumière. Dans les académies, on travaillait les deux. Mais la femme est un modèle plus poétique, plus charnel que l’homme, en peinture. J’ai travaillé avec des modèles, mais maintenant je les invente.
Êtes-vous féministe ?
Je suis souvent très en colère contre les mouvements féministes. Ils ont été très nécessaires. Car, pour arriver au même niveau qu’un homme, les femmes doivent accomplir cent fois plus d’efforts. Mais certains mouvements m’énervent car ils sont excessifs. Des combats me paraissent trop violents.
Vous êtes très sensible aux saisons…
Je les adore. J’adore les changements de lumière, j’adore tout ce que la nature travaille en douce et cette espèce de renaissance du printemps. Elles influencent aussi notre rythme de vie. J’aime assez, après l’été, me replier sous mon toit et vivre à l’abri, tranquille, à gamberger. J’aime la nature mais j’aime aussi, beaucoup, la vie quotidienne en ville. Je suis très attachée aux trottoirs. La solitude de la campagne pousse à la nostalgie, tandis qu’en ville on est tout de suite rattrapé par quelque chose. J’adore aller au café, au cinéma. J’adore les bruits de la ville qui se réveille le matin. Je ne dors jamais sur mes deux oreilles. Avec l’une, j’écoute les bruits du monde, avec l’autre, j’entends mon chant intérieur. C’est ce qui nourrit mon travail écrit ou ma peinture. C’est une façon de rêver ou de ruminer… C’est cela qui construit finalement le tableau.
Parmi les grandes œuvres que vous avez réalisées, il y a ce travail inspiré du "Cycle de sainte Ursule" de Vittore Carpaccio, qui se trouve à Venise…
Je vais souvent à Venise. Et lorsque j’ai vu ce tableau, le dernier en particulier, intitulé "Le Songe", j’ai retrouvé toute ma thématique : une femme qui dort, le lit, la chambre, les fenêtres, les objets et l’ange. Je me suis attaquée à six grandes toiles et j’ai introduit la gradation de la lumière, du début du songe jusqu’au réveil. Le tableau de Carpaccio est une sorte d’annonciation, mais l’ange apporte un message de mort, ce qui est rare dans les annonciations. Dans mon tableau, ce n’est pas l’ange qui porte un message de mort, c’est le visiteur qui enlève la femme, au lever du jour. Cela correspond à mon optimisme fondamental.
Vous avez presque traversé le siècle, quel regard portez-vous sur l’évolution du monde, des mentalités ?
Dire que c’était mieux avant, cela m’énerve énormément. Cela n’est pas vrai. Il n’y avait pas d’antibiotiques, on allait chercher l’eau à la fontaine, on s’éclairait à la bougie. Il y a eu des progrès fantastiques. Une réserve, peut-être. L’informatique est présente partout. Et c’est un progrès. Mais on n’utilise plus ses mains comme avant. Même si je couvre le siècle, je ne tremble pas encore… Je suis assez manuelle. J’ai été éduquée par un père qui l’était. Réparer un truc, cela ne me déplaît pas. Mais, aujourd’hui, on ne peut plus rien réparer.
Dans votre livre "Lettre à l’autre" (Éd. Michel de Maule), vous mélangez les mots et les images, les phrases et les dessins. Pourquoi la correspondance et la calligraphie ont-elles tant d’importance à vos yeux ?
Je suis très attachée à la correspondance : recevoir une lettre écrite à la main, c’est magnifique. Dans l’écriture, il y a quelque chose de la personnalité, des sentiments qui transparaissent. J’adore recevoir des lettres écrites à la main. À présent, c’est fini. On s’envoie des mails, souvent brefs. Cela m’attriste un peu. Le rapport à l’écriture est très important. Que voulez-vous faire passer comme émotion dans un SMS, avec des petites images ?
Tout va trop vite… ? !
Voyez les transports, c’est incroyable. On peut aller vite d’un endroit à l’autre. Mais la rapidité détériore un peu le voyage. J’aimais bien l’idée de la progression. Quand, toute jeune, je descendais dans le Midi, on apercevait d’abord les tuiles romaines, puis les cyprès. Partir d’un aéroport et se retrouver au milieu du désert, c’est moins charmant.

"La beauté est intérieure"
Comment vous ressourcez-vous ?
Du matin au soir, par tout ce qui se passe, par les lectures, les dialogues, la réflexion. Je picore dans des tas de choses qui me nourrissent. De cette nourriture, je fais quelque chose. Je ne reste jamais sans gribouiller, en écriture, en dessin. La nuit, il me vient des idées, je devrais me lever et les écrire.
En qui, en quoi croyez-vous ?
Je n’ai pas eu d’éducation religieuse. Je ne crois pas en Dieu. S’il était là, il pourrait arranger un peu mieux les choses. J’ai un grand grand amour de la vie, des rencontres. J’adore recevoir des amis, rencontrer des personnalités. Je suis pleine de contraste parce que je suis très bien toute seule aussi. Je suis très indépendante. J’ai vécu près de 60 ans avec un mari. À sa mort, je me suis dit : remettre quelqu’un dans la maison, cela n’est pas possible… Je suis parfois malheureuse d’être seule. Mais être libre et indépendante, c’est fantastique.
Qu’est-ce qui vous a construite ?
Un architecte mystérieux… Mes parents, certainement, mais j’étais souvent en réaction contre eux. Je retiens surtout des rencontres.
La peinture est un chemin solitaire…
Complètement, personne ne peut vous diriger. On réussit ou on se casse la gueule toute seule.
Si je vous tends un miroir, que voyez-vous ?
La beauté est intérieure.
Pensez-vous à la mort, parfois ?
Parfois ? Beaucoup. Le seul remède, c’est vivre intensément. Et c’est le travail.
Qu’y a-t-il après la mort ?
Je crois qu’il n’y a rien. Une rétrospective, peut-être… J’aurai une rétrospective au musée d’Ixelles en 2024. J’ai dit que je serai là, même empaillée !
Bio express
1929 Naissance à Paris. Étudie à l'école nationale des Beaux-Arts.
1953 Participe à plusieurs expositions de groupe.
1956 S'installe à Bruxelles, où elle vit et travaille. Expositions multiples en Belgique et à l'étranger.
2021 Le catalogue de Colette Bitker répertorie plus de 650 œuvres qui se trouvent dans des institutions et chez des collectionneurs en Belgique, aux États-Unis, etc. Yvon Lammens a réalisé un film sur sa vie et son travail. Il sortira au printemps 2022.
Colette Bitker peint et écrit. Parmi les publications, Une chemise blanche dans le Vercors (Éd. Michel de Maule, 2014), Lettre à l'autre (Éd. de Maule, 2017).