"Les concepteurs de la Silicon Valley redoutent l’avènement d’une guerre civile"
Jusqu’à 13h30 par jour. Tel est le temps que passent sur leur écran les jeunes de 16 à 24 ans. Les conséquences de cette habitude sont immenses, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif, s'inquiètent Florent Souillot et Yves Marry, auteurs du livre "La guerre de l'attention". Au nom de la cohésion sociale et de la vie en société, ils appellent à une grande prudence.
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Publié le 06-02-2022 à 08h04 - Mis à jour le 06-02-2022 à 18h35
Présentation des auteurs
Florent Souillot est le responsable du numérique des éditions Gallimard et Flammarion. Il s'investit également dans la formation aux enjeux du numérique et du livre au sein du syndicat des éditeurs, ainsi qu'auprès des bibliothécaires, libraires, auteurs. Il a cocréé et copréside l'association Lève les yeux, collectif pour la reconquête de l'attention.
Après avoir travaillé au Parlement européen et au conseil régional d'Île-de-France, puis en ONG et à l'ambassade de France en Birmanie, Yves Marry a cofondé l'association Lève les yeux, avant d'en devenir délégué général en 2019. Il est conférencier et auteur de plusieurs articles et tribunes sur le thème de la déconnexion.
Le 19 mars, à Paris, ils organisent "Les assises de l'attention" en présentiel ! Toutes les infos sur https://www.levelesyeux.com/
"La Libre" accueillera Yves Marry, l'un des auteurs de "La guerre de l'attention", pour une conférence, le 8 mars à 18 h. Infos sur l'événement : ipmevent.be
Entretien
Au point de départ de votre réflexion, cet état de fait : notre cerveau est mangé par les écrans, mais comme on est habitué à être lobotomisé, on n’y prête plus attention… Logique et à fois inquiétant !
Florent Souillot : On passe l'essentiel de notre temps éveillé sur des écrans, conçus pour stimuler notre attention, la solliciter, nous soumettre à un bombardement attentionnel - bien plus puissant que l'affichage, la pub ou la télé. Ces messages en flux incessant sont des détournements attentionnels qui nous empêchent de nous retourner, même sur le phénomène. C'est comme toutes les formes d'addiction : il faut arriver à se déprendre de l'objet, et la première étape n'est pas évidente, car on est éblouis, on baigne dedans, et c'est très confortable.
En tant qu’initiateurs de l’association "Lève les Yeux" qui va au contact des enfants dans les écoles pour les sensibiliser au sujet, vous parlez au public le plus touché, sans doute : notre jeunesse. Vous écrivez : "Pour l’immense majorité des adolescents entrés dans l’âge des doutes et des angoisses, les écrans forment un refuge idéal". Si l’écran est refuge, comment en sortir ?
Yves Marry : On utilise, à ce sujet, l'expression inventée par Alain Damasio du "techno-cocon". L'adolescence est une période de construction et de comparaison. Être derrière son écran permet de se sentir protégé, on se frotte moins au réel et, paradoxalement, la comparaison sociale est accentuée dans l'univers des réseaux sociaux.
Chiffres à l’appui, vous dites : "L’intelligence de l’enfant dans toutes ses dimensions (de calcul, émotionnel, social) est attaquée par les écrans". Ces informations sont connues ou c’est encore indistinct ?
Y.M. : Le public en a une idée nébuleuse et c'est un état de fait entretenu dans le débat public par les industries de la technologie qui ont intérêt à ce que le doute persiste, phénomène qui traverse l'histoire de l'industrie. Les vendeurs d'alcool, de tabac, de pesticides ont toujours financé des recherches pour entretenir le doute. Concernant l'impact du numérique, le tout a lieu dans un contexte global de vision positive du progrès technologique.
Vous indiquez qu’il existe un lien établi entre la hausse des retards de langage, la surexposition aux écrans et l’inévitable manque d’interactions humaines qui en découlent. Lorsque vous dites cela à des parents, à des profs, cela change leur comportement ? Car, après tout, ce sont les grands qui achètent les écrans ?
F.S. : Les études existent ainsi que la mise en lumière des conflits d'intérêts autour de ces questions. Mais elles ne suffisent pas. S'il n'existe pas de mesures collectives de l'ordre de la contrainte et de la protection, on en sera toujours réduit aux gestes individuels qui demandent des efforts colossaux avec des effets limités. L'école est un bon exemple, qui n'est pas une alliée sur ce point. L'attention est le dernier champ de bataille car on a déjà exploité les ressources naturelles et ce qui reste, c'est le cerveau. La revente des données, du "temps de cerveau disponible" sont des gisements pour le capitalisme attentionnel. Il faut donc agir sur la régulation.
Vous soulignez que la pédagogie traditionnelle s’est adaptée à ce nouveau "problème d’attention". On doit montrer des vidéos pour intéresser les élèves, fractionner les cours en tranche de 10 minutes. C’est comme si on devait agir dans un environnement aux règles du jeu déjà établies en faveur des écrans.
Y.M. : C'est ce qu'on ressent, même si on n'essaie pas de jouer sur la corde de la peur. Agir sur une déprise de la dépendance n'est pas facile. On essaie de dégoupiller la culpabilité, aussi. Est-ce déjà joué ? On a l'exemple d'une prise de distance possible avec l'écologie. On était dans un bain de surconsommation et les esprits ont changé. C'est la force de l'esprit humain de se mettre dans un mouvement différent.
D’autant que les enfants sont capables de se concentrer plus de 10 minutes, il suffit de les captiver… C’est comme si on mettait en place les conditions qui permettraient d’aliéner tout le monde tranquillement.
F.S. : Il y a une question sociale aussi. Cela touche les gens les plus défavorisés, au même titre que la malbouffe ou la surconsommation. Car il y a aussi des classes et des écoles sans écrans. Des universités de prestige qui bossent avec des tableaux noirs. Il y a donc une forme d'hypocrisie et de "pacification sociale". Il faut dire que l'industrie numérique est une promesse de croissance à court terme, un discours positif qui promeut une pacification sociale. Comment les gouvernements pourraient-ils résister ? C'est une illusion cependant, car les gouvernements ont laissé les clés du camion aux grandes plateformes qui équipent les établissements scolaires, les administrations…
Cette guerre de l’attention dont vous parlez est-elle aussi une guerre contre les médias qui cherchent à informer ?
F.S. : Ce combat pour l'attention est un défi pour toutes les productions culturelles contemporaines, face à cette tendance à l'accélération de la consommation de contenus saillants, émotionnels et des circuits de récompense courts. Les médias sont parmi les premiers à pâtir des écrans. La pression est si forte, on dépend tout le temps de ces acteurs, de ces plateformes ! Et, à la fois, la régulation a toujours des années de retard. On est mis au pilori par les grandes multinationales qui rêvent d'une circulation la plus irrégulée des contenus, les plus courts et les plus remplaçables possible. Tout ce qui s'oppose à cela est aujourd'hui un défi.
Vous écrivez : "L’algorithme de YouTube favorise les contenus mensongers qui ont six fois plus de chances d’être relayés que les informations fiables." Plus c’est tordu, et plus on a envie de le partager ?
F.S. : L'algorithme de YouTube, c'est un secret industriel bien gardé, comme la recette du Coca, le scroll Facebook, ou la recommandation sur Google, et dont on nous fait croire qu'on en a perdu le contrôle ou que ce sont des algorithmes neutres et silencieux. Et ces algorithmes sont la condition d'une rente faramineuse. Ainsi YouTube valorise ce qui est partagé, tout en s'adressant à la faiblesse de notre vieux cerveau, et c'est cela qui est triste, ça ne fait appel qu'à nos faiblesses, nos fatigues, nos temps morts, notre ennui. Pour répondre à notre désir de récompense à court terme, notre volonté d'être valorisé, liké, qu'on vous demande votre avis, qu'on vous lise…
L’universitaire Sherry Turkle a mis en avant une baisse d’empathie évaluée à 40 % par les utilisateurs des écrans et réseaux sociaux. C’est la fin de l’empathie ?
Y.M. : Sherry Turckle a mesuré cela avec des corps d'étudiants, ceux qui échangeaient par messages et ceux qui évitaient de le faire sur une période donnée, et a réalisé ensuite des tests de réactions aux émotions. C'était assez significatif pour être remarqué, d'autant qu'au départ, elle fait partie de ces gens qui voulaient croire au progrès apporté par la technologie. L'empathie, c'est la question centrale pour nous. L'attention aux autres est en train de baisser et c'est dramatique d'un point de vue civilisationnel ; à l'aube des problèmes écologiques qui nous font face.
F.S. : Dans le documentaire Derrière nos écrans de fumée, les concepteurs de la Silicon Valley ont cette crainte principale : la guerre civile. Ce qui n'est pas rassurant quand cela vient des gens qui sont sans doute les plus au courant ! Cette nouvelle agora numérique empêche un débat public raisonné.
Vous faites la revue de "la captologie" dans l’histoire et vous rappelez qu’au départ, les concepteurs du Web en visualisent les dérives possibles et la nécessité d’une gestion éthique, notamment des moteurs de recherche… Avez-vous l’impression que le grand public a conscience de la non-neutralité de Google ?
F.S. : Après le krach boursier de 2000, le marché s'est invité dans l'économie du Web, quand il s'est agi de trouver du profit à court terme. La publicité est devenue le levier qui a réorienté la stratégie Google qui, tout à coup, allait vendre de la publicité à des annonceurs en leur promettant de l'audience. Dès le départ, le marché est présent dans l'histoire. La technique oriente le profit, en maximise les économies d'échelle et profits. Quand on place cette logique au cœur du système, on transforme une industrie de contenus en industrie de marchandises. D'autant qu'on parvient à modéliser des comportements pour mieux vendre aujourd'hui. Si vous voulez influencer un conflit, une élection, tout peut être modélisé.
Y.M. : Le but est d'alerter, de dire qu'il y a un angle mort de la critique sociale, de la mobilisation de la société civile. Et que cela a des conséquences politiques et anthropologiques. Jusque-là, rien n'a été dit à ce sujet - sauf peut-être du côté de la science-fiction. C'est une bataille culturelle que l'on mène, mais on est contents de nos résultats. Les élèves qu'on rencontre veulent que leurs parents assistent aux ateliers car eux-mêmes sont addicts à leur smartphone.
F.S. : La force publique a le pouvoir sur la question de la dématérialisation de la société. Pour peu que des politiques s'en emparent, il y a de quoi espérer. Quand on voit ce qui se passe dans l'écologie, on a le droit d'être optimistes sur ces questions attentionnelles.
À citer dans les dîners en ville
Combien de temps sur ton écran ? À 8 ans, les écrans représentent un tiers du temps éveillé. Chez les 16-24 ans, on compte jusqu'à 13h30 de temps d'écran, sur les 17 heures, éveillé. Chez les adultes, on parle d'un peu plus de 10 heures d'écran au quotidien, chiffre qui a doublé en huit ans. (Chiffres issus du Baromètre de la Santé 2019, en France, qui datent d'avant le confinement - on imagine que les chiffres ont grimpé pour tout le monde).
La violence sur (télé)commande. Un téléspectateur voit environ deux crimes et dix actes de violence par heure.
Corrélation affligeante. Il existe un lien entre les cas de syndrome du spectre autistique et les surexpositions aux écrans pour des enfants de moins de 5 ans.
Études à l'appui. L'enquête Pisa 2015 soulignait l'impact négatif du numérique sur les résultats scolaires, en révélant que les pays où le niveau scolaire est le plus bas sont ceux qui utilisent le plus les technologies de l'information.
Extraits de leur livre
"Notre dépendance collective au numérique alimentée par des marchands d’attention provoque des ravages et fait planer des menaces que bien peu semblent mesurer. Parce que notre attention est saturée, nous ne parvenons pas à prendre la mesure du problème."
"L’attention aux autres et au monde ne pourra jamais être transmise par une application, aussi perfectionnée soit-elle. Cette attention n’est pas une faculté simplement psychologique, c’est une compétence sociale qui s’acquiert et se développe."
"Il est probable que les moteurs de recherche financés par la publicité favoriseront par essence les annonceurs, [même si] ce type de biais est difficile à détecter […] Il est crucial de disposer d’un moteur de recherche transparent qui appartienne au domaine universitaire."
"Ce qui est frappé, ici, c’est l’essence même de l’édifice humain en développement, depuis le langage jusqu’à la concentration en passant par la mémoire, la sociabilité, et le contrôle des émotions. L’intelligence de l’enfant dans toutes ses dimensions est attaquée par les écrans."
"Les gens qui passent plus de temps que la moyenne devant un écran ont davantage de chances d’être malheureux, tandis que ceux qui passent plus de temps que la moyenne à des activités hors écrans ont davantage de chances d’être heureux."
