"Wokisme, cancel culture et décolonialisme font des ravages"
Selon l'écrivain, critique et professeur d’université Pierre Jourde, ces mouvements sont "le résultat d’une atomisation de la société".
Publié le 05-03-2022 à 10h46 - Mis à jour le 17-06-2022 à 22h47
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Pierre Jourde, "universitaire, écrivain, critique né en 1955, connu pour se battre contre les bien-pensants et les coteries littéraires qui ne savent que protéger une littérature creuse", peut-on lire sur le site Salon littéraire. Professeur des universités en littérature française, il a surtout publié environ quarante ouvrages : essais (Littérature et authenticité), satires littéraires (La Littérature sans estomac), romans (Pays perdu, Le Maréchal absolu, Le Voyage du canapé-lit…) et livres de poésie avec des artistes. Il a également dirigé l'édition en Pléiade des romans de Huysmans et s'apprête à publier À rebours en édition Folio.
Il est aussi un ex-chroniqueur du magazine L'Obs. "Il est normal, voire souhaitable, qu'un écrivain, qu'un universitaire, mes deux casquettes, intervienne dans le débat esthétique, et se mêle de la vie de la cité. Curieusement, ça n'a pas toujours été compris. Ce que nous admirons aujourd'hui chez les grands auteurs du passé, Zola ou Sartre, est souvent mal pris chez les contemporains, comme si c'était déchoir et se salir. Je l'ai fait tout de même." C'est par ces mots que, le 8 octobre 2021, Pierre Jourde clôturait douze années de "Chronique libre" dans le magazine français. Pourquoi vu le succès de lecture ? Parce que "les choses deviennent un peu compliquées. De plus en plus […], je dois négocier avec le service juridique, qui craint toujours le procès en diffamation. On me demande des rectifications, des euphémismes, des suppressions, dans des formules où je ne vois aucun problème. Je n'ai pas envie de trop lisser cette chronique, dont la liberté de ton faisait l'intérêt."
Cette difficulté à aborder certains sujets, Pierre Jourde l’a aussi rencontrée avec la non-publication du troisième recueil de ses chroniques : "On achève bien la culture". Les éditions de La Baconnière lui avaient demandé de supprimer la moitié du volume, soit tout ce qui concernait la société et les médias, il a refusé.
Avec “La Tyrannie vertueuse” (Ed. Cherche Midi, fev 2022) , Pierre Jourde livre un véritable réquisitoire contre le moralisme, la surveillance et la censure que font peser des “minorités agissantes”, “au nom du Bien”. Cet humaniste, profondément attaché à la liberté de penser et à la force de l’argument (contre l’argument de force), a toujours montré une opposition aux obscurantismes de toutes sortes. Il a le courage de ses convictions et l’habitude des polémiques.
"Nous sommes semblables avant d’être différents", dites-vous évoquant votre famille métissée et vos amis lesbiennes, gays, Arabes ou Juifs. Vous ajoutez que "Certains ont entrepris de casser cela et de nous assigner à des genres, des sexualités, des couleurs censés être en guerre les uns contre les autres. D’où ce livre."
Cela tient de l’évidence. Le fait d’être humain surpasse toute autre forme d’identité. C’est ce qui fonde toute morale, et toute communication. Dans le cas contraire, on tombe dans toutes les situations historiques où l’appartenance nationale, raciale, religieuse passait avant l’humanité, et autorisait à ne pas tenir compte de ce qu’on doit à l’autre en tant qu’humain. Les différences existent, bien évidemment, mais communiquer entre gens différents est notre socle commun. On dirait aujourd’hui qu’il faille cesser toute communication entre groupes identitaires. On ne peut reconnaître l’altérité que si on identifie en l’autre un semblable.
Vous dénoncez les "ravages" exercés par le wokisme, la cancel culture et le décolonialisme. Comment définissez-vous ces trois termes ?
Le premier terme est général. Il désigne le fait d'être attentif à toute forme de discrimination. Ce qui est très positif. Mais comme beaucoup de démarches positives, il s'est transformé en oppression. Il s'agit à présent de surveiller partout et de réprimer autant que possible ce qui n'est pas conforme à l'idéologie identitaire, qui considère toute minorité comme victime d'oppression, et exclusivement sous cet angle. La cancel culture est par conséquent l'application du wokisme dans le domaine culturel : la chasse à toutes les représentations "offensantes", partout, en littérature, au théâtre, au cinéma, etc. Le "décolonialisme" considère que toute la pensée occidentale est infectée de colonialisme, et entend considérer les mathématiques, la physique moderne comme des produits de l'oppression. On veut également en finir, pour la même raison, avec les études classiques, le grec et le latin. Donc, oui, wokisme, cancel culture et décolonialisme font des ravages.
Pourquoi, selon vous, ces mouvements ont-ils pris tant d’importance aujourd’hui ?
C’est le résultat d’une atomisation de la société, qui ne croit plus au politique, ni au collectif, et se replie sur des identités locales. On ne se reconnaît plus que dans l’appartenance à un groupe, lequel exige que l’on reconnaisse ses droits, sans restriction. C’est aussi l’aboutissement d’une infantilisation générale des individus, d’une culture de la surprotection, qui les amène à se considérer comme des victimes avant toute autre chose.
Quels sont ces "ravages" que vous pointez ?
La destruction de vies entières et de réputations par le harcèlement en meute sur les réseaux sociaux, l'annulation de conférences et de séminaires par la pression d'étudiants ou de groupes identitaires, la mise en danger de la vie de professeurs par l'accusation d'"islamophobie" à tort et à travers, la censure de grands textes du passé, et leur mise en conformité avec une doxa idéologique contemporaine ou encore le nettoyage de la culture populaire. C'est le stalinisme sans état centralisé. C'est aussi l'interdiction de penser librement, autrement qu'à travers des filtres idéologiques et militants. C'est enfin le refus de communication entre cultures et communautés : il faut être noir pour traduire un Noir, ou critiquer l'œuvre d'un Noir, ou interpréter un Noir. Repli terrifiant, qui est aussi une régression infantilisante.
"Fier d’être homosexuel est une réaction normale voire salutaire", écrivez-vous. Alors où est le problème ?
Le problème est que cela se noie dans ce mouvement général où tout ce qui compte est la revendication de soi comme fondement absolu.
Vous relevez que la censure n’est plus l’apanage de l’État qui, au 19e, poursuivait artistes ou intellectuels. Qui l’utilise aujourd’hui ?
Il n’y a plus de procès intentés à des écrivains par la puissance publique, la censure d’État a disparu et se limite à peu près à la protection de l’enfance. Ce sont désormais des associations appartenant à la société civile qui intentent des procès, des personnes privées qui se regroupent sur les réseaux sociaux pour accuser, diffamer, injurier, menacer de mort. Ce sont des intellectuels qui obtiennent, par des pétitions ou des tribunes, la censure d’autres intellectuels. C’est un changement majeur.
Qu’entendez-vous par "chantage victimaire" ?
Discuter une revendication de groupes homosexuels, par exemple, vous rend d’office homophobe. La pression sur les réseaux sociaux suffit à faire annuler une conférence sur les problèmes posés par la gestation pour autrui, au motif que les homosexuels sont victimes de discrimination.
Que reprochez-vous à l’idéal du progrès ?
De faire passer tout et n’importe quoi, au nom de l’avenir radieux, et au gré des idéologies en vogue. En 1970, si vous estimiez qu’un gamin de 14 ans n’était pas à même de choisir librement des relations sexuelles avec des adultes, vous étiez un vieux réac bourgeois. Aujourd’hui vous êtes un criminel pédophile, dénoncé par ces mêmes enfants. Mais aujourd’hui, si vous estimez qu’un enfant de 14 ans n’est pas à même de décider librement de changer de sexe, vous êtes un vieux réac homophobe. Qu’en dira-t-on dans 20 ans ?f
Que répondez-vous quand certains vous qualifient de "réac" ou de faire le jeu du Front National ?
Ce sont des formules automatiques, sans cesse réitérées, et qui se sont totalement dévaluées à force d’être employées n’importe comment et contre n’importe qui. Ce sont ceux qui masquent les problèmes qui font le jeu de l’extrême droite et ont contribué à la faire monter.
L’auteur Sébastien Fontenelle qui défend la culture woke vient de publier "Petit éloge de la censure". "Pour faire société", écrit-il, "on ne peut pas tout dire. L’attention portée à autrui est une condition du vivre-ensemble. La stigmatisation de catégories entières ne peut pas constituer ni l’étalon de la libre expression ni la norme du débat public". Qu’en pensez-vous ?
La liberté d'expression a été conquise très difficilement, au prix de luttes acharnées, de souffrances, de condamnations, de morts. Il est tendance de la remettre en cause avec beaucoup de légèreté et de réhabiliter la censure. C'est une vraie régression démocratique. La vérité est la condition absolue de la liberté et de la démocratie. À ce compte-là, Voltaire stigmatisait. Diderot aussi. La parole est déjà limitée par des lois en démocratie. Beaucoup de pays ne bénéficient pas de la liberté d'expression, et bien des citoyens y aspirent. M. Fontenelle semble considérer cela comme un luxe inutile. C'est merveilleux. Il semble ignorer qu'on ne peut pas dire n'importe quoi : l'antisémitisme, le racisme, le négationnisme, la diffamation, le harcèlement sont des délits, et sont condamnés. Je ne vois pas ce qu'il faudrait interdire d'autre. "Stigmatiser" est un autre mot employé systématiquement pour masquer la vérité, et ne jamais traiter les problèmes en adultes responsables. On ne peut rien fonder sur le mensonge et l'omission. Pour ne pas "stigmatiser", une jeune femme yézidie, qui a été esclave sexuelle de Daech, a été interdite de conférence aux États-Unis. Surtout pas la vérité, les musulmans ne la supporteraient pas, ils se sentiraient gravement mis en cause par le témoignage d'une victime de Daech, c'est ce que pense M. Fontenelle ? En Belgique, Fadila Maaroufi, de l'Observatoire des fondamentalismes, fait état de jeunes filles musulmanes ne portant pas le voile, et agressées parce que considérées comme sexuellement disponibles de ce fait. Fadila Maaroufi a été menacée de mort, ce qui est classique dans ce genre de cas. Fontenelle veut-il censurer Mme Maaroufi ? Est-ce qu'elle stigmatise les musulmans ? Faut-il cacher ce qu'elle dit ? Et n'est-ce pas mépriser la souffrance des victimes, dans ce cas ? Il y a des pays en effet où on ne "stigmatise pas". Je n'aimerais pas y vivre. Mais c'est peut-être l'idéal de M. Fontenelle.
La dernière phrase non écrite de votre livre ?
Nous sommes assez grands pour juger par nous-mêmes de la valeur et de la morale d’un texte, d’une information ou d’un article. Et l’émancipation, c’est sortir de ses déterminations identitaires. Non pas renoncer à soi, mais prendre des distances avec ces déterminations. Cela doit être notre but.
Extraits
“De justes revendications se transforment, dans des excès militants désormais omniprésents, en égalitarisme despotique, non pas en relation avec le bien commun, avec l’amélioration de l’ensemble de la société, mais pour satisfaire tel ou tel groupe, pour qui la revendication identitaire prime sur le bien commun.”
"Un des démocraties contemporaines c’est que le stade suprême de l’identité est devenu l’identité individuelle […]. Les jeunes générations ont été formées à l’idée que leur identité individuelle constituait une sorte d’entité sacrée qu’on ne pouvait en aucun cas offenser.”
“Le féminisme radical, le militantisme LGBTQ, le décolonialisme déchaîné, l’écologisme en folie arrangent bien les maîtres du monde. Pendant qu’on s’occupe de ça, qui devient l’essentiel du militantisme, on ne pense plus la pauvreté, l’absence d’ascension sociale, l’école en panne, la ruine de l’université, la misère des petits agriculteurs, les salaires de misère, l’hôpital en déshérence. Et arrangent bien les grandes entreprises dont les marques de luxe adorent s’acheter une vertu en utilisant cette mode du woke dans leur communication.”