Nous avons été aveugles au projet de provincialiser l’Europe qui se répand dans le monde
Poutine, comme les (candidats) dictateurs du monde entier, ne supporte pas le modèle démocratique de l’UE qui défie les bases de son régime.
Publié le 08-03-2022 à 17h46 - Mis à jour le 09-03-2022 à 12h04
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Une carte blanche du professeur Jean De Munck (UCLouvain)
L’invasion brutale de l’Ukraine précipite l’Europe dans des choix existentiels. Jusqu’au 24 février, les Européens ont vécu dans une "bulle cognitive" qui leur a fait systématiquement sous-estimer les menaces qui planent sur eux. Il y a un mois à peine, aux avertissements informés des services américains concernant la concentration des troupes russes, ils répondaient par un haussement d’épaules. Mais le réel leur a sauté au visage. Oui, ils ont des ennemis, prêts à détruire et à tuer, en masse s’il le faut, même sur le sol européen.
Provincialiser l’Europe
Mais à quoi avons-nous été tellement aveugles ?
Nous avons été aveugles à la dynamique infernale d’un régime autoritaire dont le développement passe par la guerre permanente. Il y a plus grave : nous avons été aveugles au projet de provincialiser l’Europe qui se répand dans le monde depuis près de trente ans. Il se trouve à l’agenda des gouvernements qui, non sans arrière-pensées, s’abstiennent de condamner la Russie, ceux de Chine, d’Iran, d’Inde, du Brésil. Vladimir Poutine n’est qu’un exécutant particulièrement audacieux d’un grand rêve partagé dans bien des coins du monde.
Il présente certes son "opération militaire" comme un conflit de frontières et d’alliances militaires. Selon lui, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ou à l’Union européenne (UE) menacerait sa sécurité. Nous savons pourtant qu’un autre enjeu justifie l’opération. Des anciens dominions soviétiques, l’Ukraine est le plus démocratisé. Par deux fois (en 2004 et 2014) au cours des vingt dernières années, des despotes russophiles y ont été mis en échec par une société combative et lucide. Poutine n’agit pas en raison d’une supposée "menace" militaire. Il craint surtout la constitution d’une démocratie qui défie efficacement les nouvelles classes dirigeantes de l’ex-empire soviétique. C’est ce mouvement des sociétés civiles qu’avec bien d’autres, il baptise "expansionnisme occidental".
La révolution européenne
Le projet de provincialiser l’Europe se justifie rhétoriquement par le ressentiment à l’égard de l’Europe impérialiste d’hier, supposée persister dans son être. En réalité, il vise le modèle démocratique européen d’aujourd’hui. Ce que ne supportent pas les (candidats) dictateurs du monde entier, c’est la révolution interne de l’Europe de l’après-guerre.
Jusqu’en 1945, l’Europe a été un continent à la fois nationaliste et impérialiste. Dans cette Europe-là, les droits des personnes, pourtant proclamés dès 1789, ont été systématiquement violés, comme ils furent bafoués (avec quel mépris !) dans les colonies. Deux guerres industrielles épouvantables en ont résulté, dont l’Europe fut la première, mais non la seule victime.
Cependant, en 1945, l’Europe s’est engagée dans une nouvelle révolution démocratique. Confrontée aux luttes de libération dans ses colonies, elle est sortie de son impérialisme. Elle est devenue porte-parole d’un multilatéralisme respectueux des indépendances nationales. Tournant le dos aux nationalismes, elle a inventé, sur son propre territoire, un ordre international post-westphalien. Celui-ci affirme une prévalence des droits, et se dote d’organes de coopération inédits. Les États acceptent de n’y exercer qu’une souveraineté limitée. Leur démilitarisation y a libéré des ressources qui financent une prospérité économique exceptionnelle.
Cette rupture majeure de notre propre histoire constitue la vraie cible de Vladimir Poutine. Son but est de miner l’attractivité du modèle. Pour marginaliser la révolution européenne d’après-guerre, il lui faut donc revenir à l’Europe de 1930-1940, celle de l’équilibre militaire, du mépris des droits, des longues files de réfugiés chassés sur les routes.
Le réveil de l’Europe ?
Si l’Europe doit se réveiller, ce n’est certainement pas pour épouser cette vision rétrograde d’elle-même. Cette tentation est pourtant présente à l’intérieur de ses frontières. Les partis populistes rêvent de détruire le droit européen. Ils épousent objectivement la vision du monde du président russe. Faut-il s’étonner que leurs dirigeants se plient en courbettes dans les antichambres du Kremlin ?
Décillée, l’Europe doit opérer un double réveil. D’abord, elle doit réactiver sa volonté de s’unir en définissant mieux ses finalités qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. Dans l’Union européenne, il ne s’agit pas seulement de défendre un marché, mais un modèle de démocratie fondé sur le droit. Et aussi une vision de l’ordre international. Si l’Union européenne a une vertu prophétique, c’est de préfigurer, dans la réalité, ce que pourrait être, dans l’idéal, une globalisation conciliable avec la démocratie.
Le deuxième réveil tient au choix des moyens. Il est désormais clair, comme l’a souligné avec force le chancelier allemand, que l’Europe n’est pas suffisamment armée sur le plan militaire. Cependant, la démocratie ne s’impose pas militairement, mais par la force de la discussion et la patience du droit. C’est pourquoi les sanctions économiques valent mieux que les armes ; les discussions valent mieux que les sanctions économiques ; et les traités valent mieux que l’équilibre de la terreur.
En démocratie, l’usage des armes ne doit obéir qu’à deux principes : l’usage en dernier recours et le principe de proportionnalité. Le réarmement de l’Europe, s’il néglige ces principes, ne serait pas une réponse adéquate à sa provincialisation, mais le retour à la vision du monde qui a précipité le Vieux Continent dans des catastrophes qu’il s’agit précisément d’éviter.