Bruno Dayez: "La justice ne traite plus que du menu fretin"
"Les avocats prêchent dans le désert." "Le procès équitable est une contradiction dans les termes." Tels sont les constats, extrêmement sévères, que dresse l'avocat Bruno Dayez dans son dernière ouvrage consacré à la justice belge. Une "machine" écrit-il, qui tourne de manière "injuste".
- Publié le 10-03-2022 à 10h34
- Mis à jour le 10-03-2022 à 12h47
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Bruno Dayez, "c'est l'avocat de Marc Dutroux". Cette étiquette, il la trouvera sans doute minimaliste. Car Bruno Dayez est, certes, connu pour être le conseil de celui que beaucoup considèrent comme l'ennemi public numéro un en Belgique. Mais l'avocat pénaliste n'est pas "que ça". L'homme est également chercheur associé à l'Université Saint-Louis, auteur et se considère bien volontiers comme l'une des personnalités les plus critiques envers la justice et son fonctionnement. "Je la connais de l'intérieur et depuis si longtemps, je pense donc être légitime pour cela", lance-t-il.
Cette critique, il la couche sur papier dans plusieurs ouvrages. Les derniers forment un triptyque composé de trois lettres publiées aux Éditions Samsa. La première est adressée à "une jeune pénaliste", une autre à "mes juges". La dernière, "au procureur du Roi". Sans complexe, l'homme de 62 ans balance ses mots - parfois durs - comme s'il voulait réveiller magistrats, avocats et justiciables sur tout ce qui ne tourne pas rond dans la justice, qui n'a, à l'écouter, rien de juste.
Pour rappel, au sein de la justice en Belgique, le procureur (entouré de ses substituts) est un magistrat qui représente la société et défend ses intérêts auprès du tribunal de première instance, du tribunal de police, du tribunal de l’entreprise et à la cour d’assises. Il est membre du ministère public (le parquet) et a comme mission de poursuivre l’auteur d’une infraction dans toute procédure pénale.
Le procureur intervient également devant un tribunal en présentant, oralement, ses réquisitions. Il présente les éléments à charge contre un suspect et propose au juge une peine à infliger. Il y a au moins un procureur par arrondissement judiciaire (au nombre de douze).
"Les avocats prêchent dans le désert"
En quoi les procureurs sont-ils des acteurs centraux de notre système judiciaire ?
Parce que les procureurs sont partout. En tant que représentants de la société, ce sont eux qui décident des dossiers et des affaires que l’on introduit dans la machine qu’est notre système judiciaire. Lors des débats, ils bénéficient ensuite d’un pouvoir que ne peut contrebalancer celui de l’avocat puisque les dossiers sur lesquels s’appuie le procès ont été informés par leurs soins. On les retrouve enfin au niveau de l’exécution des peines et du tribunal d’application des peines (le TAP). Ils bénéficient donc d’une position dominante avant et pendant le procès, et sont quasiment seuls aux gouvernes quand il s’agit d’exécuter les peines.
Le procureur est un être sans visage, écrivez-vous, dont l’action reste nimbée de mystère… Notre justice serait opaque à ce point ?
Le corps des procureurs est une force à la fois anonyme et occulte. Le procureur fait sa cuisine, prépare ses dossiers de manière mystérieuse et avec des motivations énigmatiques, y compris pour les avocats qui travailleront sur ces mêmes dossiers comme sur des produits déjà entièrement ficelés. Malgré le fait que nous pouvons assister aux auditions de police, nous n’avons aucune visibilité sur le travail policier et la manière dont le dossier fut informé. Cela ne peut que nous entretenir dans une forme de suspicion, qui n’est peut-être pas fondée, mais qui resurgit alors que nous sommes effarés de voir que certaines affaires n’aboutiront jamais au tribunal, ou que certains justiciables n’iront jamais en prison.
Vous évoquez dans votre livre une justice à quatre ou cinq vitesses, plus sévère avec la petite délinquance qu’avec la criminalité en col blanc suffisamment astucieuse pour échapper aux rouages de la justice. Cela est-il dû au manque de moyens de la justice, ou bien celle-ci obéirait-elle à une idéologie particulière ?
La justice est une institution désuète qui doit sauver les apparences avec le peu de moyens dont elle dispose. Pour cela, elle va toujours jeter son dévolu sur ce qui est le plus simple. On peut donner de cela une image facile, mais qui correspond à la réalité : si on donne dix dossiers simples et un dossier complexe à un substitut, il va se jeter sur les dossiers les plus faciles afin de faire du chiffre. Il remettra à plus tard le dossier le plus complexe, mais, comme il aura reçu entre-temps dix autres affaires à traiter, ce dossier échouera finalement dans les limbes de la justice.
Vous avez une vision très managériale du fonctionnement de la justice…
Je ne suis pas le seul. Nous devons faire de mieux en mieux avec de moins en moins de moyens. Certains tentent de nous mystifier en nous faisant croire que la rationalisation a du bon, et que nous pourrions mettre en place des procédures accélérées. Mais la vérité est qu’on ne traite alors plus que du menu fretin. À l’un des extrêmes, on demeure donc performants pour gérer de petites affaires, à l’autre, celui où l’on retrouve les initiés et les notables du crime, nous avons une justice qui n’est jamais rendue, qui tombe dans la prescription ou qui débouche sur des transactions financières. En fin de compte, le détournement de millions d’euros au service de la corruption, des délits économiques ou environnementaux est moins sévèrement réprimé que le vol à l’arraché d’un sac à main qui trouble plus ostensiblement, mais moins fondamentalement, l’ordre établi.
Vous écrivez que le parquet participe d’une justice répressive - plutôt que d’une justice réparatrice - pour répondre à ce qu’attend la société. Mais cela n’est-il pas légitime et, en quelque sorte, "démocratique" que la justice soit à l’écoute de ce que souhaite la société en général ?
La justice est une question de mesure. Si le parquet abonde dans le sens de l’opinion qui a désormais pris fait et cause pour la victime, il cautionne l’idée selon laquelle le meilleur point de vue pour juger une affaire est celui de cette victime. Or, la caractéristique du point de vue de la victime est qu’il n’est pas dans la mesure, qu’il est toujours dans l’excès : soit de pardon, soit de vengeance. Oui, je porte donc en estime les juges qui osent aller à rebrousse-poil de l’opinion ou du bruit médiatique.
À quoi peut encore servir un avocat si, face à lui, le pouvoir du procureur est généralement inattaquable, comme vous le laissez entendre ?
Sauf exception, l’avocat prêche dans le désert. Mais il n’est pas le seul. Nous disons que nous sommes des "acteurs" de la justice ; or, nous sommes en réalité tous "joués". Nous sommes des exécutants au service de la machine. Avocats, procureurs ou juges, nous devons correspondre à ce qui est attendu. La plupart du temps, nous manquons de courage et nous tenons des discours convenus tout au long d’un procès qui n’est en réalité qu’une pièce infiniment prévisible.
Le procès équitable est une contradiction dans les termes, écrivez-vous. Quels seraient les leviers essentiels pour changer la donne ?
Le seul effet concret de la machinerie est qu'on inflige chaque année quelque dizaines de milliers d'années de prison à des personnes. Tout le fonctionnement est rivé à l'idée de l'incarcération. C'est comme dans Tintin en Amérique : que vous mettiez Tintin ou une vache sur le tapis roulant, il sort de la machine les mêmes boîtes de corned-beef dont seul le volume change. La prison est devenue un produit d'usinage inévitable de la justice, alors qu'elle est un impensé, une déchetterie, une oubliette physique et intellectuelle. Comme je le dis depuis longtemps, l'intérêt du jugement s'épuise dans son prononcé : on ne se préoccupe pas de l'exécution de la peine, ni de son effet. Le palais de justice et les prisons sont deux mondes étanches qui ne s'interpénètrent pas.
Mais quelle est la solution ? C’est en réfléchissant au sens et à la nature de la peine que nous pourrons en sortir ?
Les peines sont-elles faites pour être appliquées ? Dans les faits, la réponse est non. La peine qu’inflige un tribunal n’a qu’une efficacité symbolique. Son efficacité instrumentale fait complètement défaut. La prison ne sert qu’à mettre la poussière sous le tapis. Sauf exception, elle n’est jamais la solution, mais le problème ; elle reproduit les injustices sociales en ciblant essentiellement la petite criminalité qui est facile à détecter.
La peine de prison n’est-elle pas ce qui est le plus équitable ? Elle retire finalement le seul bien qui nous est commun à tous : le temps.
La prison doit son succès à deux choses. Au début, elle était un progrès en comparaison des exécutions publiques, de la torture ou des châtiments corporels. On croyait également de bonne foi en ses vertus de repentir : les prisonniers, seuls et en silence, méditeraient sur leur conduite et prendraient conscience de leurs manquements. Le deuxième élément qui a fait le succès de la prison est qu’elle propose une unité de mesure très commode : on peut graduer la condamnation en fonction de la gravité de chaque délit, on traite chacun selon ses mérites. Malheureusement, tout cela n’est qu’une vue de l’esprit.
Mais quelle est l’alternative ?
À choisir, je préfère malgré tout le modèle rétributif au modèle sécuritaire dans lequel nous sommes tombés. Le modèle rétributif conserve l’idée de justice, c’est-à-dire l’idée qu’il doit y avoir une certaine proportion entre l’infraction et la sanction. S’il faut punir, alors punissons avec mesure. Nous sommes malheureusement plongés dans l’idéologie sécuritaire qui contamine les esprits. Aujourd’hui, nous ne punissons plus des coupables, mais nous incarcérons des gens que nous décrétons dangereux. Or, le diagnostic sur la dangerosité des personnes est aussi aléatoire qu’un pari sportif. C’est au nom de cette idéologie que le recours à l’incarcération préventive (qui engendre de la surpopulation dans nos prisons) est en vogue. C’est aussi au nom de cette idéologie que les peines prononcées sont globalement plus lourdes et qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir une libération conditionnelle. Le problème fondamental, c’est que, lorsqu’on commence à incarcérer des gens dangereux (et non des coupables), on entre dans une course sans fin et dans une logique de justice préventive. Or, la justice n’a aucune vocation préventive et elle n’a aucune efficacité instrumentale : jamais elle ne jugulera le phénomène criminel. Je terminerai sur ce point : la justice pour l’exemple est un double scandale. Elle est discriminatoire, on l’a vu. De plus, quand on prétend faire d’un malfrat un exemple, on l’utilise à d’autres fins que lui-même. On ne le considère donc plus comme un sujet, mais comme quelqu’un qui mérite d’être sanctionné pour frapper les esprits. Une telle justice me révulse.
Son livre: "Lettre au procureur du Roi"
Bruno Dayez, Édition Samsa, 2022

>>> Ce mardi 22 mars à 20 h, Bruno Dayez donnera une conférence de Carême à la cathédrale de Bruxelles. Info www.cathedralisbruxellensis.be