Elio Di Rupo : "Quand on ne voudra plus de moi, on me dégagera…"
L’homme est à son image : de l’ancien et du nouveau. Trois heures d’entretien, la confiance retrouvée - qu’il accorde ou peut retirer d’un trait - ont quand même permis l’une ou l’autre confidence. Voici les états d’âme de l’irremplaçable Elio Di Rupo.
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Publié le 20-03-2022 à 08h12 - Mis à jour le 01-04-2022 à 17h38
Mons. Une rue derrière la Grand-Place. Treize heures. Il ouvre la porte blanche de son élégante maison en briques rouges. L’homme est à son image : de l’ancien et du nouveau. Baskets branchées. Jeans ajusté. Chemise blanche immaculée. Nœud papillon rouge. Visage lisse. Grand sourire. Cheveux noirs.
La pièce dans laquelle il m'accueille est grande, claire, blanche. Une baie vitrée donne sur un jardin de ville. Deux étagères encadrent une cheminée. Des fauteuils profonds invitent au repos. Au mur, des photos de lui, dont une avec Barack Obama. En face, un cadre représente Antinoüs, l'amant de l'empereur Hadrien. Chaque été ou presque, il relit Les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar. Si on veut connaître et comprendre Elio Di Rupo, il faut lire cet ouvrage magnifique. Je m'y suis replongé. Il y a d'étonnantes similitudes d'attitudes, à deux mille ans d'intervalle.
Une grande table ovale en marbre blanc est dressée. À côté, un petit bureau et un grand écran. C'est ici qu'il aime travailler. "J'y suis dès l'aube." Le travail. Le travail. Le travail. Ce mot revient sans cesse dans sa bouche. Une sorte de drogue, semble-t-il.
Il a proposé de réaliser l'interview à l'heure du repas. Sobre et savoureux. Vins choisis. Pas de dessert, juste du fromage. L'homme tient à sa ligne et à son apparence. Le nœud papillon ? Vissé. "Un jour, j'ai été invité chez des amis pour un apéro. Je sonne. Leur fille, six ans, je crois, vient ouvrir. Elle me dévisage. J'avais un pull à col roulé. Stupeur. Elle court dans le salon et annonce aux invités : il n'a pas de nœud papillon !" C'est comme si saint Nicolas n'avait pas de barbe.
Son parcours est connu. Mais il est important de le rappeler car c'est cela qui a forgé son caractère et ses convictions : orphelin de père à un an, dernier d'une fratrie de sept enfants, une mère qui ne sait ni lire ni écrire. Il aurait pu se satisfaire d'une vie dans l'ombre. Mais il y eut des rencontres, dont l'une avec un professeur, Franz Aubry, qui lui dira : "Travaille Di Rupo, tu vaux quelque chose." Un déclic, une étincelle. Il a créé, discrètement, la Fondation "Franz Aubry" qui aide des étudiants en difficulté. Il y a eu des rencontres. Et puis, il y a, chez lui, une volonté de fer. Et encore le goût de la séduction et du pouvoir. Un cocktail qui lui a offert un destin particulier. Quand il raconte certains épisodes de sa vie, l'émotion surgit. Elle n'est pas feinte.
Sa popularité chez les militants socialistes reste impressionnante. De même que chez les jeunes, abonnés à TikTok, un réseau social sur lequel ses vidéos cartonnent. Sa longévité politique est exceptionnelle. Trop, selon certains, y compris - surtout peut-être… - dans son parti où il n’a pas que des amis. Mais voilà : il est persuadé qu’il peut encore servir son pays et les gens. Son principal combat : augmenter les revenus des travailleurs. Et maintenir l’unité du pays.
Il est prudent dans ses déclarations. Quitte à tenir, parfois, la langue de bois que jeune, il dénonçait chez ses aînés. Trois heures d’entretien, la confiance retrouvée - qu’il accorde ou peut retirer d’un trait - ont quand même permis l’une ou l’autre confidence. Voici les états d’âme de l’irremplaçable Elio Di Rupo.

"L’essentiel, dans la vie, c’est l’amour"
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Mon père est arrivé en Belgique début 1948 pour travailler en tant qu’ouvrier mineur. Ma mère a suivi quelques mois plus tard avec ses six enfants. Ils se sont installés à Morlanwelz, dans une espèce de baraque : elles avaient été construites à la fin de la guerre pour y loger des prisonniers allemands. Au sol, c’était du béton et de la terre battue. Je suis né en 1951. J’étais donc le septième et dernier enfant. En 1952, le jour du mariage officiel de mon grand frère, mon père est parti à vélo, acheter des poulets supplémentaires. Il a été happé par un camion et a eu le coup de lapin. Maman s’est retrouvée seule, ne sachant ni lire ni écrire. L’assistance publique de Morlanwelz a placé trois de mes frères dans un orphelinat, pas loin de la maison.
Vous êtes resté auprès d’elle…
J'étais trop petit. Et elle m'a toujours raconté qu'avant d'aller chercher les poulets, mon père lui avait dit, parce que j'étais en train de brailler : "Occupe-toi d'Elio." Malgré la très grande pauvreté, ma mère nous a enveloppés d'un amour maternel très puissant et permanent. Pendant une dizaine d'années, cela a été très difficile. Ensuite ma sœur a épousé un négociant en vins, certains de mes frères ont trouvé du travail. Les choses se sont améliorées. Mais à la maison, cela restait compliqué. En cinquième et sixième primaires, j'ai d'ailleurs vécu chez ma sœur pour soulager les frais de ma mère. J'étais assez pensif, rêveur. J'étais petit et gros parce que, étant pauvre, je mangeais beaucoup de tartines avec du choco bon marché.
Votre scolarité ?
Cela n'a pas été un long fleuve tranquille. En primaire, tout s'est bien passé. À l'Athénée, cela n'allait plus du tout. J'ai triplé ma première année. Mon père me manquait terriblement. Un jour, ma mère est allée voir le préfet des études parce qu'elle ne voulait pas que j'aille à l'école professionnelle. Il m'a grondé : "Je te reprends. Mais je le fais pour ta mère !" Cela m'a stimulé.
Aviez-vous une idée du métier que vous vouliez apprendre ?
À cette époque, il y avait partout des affiches : "La chimie, c'est l'avenir." Le complexe de Feluy venait de s'installer. Je suis allé à l'école technique de Morlanwelz. C'est là que j'ai rencontré Franz Aubry, un professeur qui adorait son métier, un enseignant faiseur d'étincelles qui tirait ses élèves vers le haut. Il a créé un déclic en moi. Un jour, je revois la scène, il s'approche de moi et dit : "Di Rupo, je veux te voir à la fin du cours." Je me demandais ce que j'avais encore fait. Mais il m'a dit : "Écoute, Di Rupo, je t'ai observé, tu vaux quelque chose. Travaille." Ces mots-là, j'ai toujours la chair de poule quand je les répète. C'est la première fois que l'on me parlait en adulte, que l'on me donnait des responsabilités par rapport à moi-même. Je me suis mis à travailler. Et je n'ai plus arrêté. Comme je ne pouvais pas passer de l'école technique à l'université, j'ai présenté le jury central. À l'université, j'ai eu plusieurs grandes distinctions. J'ai terminé ma formation par un doctorat en chimie.
Comment le virus politique est-il né ?
C’est une vocation, je crois. À l’université, j’ai siégé au conseil d’administration. Ce fut une école de vie. J’ai eu deux grands succès : une salle pour les soirées estudiantines et la mixité pour la cité universitaire. Mais à une condition : qu’un grillage sépare les deux espaces et que les filles gardent les clés des cadenas.
Et votre véritable entrée en politique ?
Le soir de la présentation publique de ma thèse, je suis allé à un congrès du Parti socialiste. Je crois que les instances ont pris peur face à ce type qui venait de nulle part. J’avais des cheveux jusqu’aux épaules. C’est le ministre Robert Urbain qui m’a mis le pied à l’étrier. Il m’a pris sous son aile et m’a fait entrer le 10 février 1980 au cabinet de Jean-Maurice Dehousse, alors ministre-Président wallon. J’avais rendez-vous vers 16 heures. J’ai été reçu à trois heures du matin… parce que Jean-Maurice allait au cinéma presque tous les soirs !
Depuis de nombreuses années, vous faites partie de l’establishment du parti. À l’époque, vous étiez du côté des contestataires. Vous aviez le sens de la communication….
On m'avait placé 24e sur la liste PS aux élections communales. Il y avait 45 candidats. Comment faire pour que l'on me repère ? Au-dessus de mes affiches, j'avais indiqué au fluo "milieu de liste". Voyant cela, les grands leaders ont failli s'étrangler, jugeant ma campagne "personnelle". J'ai été élu avec plus de 1700 voix et aussi beaucoup d'ennuis.
Pour que la paix règne à Mons, le président du PS, Guy Spitaels, vous a envoyé siéger au Parlement européen.
Oui, belle expérience. Par la suite, aux différentes élections, j'ai fait de très bons résultats de sorte qu'un jour en 1992, j'ai été appelé au parti. Je me souviens de la scène. Nous attendions Spitaels dans une salle. Il entre. Tout le monde se lève. Lui ne regarde personne. Il déplie une feuille de papier et lit, avec son air rigide, la liste des ministres. Il commence. "Ministre-Président de la Communauté française : Bernard Anselme." Bernard devient blême : il voulait la Région wallonne. Il poursuit : "Ministre de l'Éducation : Elio Di Rupo." Je deviens livide. Un cadeau empoisonné. Il énumère les autres et termine : "Ministre-Président de la Région wallonne : Guy Spitaels ! Au revoir les amis." Il sort, son chef de cabinet nous ordonne de rester dans la pièce, de ne passer aucun coup de fil avant que Spitaels lui-même annonce la liste des ministres à la radio. C'était une autre époque…
Vous serez ensuite vice-Premier ministre. Une surprise ?
Je ne m'y attendais pas du tout. Cette nomination est intervenue à la suite des affaires Agusta-Dassault (NdlR : le financement occulte du PS par l'avionneur français) qui avaient contraint à la démission les trois "Guy" Spitaels, Mathot et Coëme. Le président de l'époque, Philippe Busquin, m'a proposé d'être vice-Premier. Je me revois arriver au PS. Aussitôt, il appelle Jean-Luc Dehaene, Premier ministre, me le passe. "Elio, je t'attends au Belvédère pour la prestation de serment devant le roi Albert." Il raccroche. Je ne savais pas où c'était. Mon chauffeur non plus. Il n'y avait pas de GPS. Nous avons déplié une carte dans la voiture… J'arrive un peu nerveux. Un monsieur me propose une coupe de champagne rosé. Je la bois pour me déstresser alors que je ne buvais presque jamais d'alcool. Le Roi me reçoit, je prête serment. Et me propose une coupe de champagne pour célébrer ma nomination. J'accepte. La suivante arrive. Cul sec. Je sors de là très joyeux. J'étais attendu sur le plateau de RTL. J'ai fait l'interview un peu euphorique alors qu'au même moment à la RTBF, Philippe Busquin, la mine sombre, tentait de se dépêtrer des affaires !
"On aurait dû imposer le bilinguisme partout, dans tout le pays"
Président du PS, lors des affaires du logement social, vous avez tardé à éloigner les personnes mises en cause malgré votre "j’en ai marre des parvenus"…
Cette phrase n’était pas dans mon discours, qui avait été minutieusement préparé pour que je ne dérape pas. Mes collaborateurs étaient tétanisés. Mais j’ai été emporté parce que cela m’agaçait au plus haut point. C’était inacceptable. Ai-je tardé ? Peut-être est-ce à cause des fausses accusations dont j’avais déjà été victime. Je ne condamne pas a priori. Pour moi, la présomption d’innocence est capitale. Et il faut démontrer par des preuves, par un faisceau de soupçons convergents, qu’il se passe quelque chose. Je vous signale qu’il y a eu une centaine d’inculpations. Mais trois personnes, seulement, ont finalement été condamnées, dont une sans effet. Jean-Claude Van Cauwenberghe, par exemple, n’a jamais été inculpé. Mais il a dû démissionner.
Décembre 2011, le sommet de votre carrière, vous êtes nommé Premier ministre au terme d’une crise politique de 541 jours. Votre principal acquis, le principal regret ?
Le mieux : nous avons mis un terme à l’incertitude quant à l’avenir du pays. Nous avons restauré la confiance en une Belgique, sur le plan interne et externe. Les tensions étaient très fortes. Nous avions frisé la crise de régime. Nous avons aussi assaini à hauteur de 22 milliards d’euros tout en consolidant la sécurité sociale. Nous avons beaucoup lutté contre la fraude fiscale. Nous avons établi une égalité de traitement dans les statuts d’ouvrier et d’employé. Le regret : j’aurais voulu aller plus loin dans l’augmentation des revenus et la justice fiscale. J’ajoute que l’accident de car à Sierre, il y a dix ans, a sans aucun doute été le moment le plus difficile de mon mandat de Premier ministre. Ces enfants étaient devenus mes enfants et j’ai partagé la souffrance insupportable des parents.
Vous avez négocié la sixième réforme de l’État. Résultat, un État "Belgique" horriblement compliqué. Plus personne ne s’y retrouve…
Nous avons restauré la confiance "malgré" la sixième réforme de l'État. Alors qu'aucun parti ne souhaitait cette sixième réforme de l'État, le CD&V voulait arracher tous les morceaux de compétence au fédéral. Tout n'est pas cohérent, je l'admets.
L’heure n’est-elle pas venue de simplifier ?
Les présidents de parti ont l’aptitude et la connaissance pour rendre l’ensemble cohérent. Le tout est de trouver des majorités au Parlement.
Prudent… Quel est votre avis personnel ?
Je suis persuadé que, dans l’opinion publique francophone, l’État fédéral l’emporte sur toute autre considération. C’est ce que je ressens. Mais l’histoire est là : on a communautarisé puis régionalisé. Le schéma institutionnel actuel est le résultat d’une réalité politique que l’on ne peut pas gommer. Tout n’est pas négatif. Dans la gestion du virus, le Comité de concertation a fonctionné, avec un consensus du Nord et du Sud. Mais je vous l’accorde, il faudrait être plus cohérent, plus clair, dans les institutions. Une Belgique à quatre Régions est un élément de réponse. Cela ne relève plus de mon autorité directe.
La Wallonie est de votre autorité. Pourquoi y a-t-il un tel différentiel entre les performances économiques de la Wallonie et de la Flandre ?
Les progrès de la Wallonie ont été stoppés par le Covid. Partout, la pandémie a creusé les inégalités entre les Régions. Une région forte comme la Flandre s’est renforcée, une région faible comme la Wallonie s’est plutôt enfoncée dans les difficultés.
Mais ce retard pouvait s’expliquer lors de la fermeture des charbonnages, de la sidérurgie. Il persiste…
Peut-être la Wallonie n’a-t-elle pas en main tous les outils nécessaires, notamment éducatifs, pour avoir une politique cohérente. Il y a eu aussi, ce que je combats, une grande dispersion des moyens disponibles. Il faut avoir le courage de simplifier, d’éviter le saupoudrage.
La ministre flamande de l’Économie, Hilde Crevits (CD&V), estime que les entreprises flamandes recrutent plus facilement du personnel en France qu’en Wallonie… Pourquoi ?
C’est normal. Parce que les Français qui travaillent en Flandre gagnent 20 à 25 % de plus que les Wallons. Ils paient leurs impôts en France.
Il y a peut-être aussi un problème de mobilité professionnelle chez les Wallons ?
Je pense surtout que dans les années soixante, et même avant, on a raté un grand tournant. Quand on sentait que les néerlandophones prenaient un pouvoir, légitime, dans le pays, on aurait dû imposer le bilinguisme partout. C’est la plus grande faiblesse que nous ayons à subir.
Est-ce trop tard ?
Non, jamais. Cela implique une révolution du monde éducatif.
Ce sont les francophones qui se sont opposés au bilinguisme, au XIXe siècle…
Bien sûr ! La responsabilité se trouve chez mes prédécesseurs de longue date. Le passeport du bilinguisme est très important.

Passons la frontière française… Anne Hidalgo ou Christiane Taubira ?
J’aime beaucoup le caractère brillant de l’intelligence de Christiane Taubira. Mais par fidélité, Anne Hidalgo fait partie de ma famille naturelle, même si je regarde le PS français avec un œil critique. Cela dit, j’eus préféré que le PS présente une personnalité qui aurait eu plus de chance.
Qui ?
…
La gauche ne sera pas au deuxième tour…
Au deuxième tour, je voterais Macron. C’est le plus cohérent dans la campagne actuelle.
En matière nucléaire : François Hollande ou Jean-Marc Nollet ?
François Hollande est un ami. Mais en matière nucléaire, nous avons pris des engagements et il faut les respecter. La décision de sortir du nucléaire dépend de deux conditions : le prix et la disponibilité d’autres sources énergétiques.
Bouchez ou De Wever ?
Je choisis Georges-Louis Bouchez. Je souhaite que les présidents francophones, au-delà de leurs divergences, partagent un même point de vue pour l’avenir de la Belgique. Sur le plan personnel, j’ai du respect pour De Wever, pour l’homme. Il défend des convictions. Mais il a comme philosophie politique et comme finalité la fin de la Belgique. Avec la volonté d’écraser la Wallonie. Je ne peux le supporter.
Le danger, en 2024, n’est-il pas que l’on échange le confédéralisme voulu par la N-VA contre de l’argent pour le sud du pays ?
Rien ne se fera comme cela… Personne n’en sait rien. Qui suis-je pour donner des conseils ? Il faut préparer différents scénarios car on a toujours du mal à imaginer le pire.
La guerre est aux portes de l’Europe. Comment arrêter Poutine ?
Cette horreur doit nous réveiller. Pas uniquement au point de vue énergétique. Mais aussi géopolitique. L’Europe ne peut pas être un géant économique aux pieds d’argile. Nous n’avons pas de défense commune. Je suis un antimilitariste. Mais il n’y a pas de puissance sans défense. Il faut une Europe de la défense incluse dans l’Otan.
Novembre 1996 : un jeune homme affirme avoir eu des relations sexuelles avec vous, alors qu’il était mineur. Accusation sans fondement, vous serez totalement blanchi. Quel sentiment gardez-vous de cette affaire ?
J'ai tourné la page, mais je ne l'ai pas déchirée. Je me souviens de tout. Je crois avoir fait preuve de résilience. Si j'écris mes mémoires, je creuserai le sujet. J'ai plusieurs mètres de documents. À la base, quelques policiers, et singulièrement deux, étaient très concernés par un montage à charge, contre moi. Plusieurs membres de l'ordre judiciaire se sont précipités sur l'affaire. Mes avocats et moi avons perçu immédiatement qu'il s'agissait d'un grossier montage. Le procureur général de Bruxelles n'a pas joué son rôle de filtre démocratique. En revanche, le conseiller Fischer, qui faisait office de juge d'instruction, a été remarquable de correction. D'une grande honnêteté intellectuelle et juridique. Mais quand mon avocat est allé voir Eliane Liekendael, la procureure générale, pour lui demander de classer le dossier sans suite, après trois ans de vaines recherches, elle lui a répondu : "Il n'est peut-être pas pédophile. Mais il est homosexuel. Vous trouvez cela normal pour un vice-Premier ministre… ?"
La révélation de votre homosexualité a-t-elle été un moment difficile ?
Beaucoup de jeunes sont venus me dire : "Grâce à vous, je l'ai dit à mes parents." Ce sont des moments magnifiques. Mais il ne faut pas croire que cela est gagné. Il y a encore des actes d'homophobie. Pourtant, tout ce qui a été accordé, comme le mariage gay, ce sont des droits supplémentaires. On n'a enlevé des droits à personne. Et on n'oblige personne à coucher avec personne.
Aujourd’hui, il y a les transgenres, les cisgenres, les queers, les pansexuels…
Oui, je m'y perds un peu. Mais la société est plus libre. Nous avons, au gouvernement fédéral, une femme transgenre, Petra De Sutter, d'une intelligence supérieure, d'une magnifique capacité politique. Elle est remarquable. Savez-vous qu'Alexandre Le Grand était gay ? On en parle peu. Avant, on disait : "Un tel est ceci, un autre est cela." Est-on tenu d'en parler ? Non. Finalement, peu importe, il faut vivre dans l'indifférence. C'est le plus haut degré de la démocratie.
Il y a onze ans, vous disiez, en devenant Premier ministre : "Ma vie est un conte de fées." S’est-il prolongé ?
Oui, ma vie ressemble à un conte de fées, surtout quand on voit d’où je viens, où je suis né. Le déterminisme social est important. Par mon origine, j’étais destiné à être ouvrier ou au mieux technicien. J’ai tout le respect du monde pour ces personnes. Mais j’ai pu faire dans ma vie tout ce qui me plaisait. Grâce surtout, à des rencontres déterminantes.
Vous aurez bientôt 71 ans. Pourquoi ne pas lâcher, arrêter de travailler ?
Si je peux encore servir, si j’en ai l’opportunité et la santé, pourquoi m’arrêterais-je ?
Vous sentez-vous indispensable, irremplaçable ?
Pas du tout. Mais je n’ai volé mes voix à personne. Je crois que j’ai quand même une grande légitimité. Quand on ne voudra plus de moi, on me dégagera…
Peut-être avez-vous peur de vous ennuyer ?
Non, non, non. Mais j’ai envie de continuer à servir. Un écrivain, lui demande-t-on de s’arrêter ? Non, il écrit jusqu’à sa mort.
Vous resterez donc en politique jusqu’à votre mort… ?
Je n’ai pas dit cela.
Si vous deviez arrêter, que feriez-vous de vos journées ?
Apprendre le piano. Voyager. Il y a tellement de choses que je n’ai pas vues. Je pourrais aider tel ou tel organisme. Je veux surtout rester utile.
N’avez-vous pas le sentiment d’empêcher un jeune de progresser ?
C’est juste l’inverse. Avec les voix que je recueille, je permets à des jeunes d’être élus. Je m’amuse bien mais je travaille beaucoup. Parfois trop.
Est-ce votre dernier mandat ?
Je n’en sais rien. J’assume ma fonction du mieux que je le peux.
Êtes-vous un homme heureux ?
Oui.
Si je vous tends un miroir, que voyez-vous ?
Un homme épanoui.
Avez-vous peur de vieillir ? Pourquoi cacher vos cheveux blancs… ?
J’ai des cheveux blancs depuis l’âge de vingt ans. Quand ma belle-sœur, qui était coiffeuse, a vu mes premiers cheveux blancs, elle m’a proposé de les teindre. Je me sens bien comme cela. Certains blanchissent leurs cheveux, d’autres les blondissent. Chacun fait ce qu’il veut. Moi, je les noircis. Mais attention, c’est une couleur subtile… Ce n’est pas vraiment noir.
Comment vous ressourcez-vous ?
Avec mon environnement familial et mes amis les plus intimes. Ce sont des moments de grande convivialité, des moments où on ne juge pas. Je fais aussi du sport. Pour réparer cette malheureuse rotule, fracturée il y a deux mois, je fais près de deux heures et demie de sport par jour. Une heure de kiné et une heure et demie de gym.
En qui, en quoi croyez-vous ?
Je ne crois en rien. Puisque chaque histoire se termine, je pense que la philosophie personnelle doit permettre de cultiver le bonheur, quelles que soient les circonstances. Je ne dois pas vous l’expliquer.
Pensez-vous à la mort parfois ?
Oui. Et cela ne m’effraie pas. L’important est de ne pas souffrir.
Qu’est-ce qui vous a construit ?
L’expérience de la vie. Je pense que certains ont une prédisposition au bonheur. Sans doute est-ce mon patrimoine génétique mais aussi, surtout l’affection de ma mère qui m’ont construit. Et puis, le travail. Avec mes frères et sœurs, nous étions très unis. J’ai eu aussi, je l’ai dit, quelques belles rencontres.
Avez-vous déjà porté une cravate ?
Oui, bien sûr. Quand je n’aurai plus d’argument pour apparaître dans la presse, je porterai une cravate…
Bio express :
1951 Naissance à Morlanwelz, le 18 juillet. Au terme de ses études, il sera docteur en chimie.
1982 Conseiller communal de Mons, puis échevin. Bourgmestre de 2000 à 2018.
1987 Député.
1992 Ministre de l'Enseignement, puis vice-Premier ministre (1994), ministre-Président du gouvernement wallon (1999).
1999 Président du PS.
2011-2014 Premier ministre belge.
Depuis 2019 : ministre-Président du gouvernement wallon.