"Dans une société de l’urgence, chacun essaye de sauver sa peau"
Les électeurs sont-ils devenus des consommateurs impatients, au point de condamner instantanément leurs élus ? Entretien avec Pierre Baudewyns, Professeur de sciences politiques à l'UCLouvain.
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Publié le 04-05-2022 à 11h18 - Mis à jour le 04-05-2022 à 13h23
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Aujourd’hui, des citoyens exigent de leur bourgmestre qu’il résolve leur problème de trottoir dans les 24 heures. Sans quoi, ils le vilipendent. Les électeurs sont-ils devenus des consommateurs impatients ?
Oui, c'est en tout cas vrai pour une partie des électeurs, ceux pour lesquels l'urgence socio-économique est la plus forte. Ce sont des populations plus "précarisées" qui manquent d'informations et qui attendent de la personne pour laquelle ils ont voté qu'elle résolve leur problème dans les 24 heures, comme on commande un objet de consommation sur Internet.
Mais en politique, cela ne se passe comme cela. Il y a des procédures et des règles de transparence liées à la gestion du bien public que les élus sont tenus de respecter. Un bourgmestre ne peut pas décider du jour au lendemain d'attribuer tel marché à telle entreprise sans respecter les procédures. Il y a donc probablement un problème de congruence entre les intérêts de certains électeurs qui attendent des solutions rapides, en dehors de toute balise, et ce qu'offrent les mandataires politiques. En France, ils appellent cela "l'électeur du dégagisme", soit celui qui raisonne comme suit : puisque l'homme ou la femme politique ne répond pas rapidement à ma demande, je le dégage. L'abstention est probablement l'un des indicateurs de ce comportement collectif.
Cette grande impatience qui caractérise l'électeur-consommateur est-elle un phénomène récent ?
Ce phénomène n'est pas neuf mais il est vrai qu'il s'est exacerbé au cours des dernières années. D'une part d'un point de vue "macro" : nous avons connu des crises successives, celle des banques en 2008, la crise sanitaire en 2020 et à présent la crise liée au conflit russo-ukrainien. Toutes ces crises ont amené les gouvernements à prendre des décisions très rapidement, parfois en discutant peu au sein des assemblées parlementaires. Mais après le deuxième confinement, puis le troisième, l'effet de lassitude s'est installé au sein de la population.
D'autre part, ce phénomène s'est exacerbé d'un point de vue "micro" : comme tout le monde se sent aujourd'hui en situation d'urgence, chacun essaye de sauver sa peau. Les inondations de juillet dernier en Wallonie sont un exemple parmi d'autres. Et sur ce point précis, il est clair que le niveau d'éducation joue un rôle. Plus vous êtes éduqué, plus vous avez accès à un certain nombre d'informations.
L'accumulation des crises a renforcé ce sentiment d'urgence dans le chef des citoyens, dites-nous. Les raisons ne sont-elles pas aussi à chercher du côté des moyens de communiquer ?
Si, bien sûr. Avec l'avènement des réseaux sociaux, n'importe qui peut devenir journaliste du jour au lendemain.
C'est du moins une impression…
En effet. Je force évidemment le trait ici. Ce que je veux dire, c'est que ceux qui savent comment utiliser les réseaux sociaux peuvent mettre à l'agenda du politique leurs problèmes, les enjeux vécus par leur "communauté". Nous vivons aujourd'hui dans un état d'urgence permanent. Il y a des problèmes partout sur cette planète et cela génère beaucoup d'impatience dans le chef de la population.
L'impatience de l'électeur peut-elle être saine ?
Oui et non. Je dirais qu'il faut rechercher l'équilibre, un compromis entre l'état d'urgence permanent et les réponses que le personnel politique peut apporter. Il est légitime que l'électeur réclame une prise en main rapide par le politique lorsque la situation est urgente. Mais la question majeure qu'il faut aussi se poser, c'est de savoir comment les mandataires politiques peuvent faire davantage œuvre de pédagogie en exposant aux citoyens les raisons de leurs décisions. C'est une question de transparence.