Procès Depp-Heard : quand le monde s’empiffre et préjuge l’affaire
Pincez-vous. Ceci n’est pas une série télévisée. C’est l’intimité de deux stars, ex-époux, qui est ici jetée en pâture. Le public carnassier n’est pas rassasié.
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Publié le 07-05-2022 à 09h00 - Mis à jour le 07-05-2022 à 09h02
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Il faut le voir pour le croire. Really. L'écran coupé en deux : elle à gauche, lui à droite, chacun flanqué de son avocat, leurs équipes de communication en embuscade… et le reste du monde qui s'empiffre quotidiennement de leurs histoires d'amour, de sexe, de drogue, d'alcool et de violence. Tout y est. La série cartonne aux États-Unis et partout ailleurs.
À l’affiche : Johnny Depp, la star de “Pirates des Caraïbes” et Amber Heard, l’actrice américaine connue pour avoir joué dans de grosses productions hollywoodiennes. Les deux ex-époux se déchirent au tribunal, s’accusant mutuellement de diffamation suite à leur bref mariage qui s’est soldé par des accusations de violences physiques et sexuelles de la seconde à l’encontre du premier. Des accusations que nie Depp.
Pincez-vous car ceci n'est pas une fiction. C'est bel et bien la réalité qui se joue depuis plus de trois semaines et quatorze jours d'audience au tribunal de Fairfax, en Virginie, sous le regard carnassier d'une planète entière qui réclame du people trash et commente ad nauseam sur les réseaux sociaux.
La chaîne Court TV, qui contrôle le pool de journalistes accrédités au procès des deux célébrités, l'a bien compris et propose chaque jour sur son site huit heures de direct d'affilée. Pareil pour le site web Youtube qui relaie via le canal "Law&Crime" absolument toutes les images et les échanges – y compris les plus scabreux – du procès. Le portier qui vapote, le sulfureux garde du corps, les chèques faramineux du gestionnaire financier, l'agent confident et des répliques phares de témoins ("Je crois que Jack Sparrow était plus ivre que Johnny" ; "Je crois que je m'en souviendrais si j'avais vu le pénis de M. Depp…") viennent remettre à chaque fois une pièce dans la machine à buzz. La justice spectacle a atteint ici son paroxysme. Entre publicité de la justice et méga "show" judiciaire, où faut-il mettre le curseur ?
Le lieu du jugement et la chose jugée
Le procès est public. Tout le monde a accès à la salle d'audience qui est un lieu judiciaire, où la présomption d'innocence est de mise. "Mais si on prend tout le peuple à témoin via la télévision et le web, quelque part on l'invite à se forger une opinion sur l'affaire avant même que tout soit débattu, met en garde Damien Vandermeersch, magistrat et professeur de droit pénal et procédure pénale à l'UCLouvain. Le grand danger, c'est que le peuple préjuge. D'une part, dans le temps : le public émet son opinion en direct (via les commentaires sur les sites, NdlR) avant la fin des débats, avant le jugement final, ce qui est contraire à la présomption d'innocence. D'autre part, dans l'espace : le lieu du jugement doit rester le procès. Or, on assiste à un déplacement du procès en dehors de la salle d'audience et on le place sous les caméras, là où tout le monde s'érige en juge", estime-t-il. Deux procès se jouent alors en simultané.
Ni juré ni juge
Faut-il le rappeler, l'accès des citoyens à la justice se matérialise déjà par l'accès à la salle d'audience et par l'existence du jury populaire. La différence fondamentale entre le citoyen-téléspectateur/internaute et le citoyen-juré est que le premier n'est soumis à aucune règle tandis que le second est tenu aux mêmes règles que tout juge : le respect de la présomption d'innocence, l'absence de préjugement, la motivation de la décision, le doute qui profite à l'accusé, et cetera. "Le téléspectateur s'arroge donc ici une fonction, celle de juge, qui ne lui appartient pas pour des raisons objectives d'impartialité. Ce n'est pas à Internet de juger ces deux personnes. C'est aux journalistes de restituer la rigueur du procès à l'adresse du grand public", souligne Damien Vandermeersch. Qui insiste dans le même temps sur la réflexion à poursuivre quant à l'extension de la publicité des audiences. "Prenez le cas de la Cour pénale internationale. Toutes les audiences sont publiques et peuvent être suivies sur le site officiel de l'instance mais vous n'avez pas, bien sûr, une case 'commentaire' pour le public".
Dans le cas du présent litige qui oppose les deux stars d'Hollywood, on pourrait également s'interroger sur l'intérêt qu'il pourrait y avoir à enregistrer le procès et à le diffuser une fois que la chose a été jugée. "Cela, c'est autre chose. Pourquoi pas ? Que le peuple déclare après le jugement que cela a été mal jugé, c'est son droit. Cela relève de la liberté d'opinion que d'être d'accord ou de ne pas l'être avec le jugement rendu. C'est bien différent puisque cela n'a alors aucune incidence sur le procès", relève le Professeur. Dans l'Histoire, l'enregistrement de procès a d'abord été utilisé à des fins historiques. Ce fut par exemple le cas pour le procès de Nuremberg ou pour celui du génocide rwandais. Cela pourrait être le cas, à l'avenir, pour des dossiers de terrorisme.
Pour l’heure, le grand déballage hollywoodien se poursuit sous le regard d’une audience jamais rassasiée. Le sujet central des violences conjugales, lui, restera dans l’ombre.
