Il faut enlever au palais sa muselière
Débarrassé de son sarcophage d’échafaudages et de tôles ondulées, le palais de justice de Bruxelles nous dirait beaucoup. Politiquement incorrect, il conteste, de tout son poids, l’idéologie néolibérale du moins d’État.
Publié le 10-05-2022 à 09h43
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Une opinion de Jean de Codt, Magistrat
La colonnade de la place Poelaert, à Bruxelles, est une Babel de pierre qui étale son ventre de vingt-six mille mètres carrés sur le Galgenberg, en français la colline du gibet. Ensevelie dans un sarcophage d'échafaudages et de tôles ondulées, l'architecture de ce bâtiment unique au monde est devenue inaudible. Débarrassons l'ouvrage de cette muselière qui l'empêche de parler. Car il a quelque chose à nous dire.
Le palais de justice nous apprend que nous ne sommes pas des barbares mais les héritiers d’un riche passé, que nos premiers principes de justice ont été mis au point par les Grecs, perfectionnés par les Romains, fécondés par l’Église catholique et le droit canon, renouvelés par l’époque des Lumières, humanisés par l’État de droit et la société démocratique, dynamisés enfin par l’ouverture aux ordres juridiques internationaux.
Ce rêve de Piranèse, comme on le surnomme, nous dit quelque chose de l’État qui se l’est payé. La bâtisse nous parle par son prix. Car elle a coûté cher. Joseph Poelaert n’a jamais su maîtriser un budget. Mais peu importait aux responsables politiques de l’époque. Il s’agissait de refléter, dans un monument durable, la puissance du jeune État belge qui s’était hissé, sûr de lui, à la quatrième place mondiale en termes de produit intérieur brut, juste après les États-Unis, l’Allemagne et l’Angleterre.
Un pouvoir judiciaire indépendant
Le palais nous parle par le choix de son emplacement du point de vue topographique : il s’élève sur le mont de la potence, ancien lieu des exécutions capitales par la roue et par la corde. L’idée est de montrer qu’à la cruauté de la justice médiévale se substitue la rationalité d’une justice moderne, éprise d’humanité et de liberté.
Le palais nous parle par le choix de son emplacement du point de vue urbanistique : il est mis en scène dans une perspective qui le réunit au palais royal et au palais de la Nation. Il est le palais d’un pouvoir judiciaire séparé des deux autres, égal à ceux-ci et donc indépendant.
La justice n’est pas un produit
Le palais nous parle encore par son architecture. Que nous le voulions ou non, il n’a pas été dessiné, conçu et réalisé pour rendre une justice à l’américaine, une justice négociée, une justice de corridor, d’arbitres ou de marchands. Loin de moi toute hostilité aux modes alternatifs de résolution des conflits. Je dis simplement que ce bâtiment a été fait, il y a plus d’un siècle, pour rendre la justice de l’État. Il se sent plus proche de Jupiter que de Mercure. À tort ou à raison, il préfère Zeus à Prométhée. De ce point de vue, il est politiquement incorrect. Il conteste, de tout son poids, l’idéologie néolibérale du moindre État. À l’encontre de certains discours actuels, il nous répète que la justice n’est pas un produit de consommation, que le justiciable n’est pas un client, que le jugement n’est pas un produit mais un acte d’autorité posé dans le cadre d’une fonction régalienne.
Il est résolument antimoderne
Le palais nous interpelle par la philosophie qu’il incarne. Si la modernité se définit comme la haine de l’héritage, le goût du changement perpétuel, la phobie de la transmission, alors oui, osons le dire, le palais est résolument antimoderne. Et voilà peut-être encore une explication de l’incompréhension dont il fait l’objet. Le palais incarne la permanence. Il prétend qu’au-delà du changement et malgré lui, il y a une idée de la justice qui est universalisable dans le temps et dans l’espace. Il se range dans le camp de Parménide plutôt que dans celui d’Héraclite. Le second croit que la réalité se réduit au flux. Le premier perçoit que le temps ne passe pas puisque le temps ne change pas la manière dont il est le temps.
C’est tout cela, et bien d’autres choses encore, que le palais de justice nous dirait si on voulait bien le débarrasser du bâillon qui l’étouffe.
Délais de la restauration
Récemment, un responsable de la Régie des bâtiments nous a annoncé que les délais d’exécution de la restauration des façades risquaient, à nouveau, d’être quelque peu "bousculés" : on estime à présent que quinze pour cent des pierres de parement, soit quatre cents mètres cubes de pierres, devraient être remplacés, parce que déstabilisées, fendues ou dégradées. Mais on prend soin de ne pas nous en révéler la raison. Il faut savoir que le palais a une âme métallique, avec une structure en acier, des tiges et des broches sur lesquelles les pierres ont été enfilées comme des perles sur un collier. S’agissant de calcaire de Comblanchien, les pierres, poreuses, ont fonctionné comme un buvard : elles ont laissé passer l’humidité qui a attaqué et corrodé le métal. Les broches et les tiges ont joué et déstabilisé les éléments minéraux.
Inoxydable
Il est inutile d’agir sur l’effet si on ne remédie pas à la cause. Ce qu’il faut faire, ce n’est pas nécessairement remplacer toutes les pierres mais les assujettir à de nouveaux supports en métal inoxydable. Seulement voilà. Annoncer qu’il y a quatre cents mètres cubes de pierres à remplacer, c’est très intéressant pour les carrières qui les extraient. Et ce n’est sans doute pas un hasard si les quelques entreprises susceptibles d’emporter le marché de la restauration des façades du palais, ont acquis ou tentent d’acquérir les carrières dont elles pourront ensuite écouler le produit.
Parfois, je me demande, en forçant un peu le trait, si le problème du palais de justice de Bruxelles ne serait pas d’avoir été construit par des géants et hérité par des nains.