David Colon : "La propagande est fille de la démocratie"
L’historien David Colon est spécialiste de la manipulation et de la persuasion de masse. Celle-ci a pris un essor considérable au XXIe siècle. Et joue un rôle majeur dans le conflit en Ukraine.
Publié le 15-05-2022 à 08h07 - Mis à jour le 15-05-2022 à 08h11
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/ZTG65VLF3FBPXALIWPDD5TIHHU.jpg)
David Colon est professeur à Sciences Po Paris, où il enseigne notamment l'histoire de la propagande et des techniques de communication persuasive, et chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po (CHSP). Il a reçu le prix Akropolis 2019 et le prix Jacques Ellul 2020 pour son ouvrage Propagande - La manipulation de masse dans le monde contemporain (Flammarion). Dans son dernier livre Les Maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse (Éditions Tallandier - 2021), il dresse les portraits de vingt des plus grands maîtres de la manipulation des XXe et XXIe siècles. De Goebbels à Walt Disney, de Lin Biao à Mark Zuckerberg, Richard Thaler ou Steve Bannon. Sidérant.
Professeur Colon, qu’est-ce que la propagande ?
Elle désigne tout type de communication de masse qui vise à agir sur les conduites des individus, c’est-à-dire aussi bien leurs attitudes que leurs comportements. On imagine souvent que son objet est d’agir sur les convictions, en réalité elle vise le plus souvent à produire une action.
Est-elle le propre des régimes autoritaires ?
Non, la propagande est fille de la démocratie dans la mesure où il y est nécessaire d’agir sur les conduites par la persuasion. Tandis que les régimes autoritaires et totalitaires peuvent agir par la contrainte. Comme le fait aujourd’hui le régime russe en punissant de 15 ans de prison toute expression de contestation contre la guerre en Ukraine. Dans les régimes démocratiques, au contraire, s’est développé depuis longtemps un art de la persuasion politique puis publicitaire, ces arts ayant tendance à s’entremêler au XXe siècle pour produire une persuasion toujours plus efficace.
Apparaît ainsi la propagande de masse, pour quoi ?
Elle apparaît lorsque les masses deviennent un acteur majeur de la vie non seulement politique et économique, mais aussi sociale et culturelle. C’est d’abord aux États-Unis que se produit cette mutation profonde de la démocratie à travers l’extension du suffrage, du syndicalisme, à travers aussi l’essor d’une presse populaire qui s’adresse à la masse et de l’avènement d’un journalisme professionnel qui aboutit souvent à la contestation des pouvoirs économique et politique établis. Pour les élites en place, cela donne naissance à une nécessité d’encadrer les masses, de les influencer et de fabriquer leur consentement à des mesures peu populaires mais nécessaires comme, par exemple, payer l’impôt ou faire la guerre.
Quelle place ont la publicité et le lobbying dans ce siècle de manipulation de masse ?
Dans mon dernier livre (voir ci-dessus), je décris l’avènement d’un nouveau métier, celui de maître de la manipulation et de la persuasion, des individus qui se sont donné pour profession d’agir à grande échelle sur les conduites de leurs concitoyens, au service d’intérêts industriels commerciaux ou politiques. C’est aux États-Unis que sont nés ces nouveaux métiers qu’il s’agisse des relations publiques, de lobbying, de la publicité scientifique ou des producteurs d’études de marché ou de sondages. Aux XXe et début du XXIe siècles, les États-Unis ont été le foyer de ces nouveaux moyens mis au service des politiques. La persuasion est passée du statut d’art à celui de science et de profession à part entière. Le talent de ces persuadeurs est de tirer bénéfice des avancées scientifiques et techniques en identifiant à chaque progrès ce qui peut être instrumentalisé (radio, cinéma, psychologie, etc.) afin d’agir sur les conduites individuelles à l’échelle des masses.
Comme le numérique qui marque selon vous une nouvelle phase dans la manipulation de masse. Laquelle ?
Au XXe siècle, les progrès de la propagande et de la persuasion de masse étaient linéaires et les étapes lentes. Le XXIe siècle, avec sa révolution numérique, a vu advenir des progrès exponentiels. L’exploitation d’une masse considérable de données a doté les publicitaires et les propagandistes d’une impensable capacité de prédire le comportement des individus puis d’agir sur eux en mesurant en temps réel les effets de leur campagne. Une des conséquences est de produire un art de plus en plus précis et microciblé de la persuasion et manipulation de masse dont des acteurs connus ont tiré bénéfice.
Facebook en est-il la pointe émergée ?
Facebook a été créé dans le but exclusif d’agir sur la conduite des individus. Il s’agissait de persuader au départ les étudiants de Harvard de s’inscrire sur la plateforme et de donner des informations personnelles (numéro de téléphone, orientation sexuelle, etc.) qu’ils n’auraient jamais donné à qui que soit dans la rue. Performance rare et exceptionnelle jusqu’alors. Mark Zuckerberg qui a étudié la psychologie et dont la mère est psychiatre, a doté ensuite sa société d’équipes d’ingénieurs qui ont eu pour objectif d’agir sur la conduite des utilisateurs pour les rendre accros à la plateforme et à s’y engager toujours plus pour donner davantage d’informations relatives à leur comportement. La plateforme et les différentes applications qui la constituent ont développé des outils publicitaires de microciblage qui reposent notamment sur l’analyse prédictive de la personnalité et des émotions des utilisateurs. Cela a révolutionné la publicité au XXIe siècle.
Passons à la politique, quels processus de propagande utilise aujourd’hui le gouvernement russe ?
Si on considère la propagande russe à l’échelle globale, elle a deux objectifs. Le premier est d’unifier l’opinion publique russe autour de son chef et de ses initiatives. Cela se traduit par la mise en œuvre d’une propagande de type autoritaire qui ne laisse aucune place à l’expression d’opinions critiques. Le deuxième est de perturber le plus possible les sphères informationnelles des pays considérés par la Russie comme ennemi en cherchant à y répandre le doute, à y semer la division, à y encourager le relativisme afin de protéger ses intérêts stratégiques.
Et le gouvernement ukrainien ?
Dès le début de la guerre, il a mis en œuvre un type de propagande qui repose sur l’exact contraire du modèle russe. À la figure autoritaire et verticale du président Poutine, le président Zelensky a opposé celle d’un homme à la tenue décontractée et au contact de ses collaborateurs et de sa population. Il a conçu une communication de nature à persuader les opinions publiques européennes du bien-fondé de la politique ukrainienne à se défendre face à l’agression russe.
Comment analysez-vous les modes de propagande des pays occidentaux dans ce conflit ?
Avec difficulté vu le nombre de pays impliqués et le flou sur les effets des actions de propagande menées. Il est vraisemblable qu’un certain nombre d’États occidentaux aient mis - non ouvertement - leur service de guerre cyber dont des outils de propagande numérique au service de l’Ukraine dans le but d’agir sur les opinions publiques occidentales mais aussi russes, ce qui est bien plus difficile. Concernant la communication publique des États, ce qui m’a frappé dès le début du conflit, c’est l’unité des pays occidentaux, unité à laquelle le président russe ne devait pas s’attendre au regard des efforts russes depuis une décennie pour diviser les sociétés occidentales, diviser les pays de l’Otan, diviser les pays de l’UE.
Quelle place a la désinformation dans la propagande ?
La désinformation est un outil ancien de propagande, surtout militaire. En Russie, il est apparu sous la forme de la maskirovka, dont on retrouve la trace dans un dictionnaire du KGB en 1949. La Russie tsariste, bolchevique puis soviétique, a développé de puissantes techniques de désinformation militaire qui ont été étendues à la fin de la guerre froide au champ civil. Souvenons-nous de grandes campagnes de désinformation comme celle à propos de l'origine du virus du sida, "créé aux États-Unis puis inoculé aux populations subsahariennes". Un département du KGB s'est spécialisé dans la confection puis la diffusion de campagnes de désinformation dont de nombreuses théories du complot. Aujourd'hui, cet outil reste abondamment utilisé par la Russie avec le dessein de fragiliser les points de vue parmi ses adversaires déclarés, d'exacerber au sein des sociétés adverses des tensions, des divisions, voire des conflits sociaux, dans le but de favoriser un relativisme absolu et de fragiliser la capacité des opinions à distinguer le vrai du faux. Il s'agit d'encourager le doute à grande échelle afin que les individus ne puissent plus s'entendre sur des faits flagrants, de considérer qu'il n'y a pas de faits, aussi évidents soient-ils, mais simplement des points de vue.
Dans quelles mesures les médias deviennent-ils des outils de propagande ?
Pas tous. Je publie en septembre la biographie de Rupert Murdoch. Depuis 70 ans, il a consciemment fait de beaucoup de ses médias des instruments de propagande au service de ses convictions, de ses intérêts économiques et de ses alliés politiques. Récemment, le président des États-Unis a qualifié Rupert Murdoch de "l’homme le plus dangereux du monde". Maintenant, des médias qui ne sont pas des médias de propagande peuvent aussi être instrumentalisés par des propagandistes. La production même de l’information qui, dans un régime démocratique, intègre une finalité publicitaire, prête le flanc à des opérations de désinformation ou de manipulation. Là, les journalistes ne sont pas des acteurs mais en quelque sorte des victimes. On l’a vu à maintes reprises avec en 1989 les faux charniers de Timisoara, ou avec la désinformation américaine pour légitimer le début de la guerre en Irak. La fragilité est une caractéristique essentielle de tout système d’information démocratique dans la mesure où il peut faire l’objet d’opérations de désinformation par l’entremise de sociétés de relations publiques, d’organes de propagande ou de services de renseignements.
Quels sont les facteurs qui favorisent cette fragilité des médias ?
De mon point de vue d'historien, le facteur déterminant est la concentration des médias. En France, 95 % de la presse écrite est entre les mains de moins de 10 personnes. C'est la situation qu'a connue le Royaume-Uni en 1981. On a vu les conséquences d'une telle concentration : affaiblissement de l'information générale, diminution des enquêtes qui tendent à être sacrifiées et une information construite dans l'émotion et l'urgence pour répondre à des impératifs économiques immédiats, à savoir générer le plus de retombées publicitaires à travers les clics sur les pages internet. Cela conduit à une forme de distorsion dans la hiérarchisation de l'information. Ce qui jadis n'aurait pas été considéré digne d'être publié dans les pages d'un journal est aujourd'hui diffusé parce que précisément il relève d'un certain intérêt humain ou parce qu'il va générer davantage de clics. Prenez les théories du complot. Une théorie du complot qui n'aurait jamais franchi les portes d'une salle de rédaction avant 1989 va être évoquée parce que ce débat intéresse et les réfuter apporte des lecteurs. Rupert Murdoch a été, dans la durée, un des plus grands diffuseurs au monde de désinformation et de théories du complot. Et lorsqu'il lui arrivait d'être pris la main dans le pot de miel, il répondait simplement : "Je donne au public ce qui l'intéresse." Ce prétexte conduit naturellement à surévaluer des théories du complot ou des thèses comme celles des climatosceptiques. Je parle de journaux mais évoque aussi des chaînes comme Fox News, emblématique des médias de désinformation de masse.
Que faire, nous quidam et médias, pour atténuer et lutter contre une telle puissance de persuasion organisée ?
La réponse est collective. Il est nécessaire et urgent aujourd’hui de "sauver les médias", selon la formule de l’économiste Julia Cagé, c’est-à-dire de repenser en profondeur les modes de financement de la presse pour favoriser l’essor de médias de masse d’information générale, indépendants des pouvoirs politiques ou économiques. Des médias propriétés des journalistes et de leurs lecteurs sont une des meilleures garanties quant à la qualité, la rigueur de l’information et la confiance des concitoyens.
