La nostalgie du futur
Nos cœurs s’affolent souvent face à l’avenir ou à la probabilité de quitter sa famille. Désormais, ces angoisses sont collectives. La solastalgie, vous connaissez ?
- Publié le 24-05-2022 à 15h24
- Mis à jour le 24-05-2022 à 15h25
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Une chronique d'Armand Lequeux - Temps de pause
Dans sa forme bénigne, la nostalgie du futur relève plus d’un inconfort triste et passager que d’une réelle souffrance. Il est possible que vous éprouviez ce sentiment à l’entame du dernier chapitre d’un bouquin que vous appréciez tout particulièrement lorsque le plaisir de votre lecture se voit troublé par l’anticipation du déplaisir de sa conclusion. Vous savez que vous allez bientôt devoir quitter ce livre, son ambiance et ses personnages auxquels vous êtes affectivement attaché. Voici donc que vous traversez un épisode de nostalgie du futur de faible intensité qui, je l’espère, ne vous empêchera pas de retrouver bien vite la joie de découvrir un nouvel ouvrage littéraire. L’approche de la fin des vacances est une situation qui déclenche fréquemment cette même émotion. Les quelques derniers jours vous trouvent morose, le ciel pour vous a viré au gris et la mer a perdu son éclat. Rien de grave ici non plus et, a priori, vous ne tarderez pas à rebondir et à programmer vos prochaines vacances.
Un deuil anticipé
L’intensité de ce processus émotionnel est décuplée lorsqu’il s’agit de relations dont nous anticipons la fin. Déménagements, changements professionnels, départs à la retraite : autant d’occasions de nous entraîner en vue du dernier départ, le nôtre ou celui de celles et ceux que nous aimons. Ce deuil anticipé peut nous affecter très douloureusement. Comment vivrai-je sans elle, sans lui ? Comment surmonteront-ils la souffrance de mon trépas ? En dehors de circonstances dramatiques, nous n’osons guère trop nous poser explicitement ces questions, mais reconnaissons qu’elles nous habitent et peuvent prendre tant de place parfois. Au point de nous empêcher de vivre pleinement ?
Pourquoi attendre pour témoigner son amour?
Ces anticipations nostalgiques, des plus bénignes aux plus dramatiques, peuvent à l’évidence être source d’angoisses dépressives et de replis sur soi, mais elles peuvent aussi nous réveiller et nous permettre d’entendre l’appel à la vie qu’elles contiennent si nous acceptons d’ouvrir nos cœurs. Craindre de perdre cette joie, ce moment ou cette rencontre nous apporte la preuve qu’ils sont importants pour nous et il nous reste à les goûter pleinement, ici et maintenant. Si mon cœur s’affole à la perspective de quitter un proche ou d’être quitté par lui, c’est sans doute qu’il y a urgence à lui dire qu’il est important pour moi et à l’inviter à célébrer explicitement notre lien. Pourquoi faut-il attendre les cérémonies funéraires pour entendre les plus beaux et les plus émouvants témoignages d’amour ? Pourquoi ne pas nous dire plus souvent qui nous sommes les uns pour les autres ?
Vous avez dit solastalgie?
Mais voici que la nostalgie du futur s’ouvre sur de plus vastes horizons que nos petites personnes. Le philosophe Glenn Albert a construit le concept de solastalgie au début de ce siècle, alors qu’il était en contact avec des communautés désorientées par la destruction de leur environnement par une mine de charbon à ciel ouvert au Canada. La solastalgie recouvre le sentiment d’insécurité existentielle qui nous étreint lorsque nous prenons conscience que notre environnement est appelé à disparaître. C’est la douleur morale causée par l’anticipation de la perte de notre lieu de vie, c’est le mal du pays des futurs réfugiés climatiques dont le nombre est promis à une croissance exponentielle. C’est l’écoanxiété, l’angoisse du
No Future
, le stress pré-traumatique avec ses répercussions sur la santé mentale de centaines de millions d’individus, en attendant que leur santé physique et leur existence même soient mises en péril. Nos maisons vont brûler, mais jusqu’à présent ça se passe ailleurs, dans le village du voisin. Quand prendrons-nous vraiment conscience de cet énorme défi climatique qui sans mesures structurelles urgentes et douloureuses va tout bousculer sur son passage et laisser nos enfants sans terre et sans maisons ? À titre individuel nous semblons aussi démunis qu’un colibri qui tente d’éteindre un incendie, mais nous pouvons exiger de nos dirigeants d’avoir le courage, comme Churchill ou Zelensky, de nous promettre des sacrifices, du sang et des larmes afin que nous puissions transmettre une planète accueillante aux générations futures. Si nous le décidons, la nostalgie a décidément le pouvoir de nous changer et de changer le monde.