"Il faut laisser les enfants surmonter des épreuves sans la présence étouffante des parents"
L’enfant est aujourd’hui chéri et protégé. Trop ? C’est ce que craignent trois scientifiques de l’UCLouvain qui publient une recherche sur la question.
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/L63JQBW6LNGE7IPE454BXBTFNM.jpg)
Publié le 09-06-2022 à 18h09 - Mis à jour le 10-06-2022 à 12h00
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/SOZOGUFREJBZHILSZRMJKLUIKQ.jpg)
Serge Dupont est docteur en psychologie, chargé de cours à la faculté de psychologie de l’UCLouvain. Avec Isabelle Roskam et Moïra Mikolajczak, il est également auteur d’une recherche sur les conséquences du culte de l’enfant publiés dans la revue scientifique Social Sciences. La Libre l'a interrogé à ce sujet.
Par quoi se définit le “culte de l’enfant” que vous avez étudié ?
Il s’agit du fait de placer l’intérêt de l’enfant au-dessus de tous les autres. Cela se traduit par différentes attitudes. Comme des indicateurs l’attestent, on se montre moins exigeant à l’égard des enfants comparativement à d’autres générations. Cela se traduit aussi par le fait de les écouter, de répondre à leurs besoins, ou de les protéger de tout danger. On les laisse moins jouer seuls dans la rue, on les accompagne bien davantage sur le chemin de l’école primaire…
Depuis quand s’imposerait ce culte de l’enfant ?
On constate dans l’histoire une évolution radicale de la façon dont on se représente les enfants. Si on prend Platon, Aristote, les premiers philosophes chrétiens… on découvre que l’enfant est à leurs yeux un être soumis à ses désirs, qu’il faut éduquer et corriger. On assiste à une évolution des représentations, notamment à partir des travaux de Rousseau qui voit l’enfant comme un être plein de vie, curieux, innocent, au contraire des adultes. Cette vision sera confirmée par les romantiques. Dans les contes d’Andersen, l’enfant est le seul à voir la vérité. Au XXe siècle, la société ira plus loin en confirmant ce nouveau statut de l’enfant dans des accords internationaux (les droits de l’enfant), des décisions légales (l’interdiction du travail des plus jeunes)… Aujourd’hui on réfléchit à supprimer les devoirs scolaires, on interdit la fessée. L’enfant n’est plus méprisé, il est chéri et protégé.
Vous notez les importants effets bénéfiques issus de ce nouveau statut (dont la diminution de la violence à leur égard). Mais aurait-on été trop loin dans le mouvement de balancier ?
Notre hypothèse est de dire que nous sacralisons sans doute trop l’enfant. Nous documentons et interrogeons cette tendance sociétale.
La surprotection des enfants provoquerait en eux de l’anxiété. Comment le comprendre ?
Notre hypothèse est de dire que les enfants ne sont plus armés au moment d’affronter le monde adulte et ses épreuves. Suite à la pandémie, on évoque souvent la santé mentale de la jeunesse qui serait mise en difficulté. Des indicateurs montrent cependant que les troubles mentaux chez les jeunes (perte de sens, anxiété, sentiment de solitude, états dépressifs…) sont en croissance depuis une quinzaine d’années. On peut donc se demander si ce n’est pas une précarité originelle qui les a rendus si fragiles face à la pandémie.
Ne pourrait-on pas penser le contraire : un enfant qui se sent aimé et protégé par les siens, gagne en confiance et affronte mieux le réel ?
Le risque est plutôt de ne plus préparer l’enfant au monde adulte. On se rend compte qu’ils sont plus fragiles, les parents résolvant eux-mêmes les problèmes de leurs enfants. Ces derniers prennent d’ailleurs l’habitude que leurs problèmes soient réglés par d’autres.
Vous évoquez aussi les conséquences physiques liées à cette évolution…
Des cardiologues français ont montré que les enfants d’aujourd’hui courent en moyenne le 800 mètres en quatre minutes, alors qu’ils le bouclaient en trois minutes il y a trente ans. La différence est énorme. De nombreux indicateurs soulignent que les enfants font moins d’activités physiques à cause de l’hyperprotection des parents. Cela a aussi un impact sur l’obésité.
Et sur leur développement cognitif, ajoutez-vous. Là aussi, comment le comprendre ?
De nombreuses études montrent le déclin des compétences verbales chez les jeunes, alors que l’exigence scolaire décroît. Lorsque l’on prend le bien-être de l’enfant comme un intérêt supérieur, on limite l’apprentissage en cas de pandémie par exemple. De nouveau, nous tenons une position équilibrée : nous ne disons pas que tout cela est dénué de sens ni d’effets positifs, mais nous nous demandons si nous n’allons pas trop loin. Le boom des burn-out parentaux, sans doute dû à cette situation, est aussi un autre élément qui doit nous interroger.
Alors que la question de l’intérêt général et du bien commun se repose de manière aiguë avec les défis climatiques, vous vous inquiétez de ce culte de l’enfant roi qui produirait des individus narcissiques.
Si un enfant est placé au centre de l’attention dès son jeune âge, est mitraillé de photos, voit tous ses désirs exaucés, il deviendra plus facilement individualiste, peu capable de se sacrifier au nom de l’intérêt général. La santé démocratique exige le contraire. Notons aussi le manque de connaissances des jeunes à propos de la crise climatique (seuls 13 % connaissent l’effet de serre, alors que c’est dans le programme), comme l’a montré une étude réalisée par l’Aped (l’Appel pour une école démocratique). Et leur ignorance est associée au climato scepticisme…
La solution serait de trouver un nouvel équilibre dans l’éducation des enfants, de combiner une discipline ferme et juste avec de la bienveillance. Que cela veut-il dire concrètement ?
De se poser chaque fois la question de l’intérêt à long terme pour l’enfant. Faut-il par exemple céder à sa demande (qui ne sera pas dénuée d’arguments relatifs au court terme) de recevoir un smartphone à l’âge de 10 ans ?
Il y a un an dans La Libre, l’éducateur Louis Saillans affirmait ceci : “Il n’y a rien de plus utile que de laisser un jeune partir faire du skateboard dans la rue sans casque et sans protection. Il développera des compétences, apprendra à prendre des risques, à côtoyer ses limites.” Vous le suivez ?
Il n’est bien sûr pas conseillé d’exposer son enfant à des dangers, mais il faut en effet trouver un juste équilibre pour laisser les jeunes respirer, vivre des expériences, surmonter des épreuves sans la présence parfois étouffante des parents.