Pékin a enfermé de façon arbitraire au moins un million de Ouïghours
Un collectif international de chercheurs, dont les travaux ont permis de révéler l’ampleur des crimes commis contre la minorité ouïghoure, déplore que Michelle Bachelet, Haut commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, s’est abstenue de condamner cette politique lors de sa visite en Chine.
Publié le 10-06-2022 à 10h35 - Mis à jour le 10-06-2022 à 10h36
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Une tribune de Vanessa Frangville, Université libre de Bruxelles, Mukaddas Mijit, Université libre de Bruxelles, Thierry Kellner, Université libre de Bruxelles, Dilnur Reyhan, INALCO/ Institut ouïghour d’Europe, Rian Thum, Université de Manchester, Ondrej Klimes, Académie des sciences de République Tchèque, James Leibold, Université de La Trobe, Rachel Harris, SOAS, Université de Londres, Ildiko Beller-Hann, Université de Copenhague, Chris Hann, Université de Cambridge, James Millward, Université de Georgetown (1).
Au printemps 2017, dans ce que la Chine appelle la "Région autonome ouïghoure du Xinjiang", des centaines de milliers de Ouïghours et autres populations indigènes ont commencé à disparaître sans bruit, en prison et en camps d’internement. À la fin de 2017, il est devenu évident pour la communauté internationale des chercheurs travaillant sur la région qu’une ingénierie opaque était en cours ; ils ont par conséquent, en 2018, exhorté l’Onu à établir une enquête. Cela fait désormais quatre ans que le rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (OHCHR) est attendu. Pendant ces quatre années, les chercheurs ont mené des études rigoureuses sur les politiques chinoises dans la région et ont permis de révéler des crimes contre l’humanité à une échelle qui dépasse largement le programme d’internement massif.
Si nous sommes reconnaissants à l’OHCHR, sous l’administration de Michelle Bachelet, d’avoir consulté certains membres de notre communauté d’experts académiques avant sa visite en Chine, nous restons néanmoins très inquiets de sa déclaration officielle du 28 mai, qui ignore et va même à l’encontre des conclusions présentées par les chercheurs (dont deux de nos signataires) à son équipe.
Il est pourtant rare que le monde académique arrive à un tel niveau de consensus. Bien que les raisons pour lesquelles Pékin commet des atrocités dans la région restent sujettes à débat, nous sommes unanimes dans notre compréhension des faits et des opérations menées sur place par le gouvernement chinois. Ce consensus exceptionnel est le résultat d’une quantité saisissante de preuves que l’État chinois lui-même nous a fournies à travers sa propre documentation, dont une partie a fait l’objet de fuites mais dont la majorité est tout simplement disponible publiquement sur l’Internet chinois. Ces preuves, complétées par témoignages de rescapés et images satellites, nous offrent un tableau précis de ce qui peut raisonnablement être nommé un agenda génocidaire.
Preuves et rapports à l’appui
Les rapports montrent clairement que Pékin a enfermé de façon arbitraire et sous différentes formes extra-légales au moins un million de personnes, non seulement dans des camps d’internement mais aussi dans des centres de détention et des prisons. Si une partie des camps d’internement et d’endoctrinement ont été fermés récemment, il n’y a aucune preuve que ce système soit totalement dissous. Plus important encore, une part non négligeable des internés de ces camps désormais fermés a été transférée vers des prisons officielles après des simulacres de procès, tandis que d’autres ont été placés dans des programmes de travail forcé. Torture, viols et autres mauvais traitement sont endémiques dans les prisons, centres de détention et camps.
Parallèlement, un nombre croissant d’enfants ouïghours ont été séparés de leur famille, envoyés dans des internats où ils sont contraints de parler et agir comme des Chinois de la majorité Han. En 2018, le gouvernement chinois a ainsi stipulé qu’il avait réussi à placer en internat près de la moitié des enfants de la région en âge d’aller à l’école secondaire. Les femmes ouïghoures sont quant à elles contraintes à la stérilisation, à des contrôles sévères des naissances et à des avortements, afin de réaliser ce que Pékin nomme une "optimisation de la population", alors même que les Han sont encouragés à avoir plus d’enfants.
Les colons han sont envoyés dans la région par milliers tandis que l’État exproprie les Ouïghours de leurs terres et détruisent des villes entières, déplaçant les habitants vers des usines de travail forcé en dehors des zones majoritairement ouïghoures. Les pratiques religieuses, la possession d’un Coran ou la non-consommation de viande de porc et d’alcool, sont criminalisées. Les autorités ont rasé monuments historiques, sites de pèlerinage, mosquées et sépultures ouïghours.
Bachelet répète l’affirmation de Pékin
Or, dans sa déclaration, la Haut-Commissaire Bachelet n’a pas seulement échoué à condamner ces politiques, mais a aussi refusé d’évoquer aucun de ces faits, mentionnant seulement les programmes d’internement en reprenant à son compte l’euphémisme de Pékin de "centres d’éducation et formation professionnelle". Bachelet a demandé à la Chine "d’entreprendre un réexamen des politiques contre le terrorisme et la déradicalisation pour garantir une conformité avec les standards internationaux des droits humains". Bachelet ne fait ainsi que répéter l’affirmation de Pékin selon laquelle les atrocités menées en région ouïghoure s’inscrivent dans un effort "anti-terroriste", affirmation que nos recherches et que les documents chinois officiels même contredisent. Les médias étatiques de Pékin ont, sans surprise, repris à l’envi ces propos comme une forme de justification.
Les données fournies au OHCHR ne sont pas le résultat des recherches de seulement l’un ou l’autre d’entre nous. Elles émergent d’un consensus unanime de l’ensemble de la communauté des chercheurs indépendants de l’État chinois qui ont dédié leurs vies à l’étude de la région. Nous appelons l’OHCHR à intégrer pleinement ces connaissances dans le rapport très attendu sur les actions de la Chine dans la région ouïghoure, et nous invitons l’OHCHR à publier ce rapport sans plus attendre et sans qu’aucune interférence politique ne l’altère.
>>> (1) Liste complète des signataires et version anglaise via le lien : https://bit.ly/3Mw4ZDL.Cette opinion a également été publiée dans le journal Le Monde.