Il y a cent ans jour pour jour, l’Allemagne entrait dans les ténèbres
Le 24 juin 1922, le ministre allemand Walter Rathenau était assassiné à Berlin. Ce geste marqua "le début du malheur", écrira Stefan Zweig. Alexis Lacroix relit cette période et en tire des leçons pour aujourd’hui.
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- Publié le 24-06-2022 à 10h15
- Mis à jour le 24-06-2022 à 11h00
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Il y a cent ans jour pour jour, le 24 juin 1922, un cabriolet s'approche de la voiture de Walter Rathenau qui circule à l'angle de la Königsallee, dans le quartier de Grünewaldun à Berlin. Deux passagers, vêtus de manteaux de cuir et dissimulés sous des capuches, sortent alors des armes automatiques, tirent et touchent le ministre des Affaires étrangères qui mourra sans tarder. En quelques secondes, cet épisode tragique marque "le début du malheur de l'Allemagne, [le début] du malheur de l'Europe", écrira plus tard Stefan Zweig.
Germaniste et historien des idées, directeur de l'hebdomadaire Actualité juive et professeur en lettres modernes à l'Université catholique de Lille, Alexis Lacroix consacre un ouvrage (1) à cet assassinat et à ses conséquences. Il montre le glissement qui s'opère alors et qui voit l'Allemagne abandonner la république de Weimar pour sombrer progressivement dans les tourments du nazisme. "Si un million de personnes se rendent aux funérailles de Walter Rathenau en 1922, explique-t-il aujourd'hui, cet assassinat actualisera les forces des ténèbres qui s'empareront ensuite de l'Allemagne. Ce crime marque le début d'un enchaînement de circonstances dramatiques qui prépareront l'avènement d'Hitler. En assassinant Walter Rathenau, les réactionnaires de l'époque assassinaient une république et blessaient profondément l'idée de l'humanisme européen."
Qui était Walter Rathenau ?
Par sa personnalité, sa recherche de la nuance, ses dons d'écriture, de pensée et ses qualités politiques, Walter Rathenau fut l'incarnation du meilleur de la culture allemande. Saint-simonien, il rejetait le bolchevisme et pensait de toute son âme que la condition des plus modestes, et des ouvriers notamment, pouvait être améliorée par le réformisme : on dirait, aujourd'hui, qu'il était social-démocrate. Au fond, l'Histoire a connu deux Allemagne. Une Allemagne tournée vers le monde, pénétrée de l'humanisme des Lumières : l'Allemagne de l'Aufklärung. Il y eut aussi l'Allemagne des contre-Lumières qui fut celle, dans les années 1920 et 1930, de la révolution conservatrice. Rathenau incarnait la première. Il était par ailleurs l'héritier d'un empire industriel fondé par son père et incarnait - pour beaucoup de conservateurs d'alors - les élites libérales, éclairées, modérées et européennes profondément conspuées. Enfin, Rathenau était juif, il a fait l'objet d'une campagne antisémite d'une rare violence, qui a précédé de quelques mois son assassinat.

Est-ce au nom de ces qualités qu’il fut nommé ministre de la Reconstruction, puis ministre des Affaires étrangères de la république de Weimar ?
Oui, et il contribuera de ce fait à la reconstruction démocratique du pays après le séisme qu’a constitué pour lui la défaite de 1918. Il œuvre cependant dans un contexte difficile, car l’Allemagne est en butte à plusieurs crises : une crise morale et politique qui est déclenchée par l’insatisfaction très grande qu’il y a dans l’opinion suite aux clauses particulièrement contraignantes - jugées injustes par beaucoup d’Allemands - du traité de Versailles ; on assiste également à la montée en puissance d’une culture antirépublicaine dont le succès va s’accélérer à partir de l’année 1923 en raison de la sévère crise économique qui ébranle le pays. Celle-ci va rendre les classes moyennes et populaires, appauvries par la récession, beaucoup plus réceptives aux discours des extrêmes de gauche et de droite. Le nazisme n’émerge pas encore en 1922, mais le groupe Consul, qui est à la manœuvre de l’assassinat de Rathenau, est un représentant de cette révolution conservatrice, antisémite et réactionnaire qui honnit la République et cherche à la plonger dans un chaos prérévolutionnaire.
Vous décrivez l’effervescence du Berlin d’alors qui est à l’avant-garde culturelle et intellectuelle. En elle, rien ne laisse présager les périls qui guettent l’Allemagne…
Sous la république de Weimar, Berlin est comparable à la Vienne de la Belle Époque décrite par Zweig, et à ce qu'est New York aujourd'hui : il s'agit d'une ville-monde trépidante et créative. La république de Weimar incarne à sa façon cette Allemagne structurellement tournée vers la France, libérale, éclairée. C'est l'Allemagne de Lessing qui croit en l'amélioration matérielle et morale du genre humain par le travail, l'exercice de la raison, du débat public et de la démocratie. C'est d'ailleurs cette république qui offre enfin une citoyenneté pleine et entière aux Juifs allemands, jusque-là citoyens de seconde catégorie. Désormais, "la germanité se trouve dans l'âme et non pas dans le sang", se réjouira d'ailleurs le grand rabbin Benno Jacob.
Mais pourquoi ce régime fut-il rejeté ?
Weimar fut le terrain d’affrontement d’un intense clash civilisationnel entre modernité et réaction. À bien des égards, cette universalisation de l’identité nationale, ce relâchement des frontières de la germanité, ont fait s’élever la lame de fond d’une contre-offensive conservatrice, réactionnaire, nostalgique de l’Empire, antisémite et, de proche en proche, prénazie. Entre 1923 et 1933, l’Europe vit aussi une époque qui voit monter les régimes autoritaires : la séduction envers des solutions totalitaires et antiparlementaires est importante. Pour beaucoup d’Allemands, blessés par la défaite de 1918 et marqués par la crise économique, la république de Weimar apparaît en ce sens comme un monstre de faiblesse et de mollesse. Ils conspuent son "juste milieu". J’insiste cependant sur un point qui est une leçon pour aujourd’hui : Weimar n’était pas plein de défauts, la critique à son encontre est une question de perception politique, sa faiblesse intrinsèque n’est pas une réalité objective.
Le peuple allemand est appauvri et atomisé. N’ayant plus de perspectives politiques ni de singularité, les foules sont "antitout" et gagnées par une tendance destructrice. Cette période est-elle une leçon pour aujourd’hui ?
On assiste à l'époque à une rencontre entre un régime qui accomplit des réformes démocratiques incontestables (je pense au droit de vote pour les femmes, à l'établissement d'un véritable État social, à l'accroissement de la parlementarisation…), et la montée en puissance d'un antiélitisme, d'un nihilisme antidémocratique très bien illustré par un roman à succès de l'époque : Berlin Alexanderplatz. De plus, alors que les foules sont tentées par les idéologies de la table rase et fascinées par toutes les formes de violence, on découvre aussi que certaines élites intellectuelles et académiques conservatrices conspuent le régime. Weimar est pour eux une abstraction, une idée de tête rationnelle, artificielle, déconnectée de la "vraie vie". Ces élites, dont le juriste Carl Schmitt fut un haut représentant, rejettent le culte des droits de l'homme qui aurait amené le relativisme, du parlementarisme qui engendrerait la culture du compromis entre des castes politiques. Pour Carl Schmitt, envoûté par une rhétorique de la "décision", de la "situation urgente", de "l'épreuve décisive", de "la réaction vitale", il est nécessaire de mettre à bas le parlementarisme. En le lisant, on entend effectivement en écho la rhétorique des régimes illibéraux que nous connaissons, en Hongrie par exemple. J'insiste cependant sur un point. Si on assiste aujourd'hui à des conflits entre libéralisme et illibéralisme, on ne peut comparer les deux périodes en tous points : l'extrême droite en Europe ne cède pas pour l'instant à la violence physique. Pensez que dans les années vingt, celle de l'époque avait organisé plus de 340 assassinats politiques en Allemagne.
Vous citez l’écrivain Thomas Mann pour avoir résisté aux glissements réactionnaires. Qu’est-ce qui a fait sa force ?
Thomas Mann est un conservateur qui se reconnaît dans les valeurs de "l’Allemagne éternelle". Le côté social-démocrate de la république ne lui plaît pas, et il n’aime pas trop cette culture grise, et presque gestionnaire, du compromis. Mais Thomas Mann est d’abord un humaniste à l’ancienne, et il est profondément dégoûté quand il voit advenir la culture de l’invective, puis qu’il constate l’ultraviolence des extrêmes. Dès 1922, il s’attache de plus en plus sincèrement à la forme républicaine. Elle lui apparaît dans un premier temps comme un moindre mal, et dans un deuxième temps comme un rempart contre la barbarie. Sa grandeur, c’est qu’il a saisi qu’il fallait avoir le sens des priorités, qu’on pouvait ne pas être un passionné de la république, mais qu’il fallait néanmoins la soutenir tant elle pouvait endiguer le désentravement des pulsions les plus inhumaines.
Ne serait-ce pas aussi une leçon pour aujourd’hui ?
L’Histoire n’est jamais écrite d’avance. Elle se construit par l’accumulation des comportements individuels. Le judaïsme rappelle d’ailleurs qu’il y a des actes et des paroles qui contribuent à réparer le monde, et d’autres qui contribuent à l’abimer. On peut tirer de l’observation de cette époque une éthique de la responsabilité de la parole publique et de l’engagement des intellectuels. Une autre leçon est l’attention que nous devons avoir pour le pluralisme. Moins l’espace médiatique et public offre une place à un véritable pluralisme des idées, plus il nourrit le ressentiment. Or, les phénomènes totalitaires ont souvent pris leurs racines dans le sentiment de ceux qui, à tort ou à raison, se sentent exclus de la discussion publique. Comme Weimar nous y encourage, élargissons le cercle de ceux et de celles qui participent à cette discussion. Une démocratie endigue d’autant mieux les tentations extrémistes qu’elle donne la parole à ceux qui en sont les adeptes. C’est par la maïeutique publique que l’on convainc les gens qu’ils se trompent en allant vers les extrêmes. Réarmons les discussions, n’ayons pas peur de la confrontation des idées. La vérité de la démocratie triomphe toujours de ses adversaires en acceptant le débat avec eux. Nous devons défendre la démocratie en élargissant la plateforme de celles et ceux qui s’y reconnaissent.
(1) Alexis Lacroix, "La République assassinée. Weimar 1922" ; Éditions du Cerf, 2022 ; 136 pp. ; 15 euros.

La République de Weimar De 1918 à 1933, l’Allemagne connut une république, appelée république de Weimar. Il s’agissait d’un régime démocratique et parlementaire qui vota de nombreuses avancées sociales. "Dès le départ, peut-on lire sur le site du Bundestag, ses partisans devront résister aux assauts de forces radicales de gauche et de droite, au sein et en dehors du Parlement." Hitler, au pouvoir, assènera un coup de grâce fatal à la démocratie parlementaire.