À qui profitent l’effacement des mots, et les louanges pédagogiques du non-effort ?

Lors de l’épreuve du bac de Français 2022, certains lycéens français ont choisi de commenter un texte de Sylvie Germain, extrait de son ouvrage Jours de colère. Cet extrait ayant été considéré comme trop difficile par les élèves, ceux-ci ont insulté l’auteur et son roman sur les réseaux sociaux.

Contribution externe
À qui profitent l’effacement des mots, et les louanges pédagogiques du non-effort ?
©Serge Dehaes

Une opinion de Martine Demillequand, coll. pédagogique UCLouvain, romaniste, et 70 co-signataires (voir ci-dessous).

« Selon Nabokov, la deuxième langue de Beckett – la langue française – a toutes les caractéristiques d'une langue apprise, et comme acquise dans la salle de classe, sous la menace des punitions, dans l'ennui des devoirs à la maison » (I). C'est pourtant en une langue apprise – l'anglais, dans une école privée de Saint-Pétersbourg, l'école Tenichev – que l'écrivain russe écrit Lolita ou Ada.

De « Magnus » aux raisons de la colère

Il arrive qu'un lycéen aspirant bachelier reçoive les consignes d'une épreuve de français et que, perdu dans les méandres d'une feuille blanche lignée qui s'assombrit soudain parce que les sujets de la dissertation ne lui parlent pas, il s'intéresse au commentaire à composer à propos d'un texte de Sylvie Germain, puisé dans son roman « Jours de colère ». Épuisé par quelques mots d'un lexique qui lui échappe, frustré, il préfère à la sortie de l'épreuve clouer l'autrice au pilori – il a omis d'observer qu'en bas de copie, les mots venelle et ludique sont définis par les auteurs de l'EAF (II). Déferlement de réactions sur les réseaux sociaux, Twitter en particulier, dès la sortie des salles de classe, suivi de réponses de professeurs ou d'étudiants, autant surpris que révoltés par les cris de haine et les intimidations de candidats bacheliers. Ne rien faire ou si peu, et tout attendre, en particulier un diplôme, écrivent-ils. Être les lauréats d'un vent sans face, d'un sable qui s'effrite jamais modelé avec patience : «les lycéens qui se déchaînent sur #sylviegermain sont-ils vraiment les adultes et les électeurs de demain?» «Je suis effarée de voir la réaction des élèves... Ils font preuve d'une violence inadmissible à l'encontre de cette autrice (qui en outre n'est en aucun cas responsable de leur inculture). Il serait plus prudent de ne plus choisir d'auteur vivant pour l'EAF.» (III)

« Magnus », récit de Sylvie Germain publié en 2005, roman de quête d'identité, d'effort précisément, ancré entier dans les retrouvailles d'une vérité originelle, reçoit le Prix Goncourt des Lycéens. Mais 2005 est loin déjà ; l'immédiateté d'une communication entre pairs a pris le pas sur la lenteur de la lecture et les essences de l'individu. Or, dans l'extrait proposé pour le bac (IV), les examinateurs ont précisément choisi un texte dans lequel l'effet de groupe est magistral : 9 adolescents, tout droits issus d'une forêt du Morvan, font horde, proches d'une bestialité que des lycéens associent en sarcasmes au « Livre de la Jungle ». Ils interpellent pourtant l'autrice, eux qui dénigrent la grâce des mots, l'enjoignant à nommer, à prénommer les 9 frères au cœur de l'extrait, au cœur de la forêt. Or, ils viennent d'oublier, dans leurs invectives, l'importance de la nomination, qui fait d'elles et d'eux, de nous tous et toutes, des individus capables de parler, de s'identifier comme personne humaine, de dire les choses, de se distancier des événements, en un mot, de quitter le stade de l'infans, ce temps de la non-parole où tout est amalgame. Le titre du roman Jours de colère s'accorde tellement bien à la disharmonie des temps présents, où tout s'emmêle d'une manière qui paraît presque inextricable. En perdant l'usage des mots, ils risquent aussi de perdre leur identité, confondus en un peuple jeune : une horde.

Plier devant les cris de haine

Très éloquente aussi s’avère la réaction de certains journalistes, tel Bernard Quiriny : « être écrivain du bac, c’est avoir une cible dans le dos » (V), écrit-il, et de proposer, vu la haine déferlant sur l’autrice, de ne plus choisir d’auteur vivant pour un sujet littéraire au Bac français.

Se taire pour préserver la vie.

Murer les mots pour éviter les morts.

Un mot pour un autre ?

Dans nos universités, la part belle est réservée dans les facultés de lettres à une science du langage : la linguistique. Discipline d'observation, elle décrit et systématise l'usage écrit ou oral d'une langue afin de ne pas la briser dans son évolution, dans un sens différent de la grammaire, qui trace des fils et des contrefils pour cadrer, fournir un canevas, des règles, des principes. La grammaire est la trame sur laquelle s'écrit l'histoire, sur laquelle se déploie l'imaginaire. Une étudiante d'agrégation ajoute qu'au fond, il est loisible pour un élève d'utiliser le mot roman pour parler de Roméo et Juliette, en déplorant le manque de décor et de description : ce n'est pas si grave ; que de même, utiliser ce vocable pour évoquer la biographie d'un pilote automobile, c'est tout à fait acceptable. Un mot pour un autre. Une communication « de base », et commencer son discours par « donc » ne semble plus poser aucun problème.

Les bénéficiaires de l’apprentissage des mots …

D'où vient ce vent qui aplanit la possibilité d'édifier des œuvres, qui ne fait se lever que les vagues de l'approximation lorsque nos situations de vie sollicitent tant et tant de fois d'avoir recours au récit ? Les grand narratives se sont petit à petit tus, d'abord, au profit des fragments littéraires. Ensuite, dans le même mouvement, s'est déployé le morcellement rapide de la communication par sms, tweets, ateliers d'écriture sommaires qui ont pignon sur rue (VI). La répétition de courtes phrases dans la chanson française va en ce sens aussi. Seuls quelques rappeurs et slameurs cultivent encore la possibilité d'un champ lexical élargi, fin, puisé parfois chez Fontenelle.

et de l'effort

Sylvie Germain, par ailleurs membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature française de Belgique, soutenue par tous ses collègues, ajoute : « Je n’éprouve même pas de colère, seulement de la désolation devant tant d’aveuglement et d’absence de remise en cause (s’ils ratent leur épreuve de français ce sera à cause de mon texte «de m... qui va niqué leur bac» (sic), pas du tout à cause de leur manque de travail et de réflexion), devant aussi leur rejet hargneux de la culture qui leur est dispensée au lycée. Ils veulent des diplômes sans aucun effort, se clament victimes pour un oui pour un non et désignent comme persécuteurs ceux-là mêmes qu’ils injurient et menacent. » (VII)

Très récemment, une équipe de chercheurs de l'UCLouvain, à laquelle appartient Isabelle Roskam, vient dans le même sens de proposer une réflexion sur la question de l'enfant roi, montrant à quel point la protection des plus jeunes conduit parfois à une dérive : « nos sociétés démocratiques sont menacées par ce culte dans la mesure où ces pratiques éducatives produisent des individus très éloignés d'un idéal de citoyenneté à la hauteur des enjeux politiques, économiques et écologiques de notre époque. Un enfant avec moins de compétences cognitives éprouvera des difficultés à s'engager pour la cause climatique par exemple (laquelle nécessite une part de sacrifice, d'aller au-delà de son intérêt personnel).» (VIII)

Sans être réactionnaire, il conviendrait d’à présent s’interroger : à qui profite l’effacement des mots, de la syntaxe, à qui profitent les louanges pédagogiques du non-effort ?

Le bruit et la fureur

L'apprentissage des mots, des noms, la possibilité pour tous les enfants, tous les jeunes d'avoir accès par leur biais à l'imaginaire, à la participation à la vie sociale, politique, économique, culturelle – en un mot, à la capacité de prendre part à l'aventure humaine –, ne peut se départir de l'effort. Comme le geste primordial de se mettre debout pour considérer l'autre, le monde, ce qui diffère de lui, la parole à modeler reste un rempart majeur contre les identités meurtrières qui font l'impasse sur la nuance, et tuent parce qu'engoncées dans l'incapacité pour l'individu de se mettre à distance. Dégainer les cris plus vite que son ombre.

Encore, toujours, pour éviter le bruit et la fureur (IX).

Il ne resterait plus sans cela que les Actes sans paroles de Beckett, où seuls le mime, la répétition du même sans mot, feraient de tous et toutes des pantins. Alors que « Lire et Écrire, acquérir des outils pour comprendre le monde et y agir socialement, culturellement, politiquement » (X)est la seule bannière qui fait sens : celui d'un apprentissage. D'une élévation.

Signataires

Martine Demillequand, coll. pédagogique UCLouvain, romaniste

&

Hicham Abdel Gawad, auteur, enseignant, conférencier

Amel Aït Oussaït, professeur de français, Collège Sainte Marie Mouscron

Fanny Bastogne Tahiru, docteur en médecine, personal reconnection practitioner

Jeremy Bentley

Elodie Boucquey

Isabelle Bousman, professeur de français

Véronique Bragard, professeur UCLouvain

Françoise Chatelain, professeur émérite ULB

Héloïse Copin, UCLouvain et Universitat de València

Pia Cornejo Montero, Ostende

Claude Corteville, professeur d’art dramatique

Rossana De Angelis, Université Paris-Est Créteil (UPEC) – Université de Limoges

Caroline de Salisbury, Actes Sud et Ambassade de France en Roumanie

Arnaud de la Croix, philosophe et éditeur

Caroline Dehaye, professeur de mathématique

Damien Dejemeppe, directeur du Lycée Martin V, Louvain-la-Neuve

Michaël Delaunoy, professeur d’art dramatique, Nous les héros

Marc Demillequand, docteur es sciences

Yolande De Mol, Saumur

Amaury Denies, assistant juridique & administratif

Anne-Catherine Denies, étudiante en arts

Marie-Claire Deraed, institutrice École du Centre Rixensart

Maïté Desguin, professeur

Carole Desmecht, infirmière (CSPO, Ottignies)

Jean-Louis Dufays, professeur UCLouvain

Mélanie Dufour, professeur de français

Pauline Duthoit, programmatrice, maison culturelle d’Ath

Nadia Echadi, Maxi-Liens, Ergonomic pedaconcept

Bénédicte Fontenelle, artiste

Alizée Ettwiller Gobert, romaniste

Yasmina Ferette, professeur de français

Elisabeth Freymann, professeur de français

Stéphanie Gérin, chercheuse en microbiologie et romancière, ULg

Antoine Ghislain, étudiant en agrégation latin français UCLouvain

Elisabeth Gil Ventayol, romaniste

Mélanie Ginevro, professeur de français

Sophie Suzanne Gryson, UCLouvain et Beaux-Arts Namur

Maryse Hendrix, Vice-présidente, à Conseil wallon de l'égalité hommes et femmes

& Coordination Culture, à Amnesty International Belgique francophone

Elise Huwart, professeur d’Académie

Vincent Jadot, professeur de français

Carole Johnson, psychologie, Andernos-les-Bains

Cynthia Kts, médecine et littérature

Justine Leclercq, professeur de français IND Fleurus

Catherine Lefebure, professeur de latin et de français

Jacques Letawe, professeur de français, citoyen engagé

Brigitte Louis, professeur de français

Marc Menu, IAD

Jean-Pierre Moussaïd, intellectuel Bac-6

Manon Neuberg, UCLouvain, Fial

Françoise Oerlemans, philologue classique

Guillaume Paindavoine, étudiant à l’UCLMons en Sciences politiques

Cathy Pierart, professeur de religion et psychologue

Lou-Anne Portal, étudiante en lettres UCLouvain, Montpellier

Emilie Portmans

Odile Remacle, enseignante, professeur de français

Alix Riga, Carcassonne, professeur de danse

Gabriel Ringlet, membre de l’Académie royale de langue et littérature de Belgique

Valéry Rion, professeur de français, à Lycée cantonal Porrentruy

Virginia Sarich, agrégée en lettres modernes

Véronique Schoumaker, UCLouvain

Jean-Marie Thiry, professeur de mathématique

Syuzan Torosyan, French Lecturer at Brusov State University, Երևան, Arménie

Deniz Uygur, professeur de français, linguiste

Gilles Van Handenhove

Anne van Mol, Drogenbos

Dora Vertes, docteur en médecine, neuro-ophtalmologue

Anne Verwaerde, UCLouvain

Anne van Miegroet, professeur de français et coll. pédagogique UCLouvain

Isabelle Vanquathem, romaniste, spécialiste Henry Bauchau

Karin Welschen, professeur de français

co-signataires et solidaires

Références

i « Beckett et la langue des maîtres » (Anthony Cordingley, in Littérature 2012/3)

ii Épreuve anticipée du baccalauréat

iii Paul de Montferrand, Le Figaro, « L'écrivain Sylvie Germain victime d'un torrent d'insultes sur les réseaux sociaux après l'écrit du bac de français », 20 juin 2022

https://etudiant.lefigaro.fr/article/l-ecrivain-sylvie-germain-victime-d-un-torrent-d-insultes-sur-les-reseaux-sociaux-apres-l-ecrit-du-bac-de-francais_dac6f9b4-f076-11ec-83d6-f149b8e320dc/

iv https://etudiant.lefigaro.fr/article/bac-de-francais-2022-decouvrez-les-sujets-et-corriges-des-epreuves_c10d3d2a-e1b3-11ec-8bfb-1a86b98fd715/

v « Être écrivain du bac, c'est avoir une cible dans le dos » : Le Point débats, 21 juin 2022

https://www.lepoint.fr/debats/etre-ecrivain-du-bac-c-est-avoir-une-cible-dans-le-dos-21-06-2022-2480547_2.php

vi https://www.instagram.com/amours_solitaires/?hl=fr

vii Le Figaro, Alice Develey interviewe Sylvie Germain, 21 juin 2022

https://etudiant.lefigaro.fr/article/ils-ont-une-haine-de-la-langue-de-l-effort-de-reflexion-sylvie-germain-repond-aux-lyceens-qui-la-harcelent_45e2f5d6-f14e-11ec-aecb-a5c44b571225/

viii https://uclouvain.be/fr/chercher/actualites/l-enfant-roi-un-danger-pour-nos-democraties.html

ix William Faulkner, 1929

x https://lire-et-ecrire.be/Qu-est-ce-que-l-alphabetisation

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