Zep: "Humainement, je ne suis pas convaincu que l’humain du XXIe soit beaucoup plus évolué que celui du premier siècle"
Philippe Chappuis, dit Zep, est le père de Titeuf. Dans sa nouvelle BD intitulée "Ce que nous sommes", il interroge notre dépendance aux machines, l'avenir de l'intelligence artificielle et ce que nous pourrions devenir. Car la technique nous permet-elle de vraiment d'évoluer? Entretien.
- Publié le 03-07-2022 à 08h01
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Nous sommes en 2113, Constant, équipé d’un implant, représente la première génération "augmentée" à vivre avec un second cerveau totalement connecté au DataBrain Center. Sans les contraintes liées à l’apprentissage, il lui octroie facilement savoir encyclopédique, multilinguisme et expériences virtuelles extrêmes selon les programmes téléchargés. Ce projet mondial, lancé pour les plus fortunés, détourne au passage la quasi-totalité de l’énergie mondiale produite. Un jour, il est victime d’un piratage informatique, son assistant vital bugge et il perd toutes ses connaissances. Tel un nouveau-né, il devra se reconstruire, apprendre à apprendre, et partir sur les traces de son identité. Laquelle ?
Votre récit de science-fictionintitulé "Ce que nous sommes" s’inspire d’un vrai projet scientifique. Comment vous êtes-vous documenté ?
J’ai pu rencontrer le professeur Pierre Magistretti, grand scientifique dans le domaine des neurosciences à Lausanne et qui fut en charge pendant quelques années du projet Blue Brain (qui se termine en 2023). Nous avons pas mal échangé sur l’exploration numérique du cerveau et ses applications possibles. De façon simplifiée, Blue Brain est un projet qui permettrait de réaliser la copie d’un cerveau humain, à savoir sa réplique numérique avec toutes ses connexions neuronales. Ce projet rassemble aussi de nombreuses recherches sur le cerveau pour mieux comprendre son fonctionnement, notamment les maladies dégénératives qui entravent la circulation des informations. Je me suis aussi intéressé à l’action des cellules gliales dans la neurotransmission. Notre cerveau est un incroyable cosmos dont nous avons des connaissances très partielles.
Où en est-on dans le développement de cerveaux numériques ?
Si on peut faire une copie numérique d’un cerveau humain, on peut imaginer un jour se connecter à cette copie et avoir un genre de second cerveau assistant. Au lieu d’acquérir des connaissances par apprentissage, on pourrait les télécharger. Ce n’est pas complètement fou parce qu’on le vit en partie avec nos smartphones. On tient cet exocerveau au bout de notre main et il a déjà remplacé des tronçons de nos capacités mémorielles. On ne retient plus autant d’informations qu’auparavant parce que notre cerveau est hautement pragmatique. Nos organes ne vont pas faire un travail inutile. Si une machine le fait à leur place, ils arrêtent. Si vous portez une prothèse auditive, votre cerveau cesse de faire fonctionner votre ouïe à plein régime. Au lieu d’aller chercher l’information avec effort dans mon cerveau - pourquoi voit-on l’éclair avant d’entendre le tonnerre ? Quel était le réalisateur de tel film ? C’était quoi les accords de Munich ? -, je vais taper la question sur un moteur de recherche sur mon téléphone et en une seconde, j’aurai l’info. Le cerveau s’habitue à cette paresse. Sauf si je n’ai pas de réseau, Google ira toujours plus vite que moi. Conséquence, on délègue de plus en plus nos capacités neuronales à notre smartphone. Ce n’est pas difficile d’imaginer qu’à terme on pourrait le faire à un ordinateur auquel on serait directement connecté.
"On voulait faire un humain augmenté, on a créé l’humain assisté", écrivez-vous. C’est la boussole de votre ouvrage ?
C’est un progrès fascinant mais aussi inquiétant. On a la sensation d’avoir évolué mais au fond, on a régressé. On perd des capacités d’apprentissage, on perd des capacités de concentration (la nouvelle génération a plus de mal à se concentrer sur une longue période), on perd des gestes instinctifs. D’ici peu, l’humain affichera des déficits d’orientation. Aujourd’hui plus personne ne se casse la tête pour savoir comment aller d’un point A à un point B. On prend son téléphone GPS et on y va. On se fragilise ainsi au profit d’une machine qui donne l’impression d’être plus évoluée parce qu’elle fait les choses plus vite et plus facilement. Ces informations sont sur notre ordinateur ou notre smartphone qui devient un "cerveau annexe numérique". Petit à petit, on accepte d’être un humain assisté.
Après que son cerveau assistant a été piraté, Constant, votre personnage principal, va apprendre pour la première fois alors qu’il avait précédemment téléchargé ses connaissances. Vous posez la question centrale : si on doit se reconstruire, qu’est-ce qui fait de nous des humains ?
Que va-t-on garder ? Qu’est-ce qui va faire de nous des humains versus une machine ? Si tout ce qu’on fait est piloté par une machine externe, quel sens a notre existence ? Après s’être focalisée sur les extraterrestres dans les années 1950-1960, sur la peur des robots dans les années 1980, la science-fiction présente aujourd’hui des histoires qui questionnent notre identité et notre devenir. Dans l’histoire terrestre, la seule espèce dont l’utilité n’a pas encore vraiment été trouvée, c’est l’humain. Tout a une fonction dans le dessein général, que ce soit dans la chaîne alimentaire, dans la chaîne énergétique ou la manière dont la planète se renouvelle. Chaque élément vivant a un rôle. L’humain, on ne sait pas trop, sauf que sa seule présence précipite la terre dans un déséquilibre. On utilise des énergies qui ne se renouvellent pas. On met une planète en péril. À l’heure où d’un côté on se fait de plus en plus suppléer par des machines et de l’autre on constate que notre présence est un problème pour la planète, je trouve pertinent de poser la question : au fond, pour quoi est-on là ? À quoi sert-on ? On a toujours cherché une utilité uniquement humaine, on réfléchit peu à l’utilité terrestre de notre présence. On s’est toujours positionné comme l’espèce qui est la finalité de la terre quitte à la mettre en péril. Mais n’y a-t-il pas un autre chemin ? N’est-on pas une espèce avec un cerveau génial et des capacités étonnantes qui serait là pour autre chose que d’être assis dans un divan, échanger sur des écrans, commander chez Ikea et se faire livrer des chips. C’est l’humain qu’on nous promet. Si les machines travaillent mieux que nous, notre utilité au niveau du travail est remise en cause. On prépare des générations "il n’y aura peut-être pas besoin de faire". Il faut donc fabriquer davantage de loisirs pour occuper notre existence. Paradoxalement, on cherche à prolonger cette existence. Mais on ne sait pas trop au service de quoi ? Ce sont des questions fascinantes sur notre évolution. J’ai le sentiment qu’on diminue déjà nos fonctions, qu’on se met en mode veille, qu’on se satisfait "de pain et de jeux" et qu’on attend la fin. Ce n’est pas génial comme projet. Il faut être plus ambitieux que ça…
Le progrès scientifique promet un monde meilleur. Mais destinée à une élite nantie, dites-vous, et pas bon pour la planète.
Oui, l’humain augmenté ne va s’adresser qu’à peu de personnes. Et cette évolution représente un coût énergétique énorme. Au détriment des régions et des gens économiquement moins intéressants, on va réquisitionner l’énergie pour permettre à certains habitants occidentaux de s’offrir une vie virtuelle. Singulier.
Le transhumanisme remplace-t-il les religions ?
Le transhumanisme est un mot pluriel. Pour certains, ce sont des milliardaires qui se font greffer des organes ou cellules nouvelles pour vivre 30 ans de plus. Pour moi, le transhumanisme, c’est l’humain qui doit continuer à aller vers l’humain. Mais lequel ? On a une capacité d’évolution, un cerveau incroyable et des possibilités loin d’être explorées. On a pris des directions, certaines pas terribles. On peut imaginer de nouvelles pistes comme vivre avec le vivant, pas uniquement entre humains coupés de la réalité. L’issue est là. L’autre possibilité est de tout épuiser et quand il n’y aura plus rien, partir coloniser une autre planète. Mais ce projet s’adresse à 0,0001 % de la population. Pour les autres qui disparaîtront, ce n’est pas vraiment un programme intéressant.
Vous dénoncez l’usage extatique du label "progrès scientifique" que font les politiques, académiques et médias. On ne s’interroge pas assez alors que la fiction ose ?
Moi, ce qui me fascine, c’est le progrès humain comme la domestication du feu, le langage, l’écriture ou l’échange. Quelle est notre capacité de progression ? IPhone, Meta ou concert avec des avatars : comme tout le monde, je suis fasciné par le progrès scientifique. Mais l’humain n’y progresse guère. Quelques machines assistent certains mais l’humanité n’aura pas progressé pour autant. Il est temps que le débat philosophique devienne pragmatique : comment va-t-on pouvoir continuer à habiter cette planète ? Humainement, je ne suis pas convaincu que l’humain du XXIe soit beaucoup plus évolué que celui du premier siècle.

Bio express
Philippe Chappuis dit Zep, né le 15 décembre 1967 à Onex (Suisse) est un auteur de bande dessinée.
Connu pour sa série Titeuf , Zep a réalisé en parallèle de nombreux ouvrages pour enfants comme pour adultes. Il est notamment l'auteur du Guide du zizi sexuel (textes d'Hélène Bruller), un guide pratique qui explique la sexualité aux enfants et à leurs parents avec humour (deux millions d'exemplaires vendus).
En 2004 , il reçoit le Grand Prix d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre, à l’âge exceptionnellement jeune de 37 ans ! Fan de rock et de musique, il participe, de 2004 à 2008, à de nombreux ouvrages collectifs relatifs à des musiciens célèbres, avec notamment un recueil de chansons de Bob Dylan.
En 2009 , il publie aux éditions Delcourt Happy Sex, une vision décomplexée et décapante des relations de couple. Elle inaugure une série d'ouvrages humoristiques intitulée Happy Books, qui parle des filles, du rock, des concerts et des fans. Depuis 2013, il explore une veine plus réaliste, avec Une histoire d'hommes, Un bruit étrange et beau, The End, Paris 2119, avec Dominique Bertail au dessin, et Ce que nous sommes chez Rue de Sèvres.
Coïncidence, Zatopek , le fameux magazine running et santé, évoque dans son éditorial de juin-juillet 2022 la question des progrès technologiques qui font régresser notre intelligence. Pour illustrer son propos, Gilles Goetghebuer, le rédac chef, nous renvoie au film Idiocracy, un régime qui s’imposerait en 2505. "On se met à redouter la prolifération de tous ces outils chargés de suppléer nos fonctions cérébrales supérieures : la mémoire, le calcul mental, le sens de l’orientation." Il s’interroge aussi sur nos prochaines aptitudes physiques en prenant comme exemple l’essor de la roue gyroscopique (petite roue sur laquelle se déplacer), "ingénieuse mais dramatique du point de vue évolutif comme le montre un dossier consacré à la marche et aux précieux bienfaits qu’elle nous a rendus au cours des deux ou trois derniers millions d’années".