"Le sourire est le don d’un rien qui fait toute la saveur de la vie"
L’anthropologue David Le Breton consacre un essai stimulant et passionnant sur le sourire. Longtemps dissimulé sous un masque, que cache-t-il ? Énigmatique, il est autant expression spontanée des émotions que convention.
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- Publié le 15-07-2022 à 11h23
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Entretien
Geneviève Simon
Pendant de nombreux mois, nos visages ont été contraints de dissimuler sous un masque une de leurs plus essentielles composantes : le sourire. L’anthropologue David Le Breton lui consacre un essai aussi stimulant que passionnant. Ces pages ont une histoire : elles sont une manière pour lui de tendre la main au garçon qu’il a été. "Dans le contexte de la réprimande, le sourire peut être vécu comme une provocation. Gamin, on me reprochait des sourires qui étaient vécus comme une forme de moquerie à l’encontre des enseignants, alors qu’il est absolument évident que ces sourires ne contenaient aucune agressivité", se souvient-il. "Ceci m’a marqué au point que, lorsque j’étais moi-même confronté à un rire ou à un sourire, ces moments d’enfance où mes rires et mes sourires étaient perçus comme une forme de violence revenaient par ricochet." L’anthropologue qu’il est devenu se devait donc un jour d’explorer la relativité des significations et des expressions du sourire.
Après un essai sur le rire en 2018, vous en consacrez un autre sur le sourire. Parce qu’ils sont à la fois proches et dissemblables ?
On peut s’intéresser à l’un sans s’intéresser à l’autre. Ce qui frappe, c’est l’abondance de livres traitant du rire, essentiellement autour de l’humour et la pluralité des expressions du rire, alors qu’il y a très peu de bibliographie sur le sourire. Je crois que c’est un sujet qui donne le sentiment d’échapper à toute prise. Le sourire a une réputation de mièvrerie, de fadeur dans nos sociétés. Alors qu’il est essentiel dans nos vies quotidiennes - on sait combien une journée peut être illuminée par un sourire ou, au contraire, abîmée par un sourire refusé -, il a curieusement peu intéressé les philosophes, les sociologues, les psychologues.
Pour ce livre, vous ne vous êtes pas appuyé sur des interviews, la méthode de prédilection de l’anthropologue, mais sur votre vécu et des œuvres d’artistes (romanciers, cinéastes, peintres). Ce faisant, qu’avez-vous gagné et/ou perdu ?
Je pense n’avoir rien perdu mais plutôt gagné parce qu’un écrivain ou un cinéaste nous placent dans un contexte avant de donner à leurs personnages des pensées, des sensations. L’anthropologue n’a alors plus qu’à les interpréter ou les reprendre. La littérature, le cinéma, le théâtre, l’expression artistique de manière générale sont d’après moi une sorte de révélateur du monde social. Ils m’évitaient le recours à des interviews qui, en l’occurrence, n’auraient eu aucun sens. Si je vous demande à quel moment vous souriez, vous allez être embarrassée pour répondre. Le sourire est souvent lié à des contextes de complicité ou à des situations ambivalentes, complexes. Et l’écrivain ou le cinéaste donnent très précisément la raison pour laquelle quelqu’un sourit ou ne sourit pas, pourquoi il s’agit d’un sourire de mépris ou de tendresse ou de dénégation.
Vous consacrez également plusieurs pages à la peinture.
En la matière, l'histoire de l'art est passionnante : pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour que les peintres de notre ère s'intéressent au sourire ? Avant le XIVe siècle, il n'y a pas d'expression du sourire dans la peinture ou la sculpture dans nos sociétés. Le premier visage souriant, on le doit à Niccolo di Pietro (1394-1430). Il s'agit d'une vierge conservée aujourd'hui à la Galerie de l'Académie, à Venise. Puis il y eut Masaccio, avec l'enfant Jésus souriant à la vierge qui le chatouille. Le sourire est apparu tout doucement, avant d'exploser dans la peinture hollandaise. Il y a bien sûr Mona Lisa et La Joconde de Léonard de Vinci, un sourire qui a fait couler tellement d'encre…
À cause du Covid, nous avons porté un masque pendant de nombreux mois. Avec quelles conséquences ?
Nous avons eu des relations énigmatiques aux autres. Il nous arrivait parfois de ne pas les reconnaître, ou d’être dans une difficulté de communication. Quand on parle à quelqu’un, on lit sans arrêt la résonance de nos paroles sur le visage de notre interlocuteur. On sait donc si on agrée cette personne, ou la blesse, ou la gêne. Or le visage avait disparu, ainsi que les mimiques qui l’accompagnent. On a essayé de deviner le sourire dans la voix, ou dans les yeux, ce qui n’a aucun sens pour moi : des yeux suspendus dans l’espace ne signifient rien. L’énigme était totale : l’autre était-il en train de bailler, de grimacer, de se moquer de moi ou au contraire dans une relation de connivence ? Le retrait du masque a permis le retour de l’illumination des sourires dans notre quotidien, nos relations avec les autres, nos déambulations. Il nous a tant manqué, raison pour laquelle je dis souvent que le sourire est le don d’un rien, mais qu’il fait toute la saveur de la vie.
Vous montrez à quel point le sourire est équivoque, polysémique, souvent ambivalent, parce qu’il s’inscrit toujours dans un contexte relationnel mais aussi culturel spécifique. Est-ce la raison pour laquelle vous le qualifiez d’"énigmatique" ?
Oui, afin de mettre l’accent sur ce qui nous échappe. Ceci dit, je pense que, dans la condition humaine, une série de choses nous échappent, et dans les sciences humaines comme les sciences dures. Simplement, on chemine avec le monde. En tant qu’anthropologue, j’essaie de ne jamais oublier combien le monde se dérobe, combien il est complexe, ambivalent, contingent. Il faudrait inventer des concepts qui caressent le monde, qui l’enveloppent sans le réduire au silence ni lui faire violence. C’est pour cela que mes livres se terminent par une ouverture et non une conclusion. Mon idée est d’ouvrir le monde. Je pense que l’anthropologie est une discipline qui a ce privilège : elle vient rappeler cette relativité des valeurs, ses significations, des rituels.
Parlant des enfants, vous montrez que le sourire ou son absence est un baromètre fondamental de l’état de sa relation affective au monde. Car on est à un stade où ils n’ont pas encore intégré le jeu social.
Plus on grandit, plus on apprend à entrer dans des ritualités souvent en jeu avec l’expression des émotions. Un enfant est tout entier dans l’expression de ses émotions, il vit l’immédiat comme une sorte d’absolu. Alors qu’au fil du temps, apparaissent des rires ou des sourires qui vont blesser les autres ou leur faire plaisir. Si un ami nous raconte une blague que vous avez déjà entendue cent fois, vous allez sourire quand même. Face à une situation de harcèlement, on peut sourire pour désamorcer la violence dont on est témoin. Le jeu des émotions s’exprime davantage avec ceux avec lesquels on est le plus proche. Avec ceux qu’on connaît le moins, on va peut-être sourire de manière plus mondaine, plus civile, même si on est agacé. On est alors dans une forme de conventions, auxquelles l’enfant est moins sensible. Et ce n’est pas une critique : la vie sociale serait impossible si on ne pouvait dissimuler ses sentiments. C’est une manière d’épargner l’autre, de ne pas lui faire perdre la face.
"La chance lui sourit", "ce bébé sourit aux anges", "retrouver le sourire après une épreuve" : on dirait que les expressions ne se trompent jamais, qu’elles ont parfaitement intégré la réalité.
C’est vrai. J’ai toujours pensé qu’il y avait un inconscient du langage, qui dévoile des données anthropologiques essentielles. Même s’il y a des expressions du sourire plus amères, celui qu’on rencontre le plus souvent dans la vie quotidienne est un sourire d’acquiescement au monde, de bonheur d’être là, ensemble, vivant. Le sourire permet d’entrouvrir la brutalité du monde pour retrouver la grâce d’être vivant, qu’on ne devrait jamais oublier, même lorsqu’on traverse des épreuves.
En terminant ce livre, vous avouez qu’il vous a demandé un temps infini d’écriture, de repentir, de reprises. Serait-ce parce que, bien qu’omniprésent dans nos vies, le sourire demeure un élément non verbal ? Il résiste dès lors aux mots, et donc nous résiste toujours un peu ?
Je suis d’accord avec votre analyse. Autant il nous échappe, autant il nous est essentiel. Dès lors, comment lui rendre justice ? Je ne voulais oublier aucun aspect, aucune nuance, pour écrire un ouvrage dans lequel le lecteur pourrait se reconnaître. Et puis il y avait tous les livres et tous les films auxquels je voulais rendre hommage. Quelqu’un comme moi, qui les utilise abondamment, est dans une position de contre-don. Citer un livre qui m’a ébloui est une manière de rendre à travers le temps et l’espace, de dire merci à ceux qui m’ont permis de mieux comprendre ou de mieux voir. C’est ce remords qui m’habite pendant l’écriture : n’oublier personne parmi ceux que j’aurais aimé remercier.
=> David Le Breton, "Sourire. Une anthropologie de l’énigmatique", Métailié, 223 pp., 21 €, version numérique 13 €.