Comment ne pas tomber dans les pièges de notre intuition ?
Grâce à une cinquantaine de petits exercices, nous vous proposons de mieux comprendre les règles qui sous-tendent la pensée. Certains sont faciles, d’autres le sont moins. Mais que vous trouviez ou non la réponse n’est pas le plus important. Ce qui compte c’est d’apprendre à penser.
Publié le 13-08-2022 à 13h02 - Mis à jour le 19-08-2022 à 15h31
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Série d'été (5/6) Le plaisir de penser - Page réalisée par Luc de Brabandere, philosophe d'entreprise
Dès les premières lignes de cette série, nous avons parlé d’intuition, cette pièce indispensable à tout raisonnement mais qui, en tant que telle, n’est pas un raisonnement, puisqu’elle n’est sous tendue par aucune logique.
Le calcul des probabilités est sans doute une des branches les plus difficiles des mathématiques, parce qu’il est souvent contre-intuitif. Illustrons cela par trois exemples
1. Si dans une pièce se trouvent trois personnes, il est très peu probable que deux d’entre elles fêtent leur anniversaire le même jour. Plus on rajoute du monde, plus la probabilité augmente évidemment que cela soit le cas. Et s’il y en a 367, il est alors certain qu’au moins deux d’entre elles soufflent leurs bougies en même temps.
Question : combien faut-il de personnes ensemble pour qu’il y ait plus de 50% de chances que deux d’entre elles aient leur anniversaire le même jour ?
Etonnamment, il suffit de 23 personnes ! Donc, au football, si on prend les deux équipes et l’arbitre il y a plus d’une chance sur deux que deux personnes soient nées un même jour de l’année. Ceux que cela intéresse en trouveront facilement la démonstration.
2. Vous avez devant vous deux disques qui peuvent pivoter autour d’un axe bien huilé. On vous demande d’en prendre un des deux et de le faire tourner en essayant que la flèche s’arrête sur du vert. Lequel auriez-vous envie de choisir pour augmenter vos chances de réussite ? Celui de gauche ? C’est ce qu’une majorité de gens auraient tendance à faire. Pourtant les probabilités sont identiques, il y a une chance sur trois d’avoir du vert quel que soit le disque que l’on fait tourner, car le vert recouvre un tiers de chacun des deux.

3. Demandez à quelqu’un de dessiner 20 petites pastilles au hasard sur une feuille de papier.

Il aura sans doute tendance à les éparpiller sur toute la feuille comme en A. Utilisez par contre une machine qui génère du hasard, elle donnera des configurations beaucoup moins « ordonnées » comme en B : des pastilles seront regroupées dans un coin de la feuille, ou au milieu, ou sur les côtés. Certaines pastilles seront isolées, et même de larges zones seront vierges.
La première grille reflète la perception humaine du hasard, notre tendance à surestimer sa régularité. La deuxième a été obtenue vraiment au hasard.
Etonnant ? Pas vraiment. C’est ce que l’on appelle l’”effet râteau”. Tout se passe comme si l’homme “ratissait” le hasard pour lui donner une cohérence, une organisation. Ce qu’on appelle “loi des séries” est en fait un étonnement né du choc entre l’idée que l’on se fait du hasard et ce qu’est vraiment le hasard. La loi des séries n’existe pas, tout simplement, et il n’y a rien de surprenant que trois nombres consécutifs sortent lors d’un tirage du Lotto.
Après cet avertissement du danger qui vous menace, à vous de tenter votre chance !
Exercice 1
Nous sommes à Manhattan dont les blocs d’habitations sont des carrés parfaits. A et B, qui demeurent tous deux au croisement d’une avenue et d’une rue, décident au même moment de se rendre l’un chez l’autre. Ils marchent à la même vitesse et prennent totalement au hasard un des trois chemins les plus courts. Quelle est la probabilité qu’ils se rencontrent ? Une chance sur trois ? Pas exactement…

Exercice 2
Charles a 31 ans, il est célibataire, franc et sportif. Durant ses études de philosophie, il était très préoccupé par les questions de discrimination et de justice sociale, et a aussi été à l’origine des manifestations pour le climat. Selon vous, Charles a-t-il aujourd’hui plus de chance d’être
1) professeur de français
2) professeur de français et membre actif d’Amnesty International ?
Exercice 3
Une femme a deux enfants dont un garçon. Quelle est la probabilité que l’autre soit une fille ?
Attention : cet exercice est le plus court dans son énoncé, mais paradoxalement le plus difficile à résoudre
Biais cognitifs
Il n’y a pas qu’en probabilité que notre intuition nous induit en erreur comme en témoigne les deux petits tests suivants
1. Formez rapidement des mots de trois lettres choisies parmi les sept suivantes
R T A U N M E
vous viendrez avec des propositions comme rat, art, rut, tua ou encore âme. Mais si l’on vous demande la même chose à partir des lettres
M U A T R N E
la probabilité est grande de penser plutôt à des mots comme mur, mua, mat, une ou âne
Dans ce type d’exercice, il n’y a pas de “bonne réponse”, et on ne peut donc se tromper, mais force est de constater que le cerveau est paresseux et va influencer notre manière de réagir en optant pour les réponses qui viennent le plus facilement à l’esprit.
2. Si on vous demande quel est l’intrus dans la série suivante :
Cathédrale – Prière – Mosquée – Tour Eiffel
Vous ne répondrez pas nécessairement la même chose que si on vous présente la série de la manière suivante :
Mosquée – Tour Eiffel – Cathédrale – Prière
Exercice 4
On vous soumet une suite de trois nombres entiers, 2-4-6, et on vous dit que cette suite respecte une règle particulière. On vous demande de découvrir cette règle en la testant avec d’autres séries de trois nombres entiers. Si vous dites par exemple 6-8-10, nous vous répondrons que la suite est bien conforme à la règle. Si vous donnez une autre série, par exemple 32-34-36. Nous vous répondrons aussi positivement. Mais quelle est cette règle ?
Pensée critique
Les modélisations du cerveau organisées autour de deux pôles sont fort utiles, mais elles donnent l’impression que la pensée est un effort essentiellement individuel, assez peu dépendant d’un contexte. Ce n’est pourtant pas le cas. Que l’on soit en effet un champion de la créativité ou un maître de la logique, les idées que nous élaborons sont destinées à être un jour ou l’autre présentées à des tiers. Elles devront alors être exposées, défendues, communiquées, négociées, voire même vendues.
Quelle que soit la qualité des concepts que nous forgeons et des jugements que nous formulons, un jour ou l’autre nos idées se trouvent confrontées à des personnes qui ont des idées différentes. Il nous faut alors bien parler mais aussi savoir écouter, expliquer mais aussi comprendre le point de vue de l’autre. En un mot il nous faut argumenter, et plus globalement investir dans la “pensée critique”.
La pensée critique ne prétend pas être une science, n’énonce pas de vérités, ne prouve rien, mais elle nous invite au doute constructif et au discernement, elle nous pousse à rester en éveil, à être ouvert au contexte et à nous améliorer sans cesse. Elle est la condition des discussions utiles.
Un argument est une suite d’affirmations dont la dernière est la conclusion. Deux cas sont possibles, soit le raisonnement est valide car il respecte les lois de la logique, soit il a été construit volontairement pour induire l’interlocuteur en erreur, et est alors dit “fallacieux”. Il donne l’apparence d’un raisonnement correct, mais ne l’est pas. Il a un côté éblouissant, qui en met “plein la vue”, mais l’argumentation est viciée, piégée, truquée.
La pensée critique peut alors être définie comme une boîte à outil indispensable. C’est elle qui va nous permettre d’établir s’il y a des raisons suffisantes de croire ou de faire ce que d’autres voudraient que l’on croie ou que l’on fasse. En d’autres mots le penseur critique accorde sa confiance avec discernement.
Rester groupé
Le but de la pensée critique n’est pas de fournir des certitudes, mais plutôt de se protéger des lavages de cerveau.

Solomon Asch imagina un jour une expérience très simple pour évaluer l’influence que peut avoir un groupe sur notre faculté de juger. Dans un prétendu test de vision, deux feuilles sont présentées à une personne à qui on demande laquelle des trois barres de droite à la même longueur que celle de gauche. Fait individuellement, quasi personne ne se trompe. Par contre si des acteurs complices l’entourent et si, lors d’un tour de table où ils parlent les premiers, ils font tous la même erreur, la personne testée risque de la commettre aussi. L’explication est simple, Homo Sapiens a appris qu’il augmente ses chances de survie s’il reste bien dans le troupeau…
Au début de cette série nous avons présenté l’argumentation comme étant le mode de pensée adéquat dès que le contexte importe. C’est un domaine bien à part, mais là aussi des exercices sont possibles
Exercice 5
Lors d’un débat lors duquel François Mitterrand explique pourquoi il se représente à l’élection présidentielle, son adversaire choisit l’attaque Ad hominem :
“De toute façon vous êtes trop vieux pour vous représenter.”
Que répondre ? Deux options semblent possibles pour le président sortant. La première du genre : “Oui, c’est vrai que j’ai un certain âge, mais grâce à l’expérience accumulée…” La seconde du genre : “Détrompez-vous, pas plus tard qu’hier j’ai encore fait 10 kilomètres à pied…”
Mitterrand choisit une troisième voie, beaucoup plus efficace.
Solutions des exercices
1. Comme les piétons n’ont pas de préférence particulière, il y a une chance sur deux que A prenne la rue a, et une chance sur quatre qu’A passe par b ou par c. Et il en va de manière symétrique pour B. Il y a donc une chance sur huit que les deux personnes passent toutes les deux par a ou par b, et seulement une chance sur 16 qu’elles se croisent en c. Pour répondre à la question de départ, il y a donc une probabilité de 5/16 qu’elles se rencontrent, soit un peu moins d’une chance sur 3
2. Si vous optez pour la deuxième réponse vous venez de violer une loi probabiliste : celle selon laquelle un événement unique est toujours plus probable que la conjonction de cet événement avec un autre. C’est l’option 1) qui est la plus probable car elle inclut totalement l’option 2) et tous les professeurs de français qui ne militent dans aucune association.
3. Ce n’est pas une chance sur deux. Avant la naissance de son premier enfant, il y a 3 chances sur quatre qu’un de ses deux enfants soit une fille, respectivement GG, GF et FG. Dès que l’on sait que le premier est G, il y a donc 2 chances sur 3 que l’autre soit une fille. Je reconnais que c’est difficile et à nouveau contre intuitif. C’est une application de la formule de Bayes
P (G et F) sachant G = P (G) sachant (G et F) x P (G et F) / P (G)
qui donne 1 x 1/2 / 3/4 = 2/3
4. La règle exige simplement que la suite soit croissante. Il est probable que vous ne l’ayez pas proposée car vous avez cherché d’abord à confirmer votre première hypothèse - une suite de nombres pairs espacés de 2 - et pas à l’infirmer. En essayant de contrer la règle avec des suites bizarres du genre 1-3-10.000 ou 50-49-7, vous auriez pris un meilleur chemin. Cet exercice est connu comme étant le test de Wason
5. François Mitterrand refuse cette alternative dont il estime les deux branches inadéquates. Il change de niveau et répond :
“C’est votre éducation qui vous fait dire une chose pareille.”
Non seulement il évite le coup, mais réussit à dire devant le public que son adversaire est grossier.