Voici pourquoi je démissionne de la Louvain School of Management
J’ai – avec d’autres – la conviction que le maintien du paradigme dominant en sciences de gestion équivaut aujourd’hui à une forme criminelle de dogmatisme et d’obscurantisme, contraire à l’esprit des Lumières.
- Publié le 09-09-2022 à 15h07
- Mis à jour le 09-09-2022 à 15h34
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Par Laurent Lievens, Ingénieur de gestion, Sociologue, Psychomotricien, Chargé de cours invité (UCLouvain), Chercheur in(ter)dépendant (1).
Tout récemment, j'ai présenté ma démission pour l'ensemble des cours en relation avec la Faculté des sciences de gestion de l'UCLouvain, la Louvain School of Management (LSM). Par cette lettre ouverte, je souhaite m'en expliquer et lancer un appel urgent à l'action.
Durant ces vingt dernières années, j'ai servi loyalement, avec motivation et confiance, mon alma mater, l'Université catholique de Louvain. Très tôt, j'ai fait partie des personnes inquiètes de la catastrophe écologique et humaine en gestation, avec la volonté de m'engager au service de la société.
Dans mon rôle d'étudiant, de chercheur et d'enseignant, j'ai cru jusqu'à aujourd'hui en la capacité de changement de la LSM face à la gigantesque accélération de l'évolution du monde. J'ai tenté, dans la mesure de mes modestes moyens, d'insuffler de l'intérieur une prise de conscience des mégaphénomènes scientifiquement avérés de l'Anthropocène, de la Grande Accélération et de l'Écocide. Par leur simple existence, ces mégaphénomènes imposent de facto de métamorphoser de toute urgence l'enseignement et la recherche, notamment dans les sciences de gestion. Pourquoi ? Parce que ces mégaphénomènes constituent une menace existentielle pour l'humanité et une très large part du vivant. Parce qu'ils ébranlent les fondations épistémologiques de la connaissance, de la science et de l'université. Parce qu'ils démontrent que les sciences (économiques et) de gestion reposent sur des paradigmes épistémologiques obsolètes. Nous avons changé d'ère géologique et la condition humaine s'en trouve définitivement modifiée. Notre métaphysique et notre éthique doivent être actualisées d'urgence dans une biosphère qui se rebelle. L'action collective des êtres humains dans les organisations fait face à une incertitude radicale et à la nécessité d'un engagement éthique de portée existentielle. J'ai – avec d'autres – la conviction que le maintien du paradigme dominant en sciences de gestion équivaut donc aujourd'hui à une forme criminelle de dogmatisme et d'obscurantisme, contraire à l'esprit des Lumières.
Des instruments qui servent des fins désormais illégitimes
Depuis 20 ans, j'ai vu dans l'institution universitaire un lieu de transmission et d'exploration de la raison critique – le pourquoi ? éthique de la philosophie –, de la capacité à élaborer une pensée complexe, de la mise en lien des savoirs dans la continuité du projet d'émancipation des Lumières. Je déplore aujourd'hui que ce projet d'émancipation ne soit plus au cœur de l'institution de la LSM, et que cette dernière passe radicalement à côté de l'urgence d'un changement de paradigme, dont l'ensemble de la société et du vivant ont pourtant besoin. Désormais, je fais le constat inquiétant que la raison instrumentale – le comment ? technique de la science sans conscience – a pris une tournure de plus en plus totalitaire au sein de l'enseignement des sciences de gestion : les méthodes quantitatives, la finance de marché, le droit d'entreprise, la comptabilité, la gestion des « ressources » humaines, la logistique, l'informatique, la fiscalité, la micro et la macro-économie, le marketing tels qu'enseignés aujourd'hui sont des instruments qui servent des fins désormais illégitimes.
Le cadre capitaliste de notre civilisation – et sa version néolibérale actuelle – ainsi qu'une pensée hors sol, un réductionnisme maladif, une obsession du quantitatif et un déni des limites, donnent lieu à un illimitisme forcené, une démesure extractiviste, productiviste et consumériste, une croissance délétère ainsi qu'une foi béate dans la technoscience salvatrice. C'est à ce cadre-là que contribuent les sciences de gestion, en étant parmi les instruments les plus efficaces de son expansion. Cette véritable mégamachine conduit obligatoirement une très large partie du vivant – dont l'humanité – aux effondrements.
Quelques faits scientifiques
Ce n'est pas une métaphore, nos forêts sont en train de brûler, nous passons de canicules et sécheresses en inondations, nos sols et nos eaux se stérilisent, les ressources alimentaires sont menacées, la fréquence des zoonoses explose, les écosystèmes s'effondrent… et nous regardons ailleurs. Sur 9 limites planétaires étudiées, 6 sont déjà dépassées : le climat, la biodiversité, les cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore, l'occupation des sols, l'utilisation mondiale de l'eau, la présence d'entités nouvelles (dont les plastiques) dans la biosphère. En 50 ans les populations de vertébrés (poissons, oiseaux, mammifères, amphibiens et reptiles) ont diminués de presque 70 % sur la planète, essentiellement à cause des activités humaines. Voilà quelques uns des faits scientifiques, validés par la communauté scientifique internationale, selon la méthode scientifique. Les sciences économiques et de gestion ne peuvent continuer à les ignorer.
Mais les chiffres s'accumulent ad nauseam, l'ensemble de nos voyants passe au rouge et malgré les discours grandioses, les réactions sont anémiques.
Une inaction structurelle
C’est donc d’abord et avant tout pour son inaction structurelle face à l’Écocide que je me dissocie aujourd’hui de la Louvain School of Management et démissionne de tous les cours reliés à cette Faculté. Si ma foi en le projet d’émancipation des Lumières porté par l’Université reste intact, et si je ne souhaite pas démissionner de l’UCLouvain à ce stade, je souhaite, par ma démission et cette lettre ouverte, manifester mon intention de ne plus collaborer à la trajectoire de déni et d’inaction de la LSM et lancer un appel à l’action.
Ainsi, la confiance que je portais à la LSM s'est lentement érodée vu son déni et son inaction, mais elle s'est franchement rompue suite à une réforme des programmes de cours qui sera implémentée dès cette rentrée 2022. Si cette réforme ne suffit pas à justifier à elle seule mon action, c'est clairement la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Ainsi, pour les trois années de bachelier totalisant 180 crédits ECTS, ceux attribués à la « formation pluridisciplinaire en sciences humaines » passent de 26 à 19 pour les étudiant(e)s en sciences de gestion et à 14 pour les étudiant(e)s en Ingéniorat de gestion. Une baisse quantitative conséquente, mais également qualitative : de cette coupe en règle, il ne restera à partir de cette rentrée plus aucun cours de philosophie, de sociologie, de sociologie des organisations, de psychologie, d'histoire économique et sociale, etc., pour ces étudiant·e·s. Mes interpellations écrites aux autorités – restées sans réelle réponse – et la consternation de plusieurs collègues (de la LSM et d'autres Facultés) n'auront pas suscité la moindre remise en question de cette réforme.
Pourtant celle-ci n'est pas seulement un anachronisme complet vis-à-vis du monde réel, mais vient dramatiquement et en totale inconscience accentuer la trajectoire actuelle des programmes en sciences de gestion, sabotant les quelques cours encore susceptibles d'apporter un esprit critique vis-à-vis de l'idéologie managériale écocidaire. Nous touchons ici de très près ce que le sociologue et philosophe Edgar Morin nomme la haute crétinisation universitaire produisant, selon ses termes, un obscurantisme accru et une pensée mutilante.
C'est en effet l'organisation d'une destruction pure et simple d'une large part des fondements humanistes et critiques qui subsistaient encore péniblement au sein de ces formations. À la place, nos étudiant(e)s bénéficieront de cours directement axés sur la pratique gestionnaire et pour lesquels rien n'indique la moindre contribution à une remise en question du paradigme gestionnaire dominant. La raison instrumentale devient ainsi peu à peu totalitaire, ayant réussi son autodafé contre la raison critique.
De très sérieuses craintes
En cette rentrée 2022, j'ai donc de très sérieuses craintes face à l'avenir, en me souvenant être ici dans une Faculté de sciences de gestion, qui prétend former les futur(e)s cadres – les gestionnaires – de nos organisations : petites, moyennes et grandes entreprises, associations, collectivités territoriales, administrations, Régions et Communautés, État même puisque des ingénieurs de gestion occupent des fonctions ministérielles. Ce sont notamment celles et ceux qui demain dirigeront des équipes, orienteront des choix industriels, créeront des entreprises, mettront en œuvre les politiques publiques, planifieront l'innovation sociale et technique, assureront l'assemblage des ressources nécessaires à l'action collective, orienteront la vision des associations, seront confronté(e)s aux décisions stratégiques et opérationnelles de la gestion de toute organisation.
Cette réforme LSM s’apparente néanmoins à un symptôme d’aggravation plus qu’à la cause profonde de la maladie : les sciences économiques et de gestion – dans leurs fondements métaphysiques, épistémiques, éthiques, théoriques et pragmatiques – nécessitent d’urgence une profonde métamorphose pour quitter la trajectoire écocidaire et permettre de gouverner les organisations humaines avec intelligence dans l’Anthropocène. Face à l’échec manifeste de la LSM à s’autoréformer avec l’urgence et le sérieux requis, je prépare un ouvrage collectif de déconstruction-reconstruction afin de nourrir cette métamorphose. J’appelle dès lors toute personne désireuse d’y contribuer, qu’elle soit étudiante, chercheuse, professeure ou citoyenne, à s’associer à cet effort.
Étant donné l’exercice public de la raison critique que j’effectue par la présente, j’imagine mal continuer d’enseigner aux étudiant(e)s de cette Faculté en l’état actuel des choses. Afin de réaligner mes valeurs éthiques avec les faits réels, et préserver mon envie de transmettre les valeurs d’émancipation issues des Lumières, je fais le choix risqué de me démettre de mes fonctions pour me concentrer sur la métamorphose du système et ce, depuis l’extérieur.
Aucun diplôme n’a de sens sur une planète morte
Par ce choix que je pose et expose publiquement, je souhaite acter en tant que lanceur d'alerte : aucun diplôme n'a de sens sur une planète morte. Les Universités et l'ensemble des Facultés ont à mes yeux le devoir de se hisser à la hauteur du changement radical que requiert l'Écocide. Si une Faculté en particulier échoue à se réformer par la raison critique, les autres Facultés ont le devoir de faire revenir la brebis perdue au bercail. Si les sciences économiques et de gestion condensent le pire de la conservation de l'existant, les autres champs scientifiques ne sont pas exempts de toute critique. Là aussi, la raison instrumentale règne souvent en maître et a chassé une grande part de la raison critique. Par ailleurs, si la LSM échoue à se métamorphoser, c'est aussi le cas de l'immense majorité des écoles de gestion, et autres business schools, partout dans le monde. La responsabilité de la communauté universitaire dans le déni et l'inaction sociétale face à l'Écocide est donc pleine et entière. L'engagement public de toutes et tous est un devoir éthique. Il est urgent de se métamorphoser.
En cette période de rentrée, j'appelle avec force les futur(e)s étudiant(e)s à faire un choix éclairé vis-à-vis des programmes de formation. Au lieu de cours épars servant de vernis à la mode, exigez une connaissance réellement solide vis-à-vis des fonctionnements systémiques de la planète et du vivant dans toutes les formations. Délaissez les cursus n'ayant pas un minimum d'auto-critique, d'épistémologie, de contextualisation historique et de réflexivité sur ses propres fondements paradigmatiques. Fuyez les approches et institutions inféodées au business-as-usual et à ses représentants. Exigez de solides appuis vous permettant de penser de manière complexe, réflexive, (im)pertinente, rationnelle.
Révoltez-vous dès la rentrée !
La recherche de la vérité et de la réflexivité est à la racine de la mission historique de l'Université. Je vous encourage à vous hisser sur les branches les plus élevées du savoir, en cherchant à déployer l'arborescence des nouvelles connaissances indispensables pour exercer le métier de citoyen dans une époque étouffée par l'obscurantisme et le dogmatisme stériles. C'est l'idéal que je veux défendre pour ne pas renier les fondements de tout ce que, avec beaucoup d'autres, l'Université m'a légué. Rabelais écrivit il y a bien longtemps que science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Depuis de trop nombreuses décennies, cette science sans conscience ruine l'habitabilité de l'unique planète connue pour abriter la vie.
Cher(e)s étudiant(e)s et futur(e)s étudiant(e)s, cher(e)s collègues membres de la communauté universitaire, je vous souhaite une belle rentrée académique, pleine d'audace critique. Il est encore temps de vous inscrire et d'œuvrer dans des Facultés qui ont un avenir et d'organiser la révolte dans celles qui sont tournées vers le passé. Je me révolte, donc nous sommes écrivait Albert Camus il y a plus de 70 ans. Nous en sommes toujours là.
(1) Retrouvez le texte complet et ses références complètes sous ce lien: http://lievenslaurent.pbworks.com/w/file/fetch/150322854/Lettre%20ouverte%20%C3%A0%20la%20communaut%C3%A9.pdf
Laurent Lievens a notamment participé à la série Des arbres qui marchent