Le terrorisme est aussi religieux
On ne saurait ignorer qu’au moins certains passages à l’acte terroriste soient aussi causés par l’intériorisation de discours religieux qui scindent le monde entre les purs et les impurs.
Publié le 10-12-2022 à 10h12
:focal(635x645:645x635)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/GYCDXOBGUZD2NCIGVQMES4ABF4.jpg)
Une carte blanche de Hicham Abdel Gawad, Docteur en sciences des religions (UCLouvain-ULB).
Avant toute chose, je souhaiterais exprimer ma solidarité inconditionnelle à la famille et aux collègues de Thomas Monjoie, ce policier tué à Schaerbeek en novembre dernier. Mes pensées accompagnent aussi et évidemment toutes les victimes, récentes ou moins récentes, du terrorisme. En plus de nous insurger contre la barbarie qui a coûté la vie à ce jeune policier et à tant d’autres, il nous faut aujourd’hui communier en tant que citoyens. Communier, car seule la fraternité citoyenne nous permettra de tenir bon face à l’innommable, avec la dignité d’une société libre et la force d’une démocratie bien vivante.
C’est précisément cet élan de fraternité qui me pousse aujourd’hui à prendre la plume, en plein procès des attentats de Bruxelles. Car, entre l’innommable et l’incompréhensible, la limite est en effet très fine. Comment peut-on comprendre l’innommable ? Peut-être même que l’entreprise est vaine et qu’il n’y aurait, de fait, rien à comprendre. Cela étant, le devoir académique et intellectuel réside justement dans ce défi : donner à penser là où l’impensable s’est produit.
Aussi, je souhaite rappeler une évidence, sans y aller par quatre chemins. Cette évidence est celle-ci : les univers de sens à signature religieuse fondamentaliste ne peuvent pas être évacués dans l’analyse de ce à quoi nous assistons en matière de terrorisme.
Soyons lucides
Trop de fois nous entendons que des passages à l’acte violent seraient le fruit d’un déséquilibre psychiatrique ou de causes exclusivement socio-économiques. La religion serait à chaque fois le signe d’autre chose, un symptôme, la partie émergée d’un phénomène dont les racines seraient ailleurs. Soyons clairs : parfois un déséquilibre mental explique les choses. Parfois la frustration liée à de cruelles discriminations crée le terreau du passage à l’acte violent. Mais on ne saurait ignorer qu’au moins certains passages à l’acte soient aussi causés par l’intériorisation de discours qui scindent le monde entre les purs et les impurs, ceux qui méritent de vivre et ceux dont il faut se débarrasser.
Rappeler qu’il s’agit à chaque fois, pour ces cas, du détournement d’une foi qui a droit à la même dignité que les autres, ne doit pas nous empêcher d’être lucides sur les données du problème. Il existe des écosystèmes constitués de personnalités, d’ouvrages, de produits multimédias (pensons aux vidéos en ligne), de discours, de concepts, de raisonnements, d’institutions et de réseaux qui créent et renforcent des visions du monde absolutistes à signature religieuse.
Un nouvel écosystème
Ainsi, pour prendre l’exemple de l’écosystème salafiste, on trouve des prédicateurs, des ouvrages, des “formations” (parfois payantes), des vidéos et des librairies qui opposeront systématiquement “l’islam” et la “modernité occidentale”, la “philosophie des égarés” et la “croyance des biens-guidés”, ou plus prosaïquement : le “croyant” et le “mécréant”. Il y a ainsi création d’un clivage fondamental entre les “purs”, partisans d’un “islam authentique” et “les impurs”, c’est-à-dire ceux qui s’éloignent de ce fantasme de la pureté religieuse, y compris les musulmans non salafistes. Quand ce clivage se mêle à des ressentiments incontrôlés, on ne peut pas exclure l’éventualité d’un passage à l’acte violent qui ne sera dû ni à un déséquilibre mental ni au cri d’une personne discriminée, mais à une religiosité devenue cancéreuse.
Le seul moyen de casser ce type d’écosystème est de perturber sa cohérence interne, challenger son hégémonie, “frapper” là où il ne s’y attend pas. C’est à ce titre que je suis personnellement engagé dans la popularisation des approches historico-critiques des religions. En popularisant ces approches, on force des questions interdites par le dogme, on amène la réflexion là où les extrémistes perdent pied, on crée du pensable de nouvelle facture. En somme, on crée un nouvel écosystème qui rationalise au lieu d’absolutiser, qui ouvre au lieu de fermer et qui rassemble au lieu de cliver.
Si on veut être efficace dans cette stratégie, il faudra cependant faire en sorte que cet écosystème alternatif et critique soit correctement alimenté. Des projets d’alphabétisation à la pensée critique et historique sur les religions doivent être menés auprès du grand public, à commencer par les jeunes. On pense naturellement à l’école, mais on n’oubliera pas non plus le monde de la culture, des réseaux sociaux et des médias, traditionnels ou moins traditionnels. Dans tous les cas, on gardera toujours en tête que l’extrême majorité des croyants sont des alliés dans la lutte contre le terrorisme, et on congédiera systématiquement les amalgames. Pour autant, on ne restera pas moins lucide sur ce qui pourrait être le seul moyen de lutter contre le fanatisme. Un pari sur l’intelligence.