Comment acheter un parlementaire ? “Les corrupteurs recherchent les plus fragiles”
La justice enquête sur d’éventuels faits de corruption au sein du Parlement européen. Le magistrat Eric Alt, coauteur de “Résister à la corruption”, interroge le mode opératoire de tels agissements. Et que se passe-t-il dans la tête d’un élu lorsqu’il verse dans l’illégalité s’interroge de son côté le professeur Gordy Pleyers.
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Publié le 13-12-2022 à 11h33
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Eric Alt, magistrat français, est vice-président de l’association Anticor, dont le but est de réhabiliter la démocratie, de promouvoir l’éthique en politique et lutter contre la corruption et la fraude fiscale. Il est coauteur (avec l’avocate Elise Van Beneden) de Résister à la corruption (Gallimard, coll. “Tracts”, 2022).
La justice enquête sur d’éventuels faits de corruption au sein du Parlement européen. Plusieurs personnes ont été écrouées. Que vous inspire cette actualité ?
Je m’interroge sur la manière. Des sacs remplis de billet sont aujourd’hui chose rare, dans une place comme Bruxelles. Une affaire qui concernerait plus d’une dizaine de personnes. Je m’interroge sur le peu de précautions prises. Fatalement, lorsque tant de gens sont approchés, il suffit qu’un refuse pour que l’information percole auprès de qui de droit. Manifestement, il y a eu ensuite des initiatives de la part de membres d’un groupe parlementaire pour infléchir les opinions et les votes dans un sens favorable au Qatar. Ce mode opératoire réalisé de façon aussi visible, voire naïve, n’exclut pas que des manœuvres plus sophistiquées à l’égard d’autres parlementaires aient été réalisées.
Existe-t-il des techniques d’approche pour corrompre ?
On ne propose jamais naïvement 20 000 euros pour tel vote. On approche le député, on voit si la question de la vénalité importe ou s’il est en situation financière délicate. Et on regarde si on peut le satisfaire. Généralement, la corruption touche des personnes avec un grand pouvoir mais qui sont mal financièrement ou en situation de précarité. Le fait que les députés européens sont très correctement rémunérés devrait les mettre à l’abri de la corruption. Mais c’est compter sans une propension de certains à la vénalité.
Comment un corrupteur sélectionne-t-il un potentiel corrompu ?
C’est une histoire de glissements progressifs. Il y a un travail d’approche. La découverte de failles. Imaginez une personne qui se présente comme un lobby et tient en substance ce message : “Nous avons tel problème. Ce n’est peut-être pas tout à fait dans la nature de votre groupe politique de s’attacher à le solutionner dans ce sens, mais nous souhaiterions vous informer plus en détail dans l’espoir de vous convaincre et que, le cas échéant, vous puissiez changer d’avis.” Puis on voit comment l’élu ou le responsable réagit. S’il répond vertement en martelant “je ne mange pas de ce pain-là, sortez de mon bureau”, c’est clair. Si pas, on peut continuer le travail d’approche. Dans la plupart des cas, il peut suffire à emporter la conviction de parlementaires. À défaut, l’acteur de “cette face sombre du lobbying” va analyser la personnalité de l’élu, repérer des signaux, des points sensibles, voire des failles, et considérer que l’élu sera peut être plus sensible si on lui donne des avantages.
Quels types d’avantage ?
Rarement en cash. Plutôt sous forme de gratification ou de voyage. Plus subtilement, on parlera alors de voyage d’étude, mais où l’intéressé sera particulièrement bien accueilli. Ce peut être aussi des prestations pour des conférences. L’association Anticor, qui lutte contre la corruption, avait signalé au parquet le cas de Sylvie Goulard. Alors qu’elle était députée au Parlement européen, l’Institut Berggruen lui a versé une somme de plus de 300 000 euros sur une période de vingt-sept mois. Le fondateur de l’Institut, Nicolas Berggruen, avait été qualifié de “financier vautour” par le magazine Forbes. La députée affirme avoir participé à des conférences, des réunions et rédigé deux notes d’une quinzaine de pages. Cette contrepartie en travail semble dérisoire face à une rémunération de cette importance. Nous posons deux questions : est-il normal que des think tanks, qui portent des revendications politiques et économiques, rémunèrent des élus ? Quelle est la contrepartie que ces think tanks attendent ?
Les pare-feu pour diminuer le risque de corruption au sein du Parlement européen ne fonctionnent pas correctement ?
Le Parlement européen ne s’est pas assez investi dans la lutte contre les faits de corruption, dont le trafic d’influence. Comprenons-nous, la corruption au sens large est un pacte entre un corrupteur et un corrompu au détriment d’un tiers, ici ce serait le Qatar et des députés au détriment d’un sentiment d’intérêt général qui s’attache en Europe à lutter en faveur des droits humains. Quand on parle de trafic d’influence, l’objet du pacte n’est pas de réaliser ou de s’abstenir de réaliser un acte ou une signature, mais d’user de son influence afin, par exemple, qu’un vote aille dans tel sens. Ce risque existe davantage au niveau des députés européens. Des procédures ont été mises en place comme l’inscription des groupes de pression sur un registre, l’instauration d’un code de conduite des députés, l’invitation aux parlementaires à déclarer leurs entretiens avec des lobbies, mais il persiste un réel problème d’opacité. Manifestement, tout cela ne suffit pas. Cela débouche sur une procédure pénale. Le vrai sujet – très sensible à aborder en interne – est l’instauration et le maintien d’une culture de la probité. Comment renforcer l’éthique parlementaire ? On pourrait par exemple mettre en place un [poste de] déontologue.
On craint une défiance accrue des citoyens vis-à-vis des institutions européennes. Comment contrer ce danger démocratique ?
Sur l’ensemble de l’UE et de ses secteurs, le rapport “Le coût de la non-Europe” chiffre à plus de 900 milliards d’euros le coût de la corruption. Cette affaire peut être pour les parlementaires l’occasion de s’interroger, non pas sur leur propre corruption, mais sur ce qu’il conviendrait de réaliser pour lutter plus efficacement contre la corruption dans l’UE. Parfois d’un mal surgit un bien. Parfois la législation progresse après un scandale.
Que se passe-t-il dans la tête d’un élu lorsqu’il cède à la corruption ?
Que se passe-t-il dans la tête d’un élu lorsqu’il cède à la corruption ? Comment justifie-t-il en son for intérieur cet écart avec l’éthique alors qu’il a – normalement – consacré sa vie à l’intérêt général ?
“Au cours des 20 dernières années, certaines études scientifiques ont examiné quels sont les impacts d’un comportement immoral sur la psychologie de l’individu ayant commis ce comportement”, note Gordy Pleyers, Professeur à l’UCLouvain (Louvain School of Management), expert en matière des facteurs influençant les prises de décision.
“La décision d’avoir ou non un comportement non-éthique dépend d’une forme d’arbitrage que réalise l’individu entre les conséquences positives et négatives qu’aurait ce comportement, précise-t-il en s’appuyant sur la “Théorie des choix rationnels”.
L’impact psychologique peut être conséquent
“Concernant les aspects positifs, les études ont souligné qu’au-delà d’avantages financiers ou matériels comme dans le cas de corruption, des comportements non-éthiques peuvent également générer des effets bénéfiques sur le plan psychologique.” La personne peut en effet éprouver “un sentiment de pouvoir, de fierté, et de contrôle sur les choses”.
“Concernant les aspects négatifs, les études ont démontré qu’avoir un comportement non-éthique peut engendrer des sentiments négatifs comme la culpabilité, la honte ou l’anxiété, et peut avoir un impact défavorable sur l’estime de soi, un concept fondamental en psychologie et pouvant être défini comme la façon dont un individu juge sa propre valeur.”
“Récemment, une recherche scientifique (publiée dans la revue ‘Self and Identity’par l’équipe d’un professeur nommé Liang) a approfondi cet aspect de façon intéressante. Selon ses résultats, le fait qu’un comportement non-éthique affecte ou non l’estime de soi de son auteur dépend du fait que ce dernier perçoive le système qu’il a trahi comme étant ou non honnête et juste. En d’autres termes, le ‘coût’moral d’un tel comportement sur l’estime de soi de son auteur est surtout significatif dans le cas où ce dernier considère que son comportement trahit des institutions sociales, économiques ou politiques qu’il considère comme légitimes. Concernant cette affaire de corruption au plus haut niveau des institutions européennes, il peut être postulé que cette légitimité des institutions était largement perçue dans le chef des fonctionnaires impliqués, et donc que l’impact psychologique négatif résultant des comportements concernés est très conséquent.”