"J’imagine Marie et Joseph confrontés à de terribles débats intérieurs…"
Juste après la naissance de Jésus, ses parents Marie et Joseph ont dû prendre la route de l’exil. L'évêque d'Arras Olivier Leborgne tire de cet épisode une profonde réflexion sur la nécessité absolue de l’accueil des migrants. “On ne peut se dérober”, affirme-t-il. "Il en va de notre dignité."
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Publié le 25-12-2022 à 08h05
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Une guitare, un autel de campagne, de l’improvisation, des dizaines de migrants, beaucoup d’amis et beaucoup de cœur. La veillée de Noël d’il y a un an était simple, sobre et fraternelle. Elle m’a donné l’occasion “de devenir un peu plus catholique”, raconte aujourd’hui Olivier Leborgne. Quelques mois plus tôt, en octobre 2020, ce prêtre français né à Nantes en 1963 était nommé évêque d’Arras. C’est alors qu’il fut bouleversé par la réalité des migrants rencontrés à Calais, dans son diocèse, et qu’il choisit de célébrer Noël avec eux, sur le parking d’un zoning où ils avaient établi leurs campements.
Dans Prière pour les temps présents, son dernier livre publié aux Éditions du Seuil, Olivier Leborgne aborde cette question migratoire sans naïveté mais avec un radical et profond regard évangélique. “À travers la question des migrants, c’est la question de notre dignité et de notre commune humanité qui est posée, souligne-t-il. Nous ne pouvons pas nous dérober.” S’il ne nie pas les peurs ni les “fortes difficultés liées aux flux migratoires croissants”, il encourage et tient cette conviction : “reconnaître que nous ne sommes pas tout-puissants ne signifie pas que nous sommes impuissants. Et si ce que nous pouvons et ce que nous faisons paraît dérisoire, cela a pourtant du sens.”
Le 24 décembre 2021, sur un parking de Calais, vous célébriez la messe de Noël avec des migrants érythréens en attente d’Angleterre. Un an plus tard, que retenez-vous de cette veillée commune ?
Le souvenir d’un moment de fraternité simple, dépouillée, mais très réelle. Ce ne fut pas un moment de revendications, contrairement à ce que certains craignaient – j’ai reçu des coups de téléphone de politiciens qui me décourageaient d’y aller – mais une messe avec les plus pauvres. Aujourd’hui, quand j’y repense, je m’interroge encore sur un point : comment durant 58 ans suis-je passé à côté de cet aspect de l’Évangile qui nous dit que le Nouveau-né de la crèche a été immédiatement emporté par ses parents en Égypte pour fuir le roi Hérode qui voulait le tuer ? J’imagine Marie et Joseph confrontés à de terribles débats intérieurs, à des échanges entre eux avant de prendre cette grave décision de l’exil. Cela a dû être quelque chose… Et je ne peux pas, dans la foi qui est la mienne, penser que cela soit un hasard ; que Dieu ne voulait rien nous dire de particulier à cette occasion.
Cet exil de Marie, Joseph et Jésus, est-il le “drame” qui entoure la fête de Noël et que vous évoquez dans votre livre ?
Oui. Noël ouvre sur un drame : le fils de Dieu vient et il n’y a pas de place pour lui. Il y a tellement d’hommes et de femmes qui font l’expérience qu’il n’y a pas de place pour eux qu’ils sont – à la rigueur – tolérés. Quelle humiliation ! Or, un certain romantisme ainsi qu’un matraquage consumériste nous font oublier que Noël ne tombe pas à côté de la vie du monde. Cette fête ne fait pas l’économie du mal du monde. Elle annonce que le fils de Dieu a décidé d’y plonger pour commencer par se le prendre en pleine figure. Il est venu mettre l’espérance et la joie en rejoignant ceux qui sont exclus, abandonnés, délaissés.
Vous avez célébré en octobre dernier les obsèques de la petite Lola Davier assassinée à Paris. Dans votre homélie, vous évoquiez cette question qui peut nous hanter : où était Dieu au moment de la mort de cette fille de 12 ans ? Où est Dieu alors que des migrants se noient dans la Méditerranée ou dans la Manche ?
Je réponds d’abord avec humilité et j’écoute ce cri qui pourrait être le mien. Après, Dieu m’a fait la grâce de la foi et de comprendre qu’il ne jouera jamais la vie à notre place. Il refuse la magie qui est manipulation et n’entend pas se substituer à notre liberté. Il nous a rejoints, nous a voulus dignes. Par là il nous a aussi voulus responsables. Dieu a créé l’arbre, dit une histoire, l’homme en fait soit une grande table pour accueillir, soit un marteau pour enfoncer les autres. Quand on voit les migrants, il est impossible d’accuser Dieu ; nous ne pouvons que constater à travers l’histoire une succession de démissions humaines, de déséquilibres économiques qui ne sont pas pour rien dans la question migratoire.
Ne pas tendre la main aux migrants qui sont à nos portes, c’est rejeter Dieu ?
Oui. Je le dis très humblement, car je suis complice de ce rejet, mais je ne peux que le reconnaître. Je me suis converti en 1979. J’allais avoir 16 ans et j’ai découvert que Jésus était réellement présent dans l’hostie consacrée. Cela m’a bouleversé. Au moment où il présente l’hostie, le prêtre formule les paroles du Christ qui nous dit “Ceci est mon corps”. Il ne nous dit pas ceci “représente” ou “symbolise” mon corps. Il dit “Ceci est mon corps”. Eh bien, si je crois à ces paroles, je dois croire aussi Jésus quand il annonce à ses disciples : ce que vous faites aux plus petits, “c’est à moi” que vous le faites. Ici non plus il ne dit pas “c’est comme si c’était à moi que vous le faites”, mais “c’est à moi”. Rappeler cela n’est pas tenir un discours idéologique ou politique, mais un discours théologal. Je ne suis bien sûr pas à la hauteur de ces paroles du Christ, mais je ne peux les étouffer, et j’ai envie qu’ensemble nous essayions de progresser pour les rejoindre.

Que dites-vous quand on vous répond que votre discours d’ouverture aux migrants est naïf et irréaliste ?
Cette objection pertinente m’a fait beaucoup réfléchir. J’y répondrai par une autre question. De quelle réalité nous revendiquons-nous ? De celle du capitalisme ultralibéral et de la loi du marché qui creuse les inégalités et met la terre en danger ? De celle d’un confort égoïste ou du cynisme des grandes puissances ? De la capitulation qui nous dit qu’il n’y a d’autres chemins que celui-là ? Le seul réalisme qui compte est celui de l’humanité de la personne humaine. Sans quoi plus aucune vie n’est possible. La réalité, c’est que nous avons en face de nous des hommes, des femmes et des enfants. Le fait est qu’ils sont là, et que c’est la question de notre dignité et de notre commune humanité qui est posée à travers eux. Nous ne pouvons donc plus nous dérober : nul ne gagnera en humanité à traiter les personnes exilées comme elles sont traitées.
J’ajoute une chose. Dans ma vie de catholique convaincu, la seule réalité sur laquelle je fonde ma vie, la seule réalité dont je suis absolument sûr, c’est que Jésus est ressuscité, et qu’il est Seigneur. Nous catholiques croyons que la vie est plus forte que la mort, qu’il n’y a jamais d’impasse, qu’il est possible de creuser un chemin de vie quelle que soit la situation : voilà notre réalisme. Les chrétiens devraient fonder leur regard, y compris politique, sur cette réalité-là.
Mais une telle parole est-elle concrète ? Et est-elle audible par une personne âgée qui vit aux portes de Calais, dans une situation précaire, et qui voit des camps de personnes soucieuses de rejoindre l’Angleterre s’installer près de chez elle ?
Cette peur est légitime, mais je pense aussi qu’elle serait dépassable si l’Église était elle-même.
C’est-à-dire ?
Si nous sommes seuls, nous ne pouvons en effet affronter une telle situation. Mais si nous formons des fraternités concrètes (et pas seulement évanescentes ou de circonstances) par lesquelles nous nous soutenons, nous partageons nos peurs, nous engageons des actions (même très humbles), alors nous pourrons sans doute dépasser ces peurs. Les chrétiens doivent vivre de telles fraternités. Bien sûr, il faut également chercher des réponses politiques, mais face aux défis que pose la migration, aucun expert n’aperçoit de solutions évidentes. C’est d’ailleurs pour cela que les revendications d’humanité sont souvent qualifiées d’irréalistes et de dangereuses. Le problème, c’est que le présupposé qui règne alors est celui d’une raison qui voudrait tout maîtriser avant de décider la moindre action, qui devrait avoir parfaitement repéré l’itinéraire avant de s’y engager, avoir calculé précisément le rapport pertes-profits avant de s’y risquer. Il y a derrière cela le fantasme et l’orgueil d’une maîtrise totale du réel et de l’avenir. Il y a également un manque de confiance en notre intelligence et en sa créativité. Vous savez, la foi ne me rend pas plus intelligent que les autres, même si elle éclaire de manière profonde ce que nous vivons. En revanche, elle me tient debout quand bien même je n’ai pas beaucoup d’horizons. Elle me dit : “cherche avec tes contemporains, tâtonne et, pas à pas, pas d’humanité après pas d’humanité, un horizon peut s’ouvrir”.
