Pourquoi la réforme du Conseil d’État doit renforcer les garanties de l’État de droit?
Le Conseil d’État doit rester le juge naturel de l’action administrative et pouvoir traiter en toute indépendance de tous les recours sans devoir recourir à un déni de justice.
Publié le 07-01-2023 à 13h06
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Un appel signé par 90 avocats spécialisés en droit public, dont 8 bâtonniers et le président d’avocats.be (*)
Le Conseil d’État est une institution qui a septante-six ans. Elle est constituée de deux sections. La section de législation — la première — est chargée de rendre des avis, des conseils, à propos des projets de loi et de règlement de l’autorité fédérale, des régions et des communautés. La section du contentieux administratif — c’est la seconde — exerce une tout autre mission : elle juge. La section du contentieux administratif, c’est le juge de l’administration : celui qui peut être saisi par toute personne intéressée de recours dirigés contre un règlement ou une décision — mesures COVID, attributions de marchés publics, permis de construire… — de n’importe quelle administration du pays.
Disons les choses comme elles sont : dans un État démocratique, le Conseil d’État joue un rôle majeur, que ce soit à travers l’une ou l’autre section.
Les magistrats qui composent les deux sections du Conseil d’État sont, pour les uns, des conseillers d’État, pour les autres, des auditeurs. Ces deux corps de magistrats se complètent. Les auditeurs instruisent les dossiers et fournissent un premier éclairage aux conseillers qui, à leur tour, décident par les avis qu’ils formulent — en législation — ou par les arrêts qu’ils rendent — au contentieux —.
Fin novembre 2022, Madame la Ministre de l’Intérieur annonçait avec fierté avoir, avec l’aide de Madame la Ministre de l’Énergie, refinancé et renforcé le Conseil d’État. Elle annonçait “Des décisions plus rapides du Conseil d’État pour davantage de sécurité juridique”. Le but : disposer, au contentieux, d’une décision définitive en 18 mois et même en 12 mois pour les dossiers touchant à la transition énergétique. Les moyens : la nomination de 14 nouveaux conseillers d’État et de 32 nouveaux auditeurs, quelques modifications de la procédure et une meilleure infrastructure informatique pour l’institution.
Ce refinancement du Conseil d’État, qui était réclamé par les avocats, est une excellente nouvelle, car il était plus que nécessaire afin de permettre de résorber l’arriéré des affaires que le Conseil d’État traite aujourd’hui, en moyenne, en 30 mois. Au-delà de l’effet d’annonce, il faut à présent que les nouveaux magistrats appelés à résorber ce retard soient rapidement nommés.
Par ailleurs, les avocats qui se sont battus pour cette augmentation du nombre de magistrats rappellent qu’ils ont dû s’imposer afin de pouvoir donner un avis quant aux propositions sur la table du cabinet de la Ministre de l’Intérieur et défendre de nombreux principes.
Ils regrettent encore vivement d’avoir dû mettre le pied dans la porte pour être consultés in extremis alors que la Ministre avait consulté d’autres intervenants depuis des mois.
Ils le regrettent d’autant plus que le barreau, gardien des droits fondamentaux des justiciables, n’a pas été entendu sur certains autres éléments majeurs, nécessaires pour assurer la sécurité juridique. Dans une société démocratique, l’accès au juge doit, en effet, être garanti et surtout facilité. Le Conseil d’État jouant un rôle essentiel dans le contrôle de l’administration doit, plus que toute autre juridiction, accueillir les recours introduits par les citoyens, défendus par un avocat ou seuls.
À plusieurs reprises, il a été demandé à la Ministre de modifier les règles de procédure qui comportent de nombreuses embûches. Celles-ci rendent les recours du demandeur automatiquement irrecevables par perte d’intérêt lorsque le dépôt d’un écrit comprenant l’argumentation de ce dernier n’est pas opéré dans un délai fixé en nombre de jours. Une minute à minuit peut automatiquement décider de l’intention d’un justiciable et du sort réservé à son recours. Poétiquement, ce mécanisme a été dénommé l’effet couperet et a tous les attributs définitifs de celui-ci.
Ainsi, si un citoyen introduit dans les temps un recours en annulation contre un permis de construire autorisant un immeuble de dix étages à côté de sa maison pavillonnaire, l’absence de dépôt d’un mémoire dans le délai fixé par la procédure lui fera perdre automatiquement son recours. Il sera présumé se désister de celui-ci même s’il n’en avait aucunement l’intention. Le permis en devient définitif et ne pourra plus être contesté devant le Conseil d’Etat. Merci et bonsoir !
Pourquoi ces pièges ont-ils été tendus aux requérants par une loi de 1990 ? Le législateur de l’époque les justifiait par la nécessité (déjà !) de résorber l’énorme arriéré du Conseil d’État mais aussi, et ceci a été oublié, d’assurer aux citoyens une protection juridique efficace contre l’arbitraire administratif. Paradoxalement, le Ministre de l’Intérieur se justifiait ainsi devant la Chambre de représentants : “Si l’on désire accélérer cette procédure, il est inévitable que l’on érode quelque peu cette protection maximum et que l’on accroisse plus ou moins le risque de décision arbitraire”.
La solution était donc d’écrémer le nombre de recours en éliminant une partie de ceux-ci via le mécanisme d’une présomption de désistement. Cela signifie que le silence est interprété contre celui qui omet de déposer un mémoire. Ce mécanisme, décrié par les avocats depuis plus de 30 ans, est dérogatoire au droit d’accès à un juge indépendant, garantie fondamentale trouvant sa source dans la Convention européenne des droits de l’homme.
Les pièges sont-ils toujours justifiés en 2023 ? Moins que jamais selon le barreau. Pour rappel, la Ministre a annoncé que les recours en annulation seraient dorénavant traités dans les 18 mois et que les demandes de suspension le seraient dans les 6 mois grâce aux moyens débloqués. Il convient de s’en réjouir mais aussi de réclamer le retour des garanties fondamentales du citoyen.
La fin de l’arriéré doit donc entrainer la fin de l’arbitraire procédural. Il ne s’agit pas du confort des avocats mais bien de ne plus interpréter artificiellement le silence et l’absence de dépôt d’un acte par un justiciable pour se débarrasser, à bon compte, de son recours.
Le Conseil d’État doit rester le juge naturel de l’action administrative et pouvoir traiter en toute indépendance de tous les recours sans devoir recourir à un déni de justice. La Ministre de l’Intérieur pourra, en 2023, paraphraser son prédécesseur : “Si l’on donne des moyens supplémentaires au Conseil d’État afin d’accélérer la procédure, il est inévitable que l’on diminue corrélativement le risque de décisions arbitraires”.
C’est le sens de l’histoire et celui d’une démocratie mature.
(*) Pauline Abba, Bridget Asamoa, Nicolas Barbier, François Belleflamme, Gaëtan Bihain, Thomas Boquet, Charles-Hubert Born, Jean Bourtembourg, Benoît Cambier, Thomas Cambier, Luca Ceci, Margot Celli, Philippe Charpentier, Jonathan Commans, Baptiste Conversano, Morgane Crispin, Fabian Culot, Julie Cuvelier, Augustin Daoût, Victor Davain, Laurence de Meeùs, Matthieu De Mûelenaere, Quentin de Radigues, , Annabelle Deleeuw, Laurent Delmotte, Aurore Dewulf, Cyrille Dony, Nicolas Dubois, bâtonnier, Emilie Dumortier, Marie Dupont, vice-bâtonnière, Fabrice Evrard, Sébastien Fievez, Emmanuelle Gonthier, Stéphane Gothot, bâtonnier, vice-président d’Avocats.be, Emmanuel Gourdin, Matthieu Guiot, Sara Habibi, Fabien Hans, Francis Haumont, Benoît Havet, bâtonnier, Patrick Henry, bâtonnier, ancien président d’Avocats.be, Pierre Henry, bâtonnier, Philippe Herman, Catherine Jimenez, Michel Kaiser, Élisabeth Kiehl, Maurice Krings, bâtonnier, Fleur Lambert, Jean Laurent, , Pierre Lejeune, Éric Lemmens, bâtonnier, Matthieu Leysen, Mathieu Lombaert, Alain Mercier, Judith Merodio, Clémence Merveille, Emilie Moyart, Marc Nihoul, Alexandre Paternostre, Alexandre Pirson, Emmanuel Plasschaert, bâtonnier, Kevin Polet, Aymane Ralu, Laurence Rase, David Renders, Marie-Louise Ricker, Jean-Marc Rigaux, Michel Scholasse, Jacques Sambon, Pierre Sculier, bâtonnier, président d’Avocats.be, Jean-Marc Secretin, Charline Servais, Renaud Simar, Nathanaël Sneessens, Jérôme Sohier, Catherine Taverne, Christophe Thiebaut, Ahmed Tiourine, Sophie Turine, Marc Uyttendaele, Nathalie Van Damme, Frédéric Van Den Bosch, Gaëtan Van Hoorebeke, Joël van Ypersele, Louis Vansnick, Marie Vastmans, François Viseur, Vincent Vuylsteke, Zoé Vrolix, Audrey Zians.