Après l’âgisme qui progresse, l’euthanasie ?
Selon l’OMS, l’âgisme s’est fortement aggravé. Prenons-en conscience et réagissons pour ne pas se retrouver un jour dans un pays qui met en place un système d’euthanasie collective des 75 ans et plus, comme le présente le film japonais primé à Cannes : Plan 75.
Publié le 26-01-2023 à 12h19 - Mis à jour le 26-01-2023 à 14h01
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L’âgisme s’est aggravé, avertit l’OMS
Surtout durant la crise sanitaire. À côté des discriminations, il faut aussi s’inquiéter de la montée de ce préjugé de “parasite”.
”Laissez rentrer ce virus dans les maisons de retraite, comme ça pas besoin de réforme des pensions. Ça tue que les vieux !”, “On ne sentira pas la différence, des personnes âgées meurent tous les jours. Une de plus ou de moins.” Glanées sur des réseaux sociaux pendant la crise sanitaire, ces phrases sont exemplaires de ce qu’on appelle l’âgisme.
Pendant la pandémie, ce phénomène s’est nettement aggravé. À tel point que l’Onu, via l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a réagi en 2021 avec une campagne et un rapport mondial contre l’âgisme, à savoir “l’utilisation de l’âge pour catégoriser et diviser les personnes de telle façon qu’elles subissent désavantages, préjudices et injustices”. Stéréotypes (mode de pensée), préjugés (sentiments) et discriminations (comportement) en sont des formes différentes.
Surtout venant des plus jeunes, du sexe masculin, des moins éduqués
Dans son rapport, l’OMS note que durant la crise du Covid “dans certains cas, l’âge a été utilisé comme seul critère pour déterminer l’accès aux soins médicaux et aux traitements d’importance vitale et justifier l’isolement physique.” et de constater qu’à côté, “l’âgisme s’insinue dans de nombreuses institutions et secteurs de la société, notamment dans les secteurs de la santé – via le rationnement de soins – et des services sociaux, sur le lieu de travail, dans les médias et dans le système juridique.”
À l’échelle mondiale, une personne sur deux fait preuve d’âgisme à l’égard des personnes âgées. Ceux qui y sont plus enclins sont les plus jeunes, le sexe masculin, les moins éduqués et ceux qui éprouvent de l’anxiété face à la mort.
En Europe, 1 personne sur 3 déclare avoir été la cible de l’âgisme. Pour les personnes qui subissent, les conséquences peuvent s’avérer graves pour la santé (moins bonne santé physique et mentale), sur le bien-être (moral en berne, solitude…) mais aussi au niveau des droits humains.
Si l’âgisme peut se manifester de façon hostile, il peut aussi s’avérer subtil et se présenter sous forme d’humour ou de prétendue “bienveillance”. “Si vous pensez qu’après 60 ans, on ne peut plus vraiment accomplir de projet (sport, voyages, activité créative…), si vous avez tendance à materner, à surprotéger, à infantiliser les personnes âgées, si pour vous les aînés n’ont plus de vie intime et sexuelle… : vous adoptez vous aussi, des attitudes âgistes” regrettait en 2022 une campagne française de l’association des Petits Frères des Pauvres.
Face aux cultes du corps et de la productivité
Dans Nouvelles problématiques du vieillissement, le psychologue suisse Lucio Bizzini explique comment cette discrimination prépare le terrain de la violence physique mais aussi psychologique comme d’être considéré comme une charge voire des “parasites face à jeunes qui remplissent les caisses des fonds de pension”.
L’évolution vers une techno société basée sur l’efficacité n’est pas anodine. D’antan, explique-t-il, “selon les diverses religions ou la morale sociale, la personne âgée devait être vénérée. Détentrice de l’histoire familiale, elle apportait la sagesse et le savoir. Mais la modification des rapports intrafamiliaux et la modification du mode de transmission des connaissances ont fondamentalement changé la situation des “vieux”. L’âgisme avec les représentations négatives du vieillissement s’en trouve renforcé. […] Alors, ces vieillards devenus inutiles sont réduits au silence et ne sont plus considérés que comme des charges affectives et financières. Le désintérêt de la situation de nos aînés s’inspire aussi du silence complice d’une société pratiquant le culte du corps – jeune, dynamique, beau – et le culte de la productivité avec une richesse matérielle.”
Le film “Plan 75” interroge la place des aînés dans nos sociétés ultra-performantes
Et si un pays axé sur la rentabilité proposait un système d’euthanasie collective à ses aînés vus comme des charges inutiles ?
Caméra d’or mention spéciale au Festival de Cannes 2022, sélectionné comme entrée japonaise pour l’Oscar du meilleur film international 2023, Plan 75 est un film japonais d’anticipation réalisé par Chie Haykawa (sorti en France, pas encore en Belgique). L’action se déroule au Japon dans un futur aussi proche que douloureusement plausible. Face au défi du vieillissement de sa population, le gouvernement met en place le “Plan 75”, un programme permettant l’élimination volontaire des plus de 75 ans, considérés comme une charge pour la société.
D’un côté, le film montre comment les seniors sont paupérisés et mis au ban de la société. Culpabilisés et honteux, ils osent à peine faire appel aux aides sociales, encore moins à la solidarité familiale. De l’autre côté, on découvre un État efficace qui mobilise autour de son projet des citoyens disciplinés et conscientisés, au nom de l’intérêt collectif. Le mode opératoire consiste à inciter les seniors de plus de 75 ans à choisir l’euthanasie en proposant un accompagnement psychosocial ainsi qu’une aide financière de 100 000 yens pour jouir de leurs derniers instants. Au gré du film, autant du côté des victimes que des exécutants, des consciences se réveillent et des êtres singuliers et lumineux sortent de l’anonymat.
Ce film montre comment une société moderne peut se débarrasser de manière légale et organisée des plus de 75 ans. Il envisage un futur possible dans un pays à gouvernance technocratique qui mise prioritairement sur les résultats. Il interroge enfin sur la place des aînés et la nécessité de conserver liens et esprit critique pour préserver la part d’humanité qui est en chacun de nous.
Pierre Pestieau s’interroge sur “une fin de vie digne”
Entre l’”ubasute” -sorte de suicide assisté des aînés -, la maltraitance ou l’euthanasie, qu’est-ce qu’une triste fin ?
Une réflexion de Pierre Pestieau, économiste et coauteur (avec Xavier Flawinne) de “Vivre heureux longtemps” – PUF 2022
Il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre Plan 75 et La Balade de Narayama, film japonais lui aussi récompensé à Cannes en 1983, et dont l’action prend place dans des temps lointains où un petit village coupé de tout ne pouvait nourrir plus d’un certain nombre de bouches. Afin d’assurer la survie de cette communauté, il était accepté par tous, même par les victimes, qu’au-delà de 70 ans la vie devait s’arrêter sur le sommet du mont Narayama. Cette pratique porte le nom d’ubasute.
La contrainte de ressources dans La Balade de Narayama était réelle et le besoin de pérenniser la vie du village imposait que la fécondité ne soit pas le seul instrument d’ajustement. Dans Plan 75, on se trouve dans une société où le taux de dépendance devient insoutenable. La raison en est une faible fécondité et une longévité parmi les plus élevées. Aujourd’hui au Japon, le nombre des plus de 75 ans surpasse celui des jeunes de moins de 15 ans. D’ici 2040, on prévoit que le pourcentage des seniors de 65 ans et plus atteindra plus du tiers de la population avec 35,3 %. C’est beaucoup, même si les Japonais continuent de travailler jusqu’à près de 70 ans. De là, à préconiser un système d’euthanasie collective, il y a un pas à ne pas franchir.
L’eugénisme, même en Suède
D’ailleurs, la réalisatrice a conçu ce film pour protester contre les tentations de liquider les personnes qui deviennent un fardeau pour la société. Elle réagit devant l’intolérance qu’elle sent monter dans la société japonaise à l’encontre de tous ceux qui sont en situation de fragilité. Cela nous rappelle les pratiques odieuses des années 30. Les Nazis à l’égard des handicapés et, chose moins connue, les sociaux-démocrates suédois qui au nom de l’utilitarisme pratiquaient l’eugénisme, avec le soutien intellectuel de l’économiste Gunnar Myrdal, qui reçut bien des années plus tard le Prix Nobel.
Les enquêtes le montrent. À 75 ans, la majorité des gens se déclarent heureux. Ce qui pose problème est la fin de vie. Pour certains, frappés par un accident de la route ou une attaque cardiovasculaire, elle est rapide. Mais pour beaucoup elle peut durer plusieurs mois, voire plusieurs années. Le problème n’est pas financier. Même si l’on sait que ce sont les derniers mois de la vie qui sont les plus coûteux pour notre système de santé, nous avons les moyens budgétaires de les couvrir. Les riches comme les pauvres peuvent connaître des fins de vie pénibles.
Le problème est ailleurs. Nos sociétés ne semblent pas avoir trouvé la recette qui assure à tout un chacun une fin de vie digne. Témoins les cas de maltraitances tant institutionnelles que familiales qui se multiplient avec le vieillissement. Témoins aussi les nombreux cas d’acharnement thérapeutique que très souvent la personne âgée subit et ne choisit pas.
De nombreuses personnes âgées ont un fin de vie sans doute plus indigne que cette vieille femme sur le sommet du Narayama. Quand on voit la manière dont les seniors ont été traités pendant la pandémie, on se demande où sont les valeurs que l’on invoque si facilement pour condamner la pratique de l’ubasute. Dans La Balade de Narayama, il y a l’idée de la résignation du “vieux”. En effet, la mère de soixante-dix ans, transportée en silence sur le dos de son fils vers le sommet de Narayama accepte son sort. Le fils acquiert là le statut d’un fils digne et dévoué offrant à sa mère une mort traditionnelle bénie des Dieux.
Éviter une triste fin
La recherche d’une fin de vie digne est indispensable mais elle se heurte à la réalité de la souffrance qu’entraîne le naufrage de la vieillesse. La question est d’aménager au mieux ce naufrage. Dans les sociétés traditionnelles, cet aménagement relevait de la coutume, comme dans Narayama. Dans les sociétés contemporaines, il est du ressort de l’État qui se doit de protéger les plus frêles de ses citoyens. Il doit le faire en encadrant davantage les soins apportés aux personnes âgées en institution ou au sein de la famille pour éviter la maltraitance, autant que faire se peut. Il doit aussi le faire en permettant à toute personne de mettre fin à ses jours quand elle estime que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Sur ces deux points, on est loin du compte. L’encadrement des personnes en fin de vie laisse à désirer et même en Belgique pourtant jugée comme exemplaire, l’euthanasie peut se heurter à des obstacles administratifs et à des réticences du corps médical dont on pourrait se passer.
Mais, il faut cependant être réaliste. Même si l’État réussissait la gageure d’améliorer la qualité des soins donnés aux personnes fragiles grâce à un personnel aidant plus qualifié, mieux payé et plus nombreux, même si l’euthanasie était rendue moins rébarbative, on ne pourra éviter ces situations où quelqu’un a pu avoir une vie belle et longue, qui se termine par une triste fin.
Si l’on m’avait confié le scénario de ce film japonais, je l’aurais intitulé Plan-6 et il se serait résumé à proposer à tout un chacun âgé de plus de 75 ans de pouvoir mettre fin à ses jours 6 mois avant sa mort. Cela épargnerait beaucoup de douleurs aux familles et d’argent à l’État.