Les populismes contre le juge

L’État de droit est menacé par des forces politiques populistes. Dans différents pays, une véritable guérilla est déclenchée contre le pouvoir judiciaire. Au cœur de cette bataille : le juge constitutionnel.

Contribution externe
Illustration : Vincent Dubois
Illustration : Vincent Dubois

Une opinion de Jean De Munck, prof. UCLouvain

Le plus récent épisode de la guérilla contre le pouvoir judiciaire se déroule en Israël. Sous la pression des religieux, Benjamin Netanyahu se fait un plaisir d’utiliser sa majorité d’occasion pour museler la Cour Suprême. Il a promis de réduire à presque rien son pouvoir d’annuler les lois de la Knesset qui se révèlent incompatibles avec les libertés fondamentales. Sortant exceptionnellement de sa réserve, le 12 janvier, la présidente de la Cour Suprême d’Israël, Esther Hayut, n’a pas mâché ses mots : “il s’agit d’une attaque débridée contre le système judiciaire comme s’il représentait un ennemi qui devait être combattu et écrasé”.

La situation israélienne ne représente pas un fait isolé. Netanyahu ne fait que suivre de grands exemples européens. Depuis une dizaine d’années, trois voies sont empruntées pour détruire les garanties judiciaires démocratiques. D’abord, bafouant sans vergogne le principe d’indépendance de la magistrature, l’exécutif prend la main sur la nomination des juges. En Pologne, par exemple, le parti au pouvoir a noyauté le Tribunal constitutionnel. Deuxième stratégie : le laminage systématique du contrôle constitutionnel, comme en Hongrie ou en Israël. Troisième stratégie : la délégitimation des juges supranationaux, comme les juges européens de Luxembourg et de Strasbourg. Ce thème favori des Brexiters lors de la campagne de 2016 n’a pas fini de faire des ravages. En octobre 2022, Liz Truss réaffirmait l’engagement de son parti de mettre au point “une législation pour s’assurer qu’aucun juge européen ne puisse rejeter nos décisions”.

Un apprentissage historique

En rompant l’équilibre entre pouvoir politique et pouvoir judiciaire, les partis populistes sapent les précieux apprentissages forgés dans l’épreuve des catastrophes du XXe siècle. Tant le totalitarisme que le fascisme ont usé jusqu’à la corde du mépris des droits humains, supposés “abstraits”, “cosmopolites”, “antidémocratiques” car faisant obstacle à la volonté de la “majorité du peuple”. Dépourvus d’armes légales qui leur auraient permis d’exercer un véritable contre-pouvoir, les juges ne pouvaient, dans ces régimes, que se soumettre ou se démettre.

La démocratie ne se résume nullement à la domination de la majorité électorale. Elle suppose aussi la protection des droits humains et l’égalité de tous devant la loi. En créant, après la guerre, les Cours constitutionnelles (allemande, italienne, espagnole…), en se dotant d’un droit supranational, les sociétés post-autoritaires ont transformé une expérience douloureuse en apprentissage démocratique. Elles ont progressivement appris à confier au juge un rôle non seulement de “bouche de la loi”, mais surtout de gardien actif des principes. Efficace quand il dispose de pouvoirs réels de censure des lois et de contrôle des mandataires publics, le juge n’est plus la poupée ventriloque d’une majorité parlementaire. Il constitue un rouage essentiel de la vie démocratique.

Des temps troublés et dangereux

Est-ce dire pour autant que s’instaure progressivement un “gouvernement des juges” ? Pas du tout. S’ils fixent des balises, les juges ne se substituent pas au législateur. Leur mission, spécifique et bornée, consiste à vérifier les effets d’une loi sur la liberté et l’égalité réelle des individus, par des raisonnements publics et motivés, construits selon le principe du contradictoire. Deux types d’effets pathologiques peuvent en effet naître des lois votées par les parlements.

Il y a d’abord les effets voulus par des majorités autoritaires. Les homosexuels hongrois, les laïcs israéliens, les femmes polonaises, ont de bonnes raisons de craindre les initiatives de leurs gouvernements. Nous vivons des temps troublés. Dans de nombreux pays, des majorités imprévisibles et instables peuvent sortir des urnes, potentiellement agressives. Quand s’intensifient les conflits sociaux (comme c’est le cas aujourd’hui), la parole raisonnable des juges est plus que jamais nécessaire.

La complexité de la loi

Mais les effets non-intentionnels des décisions politiques comptent aussi. Les gouvernants ont souvent bien d’autres préoccupations que celles de faire prospérer la liberté et l’égalité. Ils se soucient légitimement de santé, d’éducation, de sécurité, de croissance. Or la réalité est complexe et incertaine. Sans précaution particulière, une loi peut porter, par le jeu complexe des rapports sociaux réels, une atteinte disproportionnée aux libertés, ou produire des effets discriminatoires non voulus. Il est important qu’un juge constitutionnel force le législateur à revoir, le cas échéant, sa copie. Il contribue ainsi, de manière décisive, à l’intelligence collective et à la qualité de la loi.

On ne peut être qu’effrayés par l’hostilité au juge constitutionnel qui, désormais, gagne du terrain. Une vraie stratégie internationale de contournement du droit est en train de se mettre en place. Courageusement, la Commission européenne y fait obstacle, en ne lâchant pas la pression sur la Pologne et la Hongrie (malgré le difficile contexte de guerre). Il importe de ne pas la laisser seule dans ce combat, qui, on le voit, va bien au-delà des frontières de l’Union européenne.

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