"Mon expérience de terrain m’a convaincue d’une chose : l’orphelinat n’est pas l’endroit où un enfant peut s’épanouir"
Flavia Shaw Jackson travaille depuis 20 ans au chevet des enfants abandonnés du Caire. Elle revient sur son parcours, les défis qu'elle rencontre et ce qui la fait vivre au quotidien.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/e0cdf7ad-7448-4268-a772-729cbabf2b82.png)
Publié le 29-01-2023 à 08h05 - Mis à jour le 06-02-2023 à 16h21
:focal(1495x1005:1505x995)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/6RC2CR5WVVGCPGOYLB5UR63GTU.png)
Une folle énergie
Le Caire, immense capitale d’Égypte. Le quartier de Maadi. Nous sommes au dernier étage d’un immeuble du ministère de la Santé dans un centre pour bébés abandonnés créé et géré par l’association belge Face for Children in Need. Aïcha y est arrivée il y a 15 jours. Elle est paisible. C’est l’heure du biberon avant la sieste. La vie d’Aïcha a mal commencé. Sa mère, 16 ans, a été rejetée par sa famille. Son père était marié à la sœur aînée, mais c’est à la plus jeune fille qu’il a fait un enfant… La jeune maman s’est enfouie laissant son enfant dont ses parents n’ont pas voulu. Le juge a ordonné son placement chez Face. Ici, Aïcha reçoit l’affection, les soins, l’attention, la douceur dont devraient bénéficier tous les bébés du monde. C’est elle, la dernière arrivée, que la fondatrice de Face, Flavia Shaw Jackson, prend en premier lieu dans ses bras. La plupart des 52 enfants recueillis dans cet orphelinat dorment déjà d’un sommeil profond dans leur petit lit douillet. La vie de Mohamed est bien pire. Deux ans. Son corps porte encore les traces douloureuses des sévices infligés par ses parents. Brûlures, coups, cicatrices. Ses parents sont en prison. Il est ici depuis un mois. À son arrivée en piteux état, ses traits traduisaient son immense souffrance. Aujourd’hui un sourire éclaire son visage. Cap vers un autre orphelinat. Deux heures d’embouteillages. Nour a 16 ans. Une seule main, des pieds atrophiés. Abandonnée parce que handicapée. Elle voit ses amies qui se colorent les ongles. Elle, si joyeuse autrefois, s’isole à présent. Elle aura bientôt atteint sa taille définitive. Il faut organiser la pose de plusieurs prothèses. En Belgique ? Face s’en chargera. Les histoires des autres bébés et enfants recueillis par Face sont souvent tragiques. Tous et toutes ont été abandonnés. On estime à 200, chiffre sans doute largement sous-évalué, le nombre d’abandons de bébés par mois, en Égypte, principalement sans cette mégalopole de 25 millions d’habitants. L’association Face, créée en janvier 2003, il y a tout juste 20 ans, gère plusieurs orphelinats au Caire ainsi qu’un grand centre pour enfants des rues. Pour résoudre ces problèmes d’enfants abandonnés, la fondatrice de Face, Flavia Shaw Jackson, se bat depuis des années pour que l’Égypte élargisse les possibilités d’adoption – la kafala – ce qui devrait, à terme, mettre fin aux trafics de bébés et à la corruption qui l’entoure. Sa dernière visite au Caire, fin janvier, lui a permis de convaincre personnellement la ministre des Affaires sociales et celui de la Santé de mettre sur pied une seule filière pour l’adoption des “enfants kafala”. Les enfants abandonnés seront remis à un centre national unique géré par Face et rapidement confiés à des familles approuvées, en attente d’adoption. Cela devrait permettre de diminuer à terme le nombre d’orphelinats en Égypte. Une révolution tranquille au Caire menée discrètement, mais avec une folle énergie par une Belge mue par un seul intérêt : le bien-être des enfants abandonnés du Caire. Voici son histoire, son combat.

"Je pense qu’elles se sont dit : que vient faire cette blonde ici en Égypte?"
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
En Afrique du Sud, dans la banlieue verte de Johannesbourg. Ma mère était très présente. Mon père était très sévère mais il m’a aussi rempli d’amour. Il nous a appris ce qu’étaient le travail, la discipline, la compassion, l’empathie. Il avait des mines de charbon et un petit avion Cessna qu’il pilotait et nous passions beaucoup de temps à survoler la brousse et de magnifiques paysages. Une vie un peu sauvage, libre, dans la nature africaine. J’ai eu une enfance très heureuse.
Quelle enfant étiez-vous ?
Timide, assez réservée. Toujours en retrait.
Pourquoi votre père a-t-il décidé de quitter l’Afrique du Sud pour l’Europe ?
Il est né en Afrique du Sud ; ma mère est française. Mon père souhaitait que ses enfants connaissent un autre pays que l’Afrique du Sud. Il était émerveillé par les autres cultures et en particulier par celles de l’Europe : les cultures française, espagnole, italienne. Il pensait qu’il était préférable que ses enfants grandissent dans un de ces pays et puissent bénéficier d’une plus grande ouverture d’esprit que celle qui régnait en Afrique du Sud.
L’arrachement à votre terre natale a-t-il été difficile ?
Oui. Nous sommes d’abord arrivés à Anvers, qui était le port d’entrée du charbon que mon père exportait en Europe. Nous y avons vécu pendant un an. L’adaptation a été très difficile. Nous venions d’un pays de soleil, où l’on se promenait pieds nus toute la journée. Nous sommes arrivés en hiver. Le choc a été brutal. J’avais vécu en pleine nature, avec les animaux ; je me retrouvais à 15 ans dans le froid, la neige, sans connaître personne. Nous avions des notions d’Afrikaans mais nous ne parlions pas flamand.
Vous avez donc déménagé…
Nous nous sommes installés dans le Brabant wallon. Après mes études secondaires, j’ai fait mes études à l’ICHEC, sans doute parce que mon père était dans les affaires. J’ai d’abord travaillé dans l’événementiel puis j’ai rejoint l’entreprise de mon père, mais au bas de l’échelle : je servais les cafés aux employés. Progressivement, je me suis occupée du marché turc. J’allais voir les autorités locales, m’assurais des livraisons du charbon par bateaux. J’ai vécu à Istanbul pendant deux ans. J’allais partout dans le pays, jusque Diyarbakir, près du Kurdistan. À l’époque, je signais certains contrats avec les maires qui avaient une arme posée sur le bureau. Passionnant.
Retour en Belgique…
J’ai rencontré mon mari et nous avons eu trois enfants. Progressivement, je me suis remise en question, je me suis rendu compte que j’étais davantage attirée par le social que par l’économie. Je me suis toujours sentie très touchée par la souffrance des enfants. Un jour, en 1995, j’ai vu à la télévision un reportage sur les orphelinats en Chine intitulé “The dying rooms”, les mouroirs : le taux de mortalité y était de 98 %. Ce fut un électrochoc. Je me suis dit que c’était en quelque sorte mon destin : aider les enfants en souffrance. Nous avons d’abord décidé d’être famille d’accueil pour les enfants du juge. C’était magnifique de pouvoir aider un enfant à la fois : chaque enfant est important. Mais j’avais le sentiment de pouvoir faire plus, à l’étranger. D’origine africaine, c’est sur ce continent que j’ai concentré mes recherches. Un jour, j’ai décidé que ce serait Le Caire.
Comment les premiers contacts ont-ils été noués ?
J’avais beaucoup lu, je m’étais beaucoup documenté sur la situation des enfants au Caire. J’ai pris rendez-vous avec l’ambassadeur d’Égypte en Belgique. Le hasard a voulu que le jour de notre rencontre, Moushira Khattab, qui avait été Secrétaire générale du Conseil national de l’Enfance et de la Maternité était aussi à Bruxelles. Je l’ai rencontrée. La connexion a été immédiate. Elle m’a permis, lors de mon premier voyage au Caire qui a suivi, en janvier 2003, de visiter des orphelinats, des institutions sociales, dans les bidonvilles. Je voulais évaluer les besoins et voir de quelle manière je pouvais être efficace. Dans certaines maisons, les enfants étaient quasiment tous malades, ils avaient la galle, les pampers étaient raclés, séchés pour être réutilisés. Il n’y avait aucune activité, aucune attention à leur égard, les enfants restaient au lit toute la journée dans le noir. Deux orphelinats m’avaient bouleversée : l’un était chrétien, l’autre musulman. J’ai décidé, par souci de neutralité, de m’investir dans les deux en réalisant des travaux de rénovation et des formations pour le personnel.
Vous n’aviez pas de compétences particulières, comment avez-vous été acceptée ?
Sur la base de mes recherches et de mes premiers voyages, j’avais réalisé un business plan, que j’ai présenté à une délégation du ministère des Affaires Sociales, au Caire : quatre femmes m’attendaient. J’ai expliqué mon projet. Pendant une heure, le blocage était total. J’ai fondu en larmes. Je leur ai dit : “Je suis juste une maman qui a envie de mettre son énergie pour améliorer la situation des enfants abandonnés. Je ne viens pas donner de leçon, je veux juste travailler avec vous, ensemble”. Elles ont compris que mon but était complètement désintéressé. Elles se sont levées… et sont venues me serrer dans leurs bras. Moment terriblement émouvant.
On peut comprendre leur méfiance…
Oui, je pense qu’elles se sont dit : que vient faire cette blonde ici en Égypte, on n’a pas besoin d’elle ! Et au fur et à mesure de la conversation, elles se sont rendu compte, je crois, que j’étais sincère et que je voulais travailler avec les Égyptiens, main dans la main, pour améliorer le sort des enfants. Depuis ce jour les relations entre Face et les ministères n’ont fait que s’améliorer et aujourd’hui les relations sont proches. La confiance est forte.
Avec quels fonds avez-vous entrepris ces voyages, ces rénovations, ces formations ?
C’est le soutien de mon mari qui m’a permis de concrétiser les premiers projets. Un ami belge m’a fait un premier don important. Grâce à ces expériences dans ces deux orphelinats, j’ai appris à travailler avec les Égyptiens, j’ai appris leur culture, le Coran. Je voulais absolument que ma démarche soit respectueuse de leurs croyances, de leurs traditions. Mes études à l’Ichec m’ont beaucoup aidée dans la gestion de notre ONG que ce soit sur le plan financier, comptable, ou les ressources humaines. Face est gérée comme une PME. Cet apprentissage m’a aussi permis d’être reconnue, je crois, par les Égyptiens.
Quel est le bilan de Face après 20 ans d’existence ?
Nous avons soutenu ou créé 7 orphelinats et un grand centre pour enfants des rues. Grâce à notre travail et notre bonne connaissance du terrain, nous avons également défini notre propre programme de formation pratique, très adapté à la réalité égyptienne, et nous formons continuellement les membres d’autres ONG ainsi que le personnel du ministère. Nous avons aussi été les premiers à créer une charte de “protection des enfants” suite aux abus importants dans les institutions et orphelinats en Égypte et cela dans un seul but : protéger immédiatement l’enfant.
L’autre grand projet de Face concerne la kafala. De quoi s’agit-il ?
Mon expérience de terrain m’a convaincue d’une chose : l’orphelinat n’est pas l’endroit où un enfant peut grandir et s’épanouir, quelle que soit la qualité des soins et du personnel. Chez nous les bébés sont soignés, massés, choyés tous les jours. Mais ils n’ont pas l’amour parental. En Égypte, il y a un système d’adoption appelé la Kafala, autorisé par le Coran. Mais le système était défaillant et ne fonctionnait pas. Il fallait revoir ce système en développant l’adoption mais avec plus de contrôles des familles. En 2014, j’ai remis un projet de “désinstitutionalisation” aux deux ministères afin d’améliorer tout le système, les procédures et les critères, avec l’objectif de fermer à terme les orphelinats en Égypte. Les deux ministres des Affaires sociales et de la Santé ont approuvé et signé le document. Depuis 2014, c’est la stratégie de Face sur la kafala qui est d’application en Égypte.
Il y avait aussi une réticence mentale à adopter ces enfants…
Oui, c’était un grand défi mais aujourd’hui la mentalité a évolué. Avec l’aide des autorités politiques et religieuses, ces enfants sont à présent considérés comme des enfants “normaux”, et même des enfants de Dieu. Certains Égyptiens estiment même qu’adopter un “enfant kafala” est un geste qui leur assurera une meilleure place dans l’au-delà. Peu importe la raison, l’important est que l’enfant grandisse entouré de l’amour de ses parents.
Y a-t-il des chiffres officiels sur le nombre d’enfant abandonnés au Caire ?
Le chiffre n’est pas officiel. Certains avancent le chiffre de 200 bébés abandonnés chaque mois en Égypte, principalement au Caire. Il y a trois raisons principales. La première : ce sont les enfants issus de relations illégitimes. Le Coran interdit les relations hors mariage. Les enfants nés dans ce cadre sont stigmatisés et rejetés de même que leurs mamans. La deuxième raison, c’est la pauvreté. Un papa a un jour déposé un nouveau-né dans une boîte avec un petit mot : occupez-vous de mon petit cœur parce que nous n’avons pas les moyens de le faire… C’est un acte d’amour. Troisième raison : ce sont les enfants handicapés de familles qui sont souvent dépassées par les événements et ne disposent pas des moyens pour les soigner.
Comment avez-vous concrètement changé les choses ?
Face a obtenu d’arrêter le système des “nannies”, ces femmes égyptiennes qui étaient payées pour s’occuper d’orphelins, car il n’y avait plus de place dans les orphelinats. Mais ce système accordait de l’argent aux femmes qui privilégiait souvent leurs enfants biologiques et négligeaient les orphelins qu’elles recueillaient. Nous avons aussi réussi à faire abaisser à 3 mois l’âge auquel un enfant peut être adopté : avant il fallait attendre que l’enfant ait deux ans. Nous avons aussi obtenu que les familles ne puissent pas choisir le sexe de l’enfant ce qui laissait les orphelinats remplis de garçons…
Auparavant, un enfant adopté conservait toute sa vie la trace de son origine…
Sur ce point précis, c’est également grâce à une étude en profondeur réalisée par Face, en collaboration avec plusieurs ONG, que les améliorations ont eu lieu. Auparavant un enfant adopté par une famille gardait une trace de son adoption sur sa carte d’identité. Il n’avait donc pas les mêmes droits que les enfants biologiques d’un couple. Aujourd’hui il peut prendre le nom de son père adoptif ce qui le permet d’être mieux intégré dans sa nouvelle famille mais aussi dans la société. Autres changements : aujourd’hui les femmes seules peuvent aussi adopter et l’adoption est désormais possible pour les couples binationaux.
Votre volonté est de mettre en place une seule filière d’adoption, le Centre national du kafala. Pourquoi ?
Mon idée est de les protéger et de donner plus de contrôle aux ministères sur ces bébés fragiles et convoités. Actuellement, il y a plusieurs filières pour les nouveau-nés trouvés dans la rue : la police récupère un certain nombre d’enfants et les envoie dans des centres du ministère de la Santé ou dans des institutions du ministère des Affaires Sociales. Mais parfois ces enfants sont remis, contre payement, dans des orphelinats privés qui reçoivent des financements en fonction du nombre de bébés dont ils s’occupent. Des trafics se développent. Cela se pratique ici en Égypte mais aussi dans beaucoup d’autres pays. Enfin, dans certains cas, les procureurs prennent la décision de placer les bébés en famille ou dans un centre. Mais tout cela reste flou. D’où mon souhait de n’avoir qu’une seule filière légale, un grand centre unique en Égypte, ce qui permettrait au gouvernement de pouvoir tracer et contrôler les bébés.
Y a-t-il une demande de la part des familles ?
Il y a aujourd’hui en Égypte quelque 2 500 familles qui sont en attente d’adoption. Ce centre permettra d’accélérer la kafala en toute sécurité pour les bébés qui arrivent via l’unique filière. C’est sur ce projet que je travaille depuis plusieurs années et que je suis venue défendre au Caire cette semaine. J’ai déjà reçu le soutien ferme des ministres des Affaires Sociales, Dr Nevine El Qabbaj et du ministre de la Santé, Dr Khaled Abdelghaffar. Ma volonté est que tous les bébés abandonnés aillent directement au “National Kafala Center” géré, dans un premier temps par Face, en commun avec les deux ministères. Mais dans un deuxième temps, Face se retirera de ce projet. Pour assurer sa pérennité il faut que cela devienne un projet 100 % égyptien. Un jour, tout cela continuera dans les mains des seules autorités Égyptiennes tout en maintenant, je l’espère l’esprit de Face. Déjà aujourd’hui, nos projets fonctionnement grâce aux équipes qui sont 100 % égyptiennes : Face emploie 150 personnes ici au Caire, sans aucune distinction de religion.
Concrètement où en est le projet ?
Nous avons reçu un grand bâtiment. Lorsque les enfants abandonnés arriveront, le ministère se chargera des formalités, des certificats de naissance, des vaccinations, du tracing. Face leur apportera la gestion du centre et les soins ainsi que des formations. Ensuite, nous organiserons les contacts avec les familles candidates, approuvés à l’adoption par le ministère. C’est déjà comme cela que nous fonctionnons dans notre centre de Maadi : les parents adoptifs viennent rencontrer leur enfant, ils lui donnent le biberon, le bain de manière à établir un lien. Et après quelque temps, le bébé est à eux. Pour la vie. Reste le suivi en famille pour assurer que tout se passe bien. Nous avons déjà intégré 700 enfants dans des familles.
Avez-vous souvent rencontré Sœur Emmanuelle qui a consacré sa vie aux enfants du Caire ?
Oui bien sûr, je l’ai rencontrée plusieurs fois. Femme exceptionnelle. Nous partagions la même vision et partageons les difficultés rencontrées sur le terrain. L’association Les amis de Sœur Emmanuelle nous ont soutenus pendant des années. Je les remercie infiniment pour leur soutien depuis le début.
Ou trouvez-vous les fonds ?
Aujourd’hui, le budget de Face est d’environ un million d’euros par an. Au début, les soutiens venaient principalement de la Belgique. Progressivement, j’ai estimé que le soutien devait davantage venir des Égyptiens, toujours dans le même esprit : assurer la pérennité de Face. J’ai rencontré plusieurs hommes d’affaires égyptiens et senti chez eux une envie d’aider leurs concitoyens les plus démunis, mais ils voulaient surtout être certains que l’argent servirait vraiment la cause. Ils cherchaient un projet durable, sérieux, qui leur inspire confiance. Et aujourd’hui, je pense que notre association a acquis une excellente réputation. C’est la raison pour laquelle ces hommes d’affaires ont accepté de soutenir Face à long terme pendant trois, cinq ans ou plus encore : 85 % de notre budget vient de l’Égypte. Nous sommes également soutenus par l’Union Européenne et nous avons également reçu des soutiens des autorités belges.
Pourquoi faites-vous cela ?
Parce que je ne supporte pas la souffrance des êtres humains en général, des enfants en particulier. Cela est inscrit dans chaque cellule de mon corps. Ce n’est pas une qualité. Je ne demande pas à être remerciée. Je suis juste sur cette terre pour faire cela. Quand je vois un enfant souffrir, je ressens, physiquement, sa souffrance. J’ai tellement grandi avec l’amour de mes parents, que je trouve injuste qu’un enfant puisse grandir sans amour.
Certains ont dû penser ou pensent encore que vous êtes seulement une grande blonde du Brabant wallon qui essaye de se donner bonne conscience…
Que des gens pensent cela, cela m’est totalement égal. Je m’en fiche complètement. Je sais pourquoi je fais ce que je fais, je ne cherche aucune reconnaissance. D’ailleurs je n’aime pas parler de moi. Je parle très peu à la presse. C’est sans doute un défaut qui n’a pas été positif pour Face. Si j’étais plus à l’aise, Face aurait pu grandir beaucoup plus vite, s’internationaliser. Ce qui me motive, c’est de voir à chaque visite, les progrès physiques, psychologiques des enfants arrivés chez nous dans un état souvent déplorable.

“Je crois surtout en l’amour qu’une mère ou qu’un père peuvent donner à leur enfant”
Comment vous ressourcez-vous ?
Grâce à mes trois enfants, qui ont toujours été ma priorité. Lorsqu’ils ont perdu leur papa, décédé de la maladie de Parkinson après dix ans de combat, ils ont vécu des années extrêmement difficiles. Pour moi, ils sont devenus, désolée pour le côté peut-être excessif de ce terme, “mon obsession”. J’ai travaillé toute ma vie pour que des orphelins du Caire puissent recevoir de l’amour. Et aujourd’hui, mes trois enfants sont orphelins de leur papa. Mon rôle sur terre est de les soutenir, de les aider à grandir, d’être toujours là pour eux. Chaque fois que je les serre dans mes bras, ils savent que l’amour que je leur donne est toujours 50 % de leur maman mais aussi 50 % de leur papa.
Qu’est-ce qui vous a construit ?
L’amour de mes parents.
En qui, en quoi croyez-vous ?
En qui, je ne sais pas. L’être humain m’a beaucoup déçue. Les violences faites aux enfants au Caire révèlent les méchancetés dont sont capables certains êtres humains. J’ai aussi beaucoup souffert après le décès de mon mari. Aujourd’hui je suis toujours émerveillée par la gentillesse. Et je crois surtout en l’amour qu’une mère ou qu’un père, biologique ou pas, peuvent donner à leur enfant. C’est ce qu’il y a de plus fort.
Pensez-vous à la mort, parfois ?
Tous les jours. Je vis avec la mort.
Qu’y a-t-il après la mort ?
J’ai toujours pensé qu’il n’y avait rien. Je ne suis pas croyante. Mais depuis le décès de mon mari, j’ai changé. Je lui parle, je me dis qu’un jour mes enfants et moi, nous le retrouverons. Je m’accroche à cette idée. L’âme des personnes disparues ne meurt pas. Je suis convaincue que mon mari me voit, sait ce que je fais, voit ses enfants, est fier d’eux. Est-ce une manière de se réconforter ? C’est possible.
Êtes-vous une femme heureuse ?
Question compliquée. On aspire tous à être heureux. Mais la vie n’est pas faite que de moments heureux. Il y a de la tristesse, de la détresse, mais aussi des joies énormes. Suis-je heureuse tout le temps ? Non. Lorsque je suis avec mes enfants, dans la nature, je nous sens très soudés, c’est magnifique, indescriptible. Le lien est puissant. Mais quand on a vécu la mort tragique d’une personne qui a beaucoup souffert, il est très difficile de se dire pleinement heureux. Je vis tous les jours en me disant : cela peut arriver demain. Cette peur de la mort existe : nous en avons beaucoup parlé très ouvertement avec mes enfants pour alléger un peu le sujet et affronter l’éventualité de la mort. J’ai une confiance énorme en eux.