Dans la défense de la liberté d’expression, je risque de me retrouver bientôt minoritaire

Une société qui se porte bien ne craint pas les opinions divergentes qui heurtent, choquent ou inquiètent.

Contribution externe
J'assume
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Une chronique "J'assume" de Rik Torfs, professeur de droit canonique, écrivain, recteur honoraire de la KU Leuven.

La liberté d’expression, dans ma jeunesse presque unanimement louée, est moins applaudie aujourd’hui. Parfois je suis surpris par certaines petites phrases apparemment anodines et même logiques. Comme la suivante : “Votre liberté s’arrête là où celle d’autrui commence.” Peut-être ces mots quelque peu solennels trouvent leur source d’inspiration dans les grands traités internationaux comme la Convention européenne des Droits de l’Homme (1950) où la protection des droits et libertés d’autrui est un motif recevable pour limiter un droit précis, toujours sous certaines conditions. Mais la maxime n’en demeure pas moins erronée. Par exemple, votre liberté d’expression ne s’arrête pas quand la mienne commence. Nous avons tous le droit de nous exprimer, de dire des choses inconciliables au niveau du contenu. C’est l’État qui doit garantir la liberté de chacun.

Liberté pour les idées qui inquiètent

En 1976, dans l’arrêt Handyside contre le Royaume Uni, la Cour européenne des Droits de l’Homme offrait une interprétation large et optimiste de la liberté d’expression : “La liberté d’expression […] vaut aussi pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’ouverture d’esprit sans lesquels il n’est pas de société démocratique.” Depuis, la Cour n’a jamais abandonné sa jurisprudence tout en s’exprimant plus prudemment. Dans l’arrêt E.S. contre l’Autriche de 2018 concernant le blasphème à l''égard du prophète Mahomet, la Cour accepte “la balance” entre la protection de la liberté d’expression et le droit des autres personnes à voir leurs sentiments religieux protégés et la paix religieuse en Autriche préservée. Les idées peuvent toujours choquer, mais pas trop.

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Le droit protège aussi les gens guère fréquentables

Depuis l’arrêt Handyside, beaucoup a changé dans le monde occidental. Dans divers pays, des lois multiples restreignent la liberté de parole lorsqu’il s’agit, entre autres, de la négation de l’Holocauste, de racisme, de sexisme, de discours de haine. Bien sûr, il s’agit dans tous ces cas de propos non recommandables. D’un point de vue moral, nul doute qu’ils sont répréhensibles. Mais faut-il les interdire pour autant ? Ou serait-il préférable de faire une distinction nette entre la morale et le droit, qui ne protège pas seulement les personnes vertueuses mais aussi les gens moins sympathiques ou guère fréquentables ? Une question fondamentale s’impose : la liberté d’expression peut-elle être bridée au profit du bien commun, alors que, dans l’arrêt Handyside, l’idée était que, au contraire, le bien commun bénéficiait d’une liberté d’expression très large ? Personnellement, je suis favorable à cette deuxième interprétation, celle exprimée dans l’arrêt Handyside. Une société qui se porte bien ne craint pas les opinions divergentes. Mais je risque de me retrouver bientôt dans une position minoritaire.

Tenir compte dorénavant du bien commun

Curieusement, le code de droit canonique de 1983 garantit lui aussi, pour la première fois dans l’histoire de l’Église catholique, la liberté d’expression. Il le fait avec beaucoup de réserves. Ceux qui s’expriment doivent sauvegarder l’intégrité de la foi et des mœurs et la révérence due aux pasteurs. En outre, plus important encore, ils doivent tenir compte de l’utilité commune. L’idée est claire : c’est cette dernière qui domine. La liberté d’expression n’est dorénavant de mise que lorsqu’elle profite au bien commun.

"J’assume !", le rendez-vous du mardi midi

Avec "J’assume !", La Libre propose chaque mardi midi, sur son site, un nouveau rendez-vous d’opinion. Six chroniqueurs, venus d’horizons de pensée différents et complémentaires, proposent leurs arguments semaine après semaine sur des questions polémiques et de société.

Vous y retrouverez l’essayiste et militante laïque Nadia Geerts, l’auteur et comédien Ismaël Saidi, l’avocat et directeur général adjoint de l’Institut Thomas More Aymeric de Lamotte, la chargée de projets dans l’administration publique Margherita Romengo, Rik Torfs, professeur de droit canonique, écrivain, recteur honoraire de la KU Leuven et Adelaïde Charlier, étudiante en sciences politiques et sociales UGent & Vub, connue comme activiste climat et droits humains.

Tous s’expriment à titre personnel. Ils ont pour ambition de vivifier un débat impertinent mais de qualité aux côtés des grands entretiens, des opinions, des chroniques et des cartes blanches que La Libre publie au quotidien. Comme pour toutes les opinions, le contenu des textes n’engage que les auteurs et n’appartient pas à la rédaction du journal.

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