Les technologies vont dicter nos vies. Mais y a-t-il un débat démocratique à ce sujet ?
Ces devenirs techniques font-ils l’objet de vastes débats démocratiques suffisamment informés ? Notre conception de la démocratie permet-elle de faire remonter toutes les voix et de garantir les droits de chacun et chacune ?
Publié le 02-02-2023 à 10h38
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Une opinion de Valérie Tilman, Nathanaël Laurent, Bertrand Hespel, Yves Poullet – membres de l’Espace Philosophique de Namur (ESPHIN) à l’Université de Namur -, et de Noémi Bontridder – membre du Centre de Recherche Information, Droit et Société (CRIDS) à l’Université de Namur.
”Technologies partout, démocratie nulle part”. Tel était le constat (et le titre du livre (1)) d’Irénée Régnauld et Yaël Benayoun en 2020. “Ce que nous prônons, explique l’un des auteurs, c’est une technologie dont les valeurs et la finalité auraient été choisies démocratiquement plutôt qu’imposées par les lois du marché.” Leur mise en garde quant à ce possible déficit de démocratie a-t-elle été entendue ?
À tout le moins, le principe des consultations citoyennes fait flores. Pour autant, sommes-nous consultés à propos de toutes les questions importantes, par exemple au sujet de la pertinence d’introduire de nouveaux objets “intelligents” dans notre environnement ?
Considérons, à titre d’illustration, la très actuelle “Stratégie mondiale pour la santé numérique” de l’OMS qui promeut l’utilisation à vaste échelle, dans le domaine de la santé, des technologies numériques comme l’Internet des objets, l’apprentissage automatique, l’intelligence artificielle (IA), l’informatique de pointe, l’analyse des mégadonnées, la robotique. Ou tournons-nous vers le récent rapport “Notre programme commun” des Nations Unies, dont une des principales recommandations préconise de réinventer l’éducation grâce au numérique et de faire de l’accès universel à Internet rien de moins qu’un droit humain fondamental. Nous pourrions encore mentionner les technologies permettant de supprimer ou de rétrograder certains contenus et d’accroître la visibilité de sources présentées comme faisant autorité, technologies utilisées dans le cadre de la lutte contre la désinformation. Ces devenirs techniques font-ils l’objet de vastes débats démocratiques suffisamment informés ? De façon plus générale, comment institutionnaliser le débat public dans notre société, dans les institutions de recherche, dans les institutions politiques, mais aussi dans les entreprises ? Notre conception de la démocratie permet-elle de faire remonter toutes les voix et de garantir les droits de chacun et chacune ?
À côté d’innovations porteuses d’espoir et de progrès social, d’autres innovations techniques et domaines de recherche, comme la manipulation génétique ou les implants cérébraux, suscitent des craintes légitimes.
Dans son récent livre intitulé Le cerveau Implanté : penser l’homme à l’ère des implants cérébraux (2), le philosophe Éric Fourneret, de l’Université Catholique de Lille, s’interroge au sujet de ces implants cérébraux de plus en plus perfectionnés, permettant notamment de connecter le cerveau à des ordinateurs équipés d’intelligences artificielles. “Que devient l’Homme si son cerveau fonctionne avec un dispositif électronique intelligent implanté ?”, s’interroge-t-il. Que signifie être humain lorsque de telles hybridations entre le vivant et la machine sont entreprises ? La réponse à cette question ne nécessite-t-elle pas un débat de société qui tienne compte des points de vue de toutes les parties, sans privilégier a priori celui de l’ingénieur, du médecin ou de l’entrepreneur ?
L’IA fascine, mais pouvons-nous lui déléguer la compétence de décider à notre place ? Les “Big tech” sont en effet devenues à ce point puissantes que l’IA modèle déjà nos manières de penser et de nous comporter. Non seulement des algorithmes dont nous ne savons rien nous inculquent ce qu’il faut savoir, voir et croire, mais en plus nos activités sont dirigées de telle sorte que nous alimentons des bases de données génératrices – toujours grâce à des algorithmes – de profits colossaux. Cette emprise des nouvelles technologies modifie l’humain, mais dans quel sens ?
À l’ère de l’intelligence artificielle et des neurotechnologies, des questions fondamentales émergent indéniablement et il conviendrait de se les poser collectivement. Ces questions n’émanent pas seulement de spécialistes, mais aussi de la société civile et concernent notre avenir à tous.
”Ce que nous dénonçons, précise Irénée Régnauld, ce ne sont pas les technologies en soi, mais les modalités de prises de décision. On critique les acteurs dominants qui s’organisent dans un contexte économique qui favorise la libre innovation sans demander l’avis des citoyens, des habitants ou des travailleurs.”
Le projet NHNAI
Pour répondre à ce besoin pressant de participation des acteurs sociétaux dans la réflexion sur les enjeux et sur les modes de régulation possibles des développements technologiques, une équipe de chercheurs de l’UNamur, au sein de l’Espace philosophique de Namur (Institut ESPHIN), a rejoint le projet NHNAI, acronyme pour “Nouvel humanisme à l’ère des neurosciences et de l’intelligence artificielle”. Ce projet international, qui articule le travail d’une dizaine d’équipes issues d’universités catholiques, trouve sa source dans la conviction que l’humanisme, qu’il interroge, est une composante fondamentale de toute analyse éthique et de tout projet de régulation. Dans un souci d’assurer un dialogue pluriel, il prévoit l’organisation, dans chaque pays partenaires, de débats citoyens thématiques ces échanges devraient réunir des acteurs de divers horizons, y compris des représentants de populations fragilisées victimes de la fracture numérique et des citoyens portant un regard critique sur les évolutions technologiques. L’objectif de ces échanges est plus particulièrement de réfléchir collectivement à l’avenir de l’éducation, de la santé et de la démocratie à l’ère des neurosciences et de l’IA (3).
Les chercheurs impliqués restent toutefois conscients que la démocratie ne se réduit pas à des consultations citoyennes ni à des comités d’éthique. Le renforcement des capacités éthiques des scientifiques, des entrepreneurs, des politiques et des acteurs sociétaux est louable, mais insuffisant. Encore faut-il que les intérêts de toutes et tous, y compris ceux des populations marginalisées, soient représentés et effectivement reflétés dans les politiques et réglementations. Il s’agit de conditions essentielles au respect des droits fondamentaux de chacun, y compris de ceux des minorités, qu’elles soient ou non réfractaires à certaines innovations techniques. Transformer cette belle déclaration d’intentions en réalité et admettre que la technique n’est pas neutre, mais éminemment politique car porteuse d’implications sociétales et de valeurs, n’est pas le moindre des défis.
- (1) Paru en octobre 2020, Fyp Éditions.
- (2) Paru en octobre 2022 aux éditions Hermann.
- (3) Les chercheurs namurois organiseront une première série de débats citoyens sur ces thématiques à Namur, à l’espace culturel Quai 22, les 10, 13 et 16 mars 2023 de 18h30 à 20h30. Formulaire d’inscription à ces soirées-débats : https://forms.office.com/r/MQp9FJiy1v
Titre de la rédaction. Titre original : “Technologies, démocratie et humanisme”