Faut-il dire bonjour à Chat GPT ?

Comment avons-nous envie de traiter nos machines ? Loin d’être anecdotique, la réponse à cette question pourrait dessiner notre société de demain.

Contribution externe
Faut-il dire bonjour à Chat GPT ?

Une carte blanche de Louis de Diesbach, Éthicien de la technique et Consultant au Boston Consulting Group

”S’il vous plaît Google, pourriez-vous traduire le nombre romain MCMXCVIII, merci” – ces mots ne sont pas de votre serviteur mais de May Ashworth, une grand-mère britannique dont les manières et la politesse à l’encontre du moteur de recherche avaient amusé la toile il y a quelques années. Un doux mélange d’élégance et de naïveté, de cette candeur dont seules les personnes âgées sont encore capables quand il s’agit d’Internet et de ses merveilles. À l’époque, l’entreprise californienne s’était même fendue d’une réponse très convenue : “Chère Grand-Mère, Pas besoin de nous remercier :) Bien cordialement, Google”.

Quand la technologie nous échappe et nous sert en même temps, quelle relation devons-nous entretenir avec elle ? Comment nous comporter, comment nous adresser, comment interagir avec ces algorithmes qui nous rendent constamment service ? Et si l’épiphénomène Ashworth s’est rapidement effacé pour laisser place à une nouvelle anecdote amusante, les questions qu’il posait déjà en 2016 reviennent nous hanter. À l’heure des ChatGPT [ce programme informatique qui comprend et répond aux questions des internautes NdlR] et autres chatbots en puissance, la question de la politesse – et, derrière elle, de toute la communication – avec les intelligences artificielles est plus que jamais d’actualité. Faut-il dire bonjour, s’il vous plaît ou merci à la création d’OpenAI ou à l’Alexa d’Amazon ? Au-delà de trancher pour l’affirmative ou la négative, c’est une à question sociétale que ces robots nous somment de répondre : quelle société voulons-nous voir émerger ? Quel vivre-ensemble notre intermédiation avec les IA fera-t-elle naître ?

Un malaise grandissant

Une première voie consisterait à rappeler que la technique n’est que technique – qu’elle n’est ni vivante, ni consciente, et que, dès lors, on ne lui doit rien : ni rémunération, ni égards, ni politesse. Personne ne salue sa porte d’entrée ou sa serrure quand il rentre chez lui, peu nombreux sont ceux qui remercient leur lave-vaisselle une fois qu’il a fait son office – évidemment, ce ne sont que des machines ! Pourquoi devrait-il en être autrement pour Alexa, Siri, ou ChatGPT ?

Plusieurs professeurs de l’UNamur encouragent l’utilisation de ChatGPT dans leurs cours

Il existe cependant une différence majeure, qui entrouvre une autre voie : avec les robots conversationnels, nous entrons en communication – c’est-à-dire en relation. Quand j’entame un échange avec ChatGPT afin qu’elle m’écrive, par exemple, un texte de “bonne année” pour mes employés, nous créons une con-versation au sens étymologique du terme de tourner avec – l’intelligence artificielle et moi-même créons un bien étrange lien social et communicationnel complètement absent de l’interaction avec le lave-vaisselle. Difficilement qualifiable, à la frontière entre médiatisée (au sens de “au moyen d’un média”) et interpersonnelle, cette communication va devenir omniprésente dans les années à venir et c’est dès aujourd’hui qu’il nous faut la penser et la concevoir.

"Personne ne remercie son lave-vaisselle une fois qu’il a fait son office. Il existe cependant une différence majeure avec les robots conversationnels..."

Le philosophe et éthicien de la communication Karl-Otto Apel définissait la communication comme “la relation intersubjective qu’instaurent des sujets capables de parler et d’agir lorsqu’ils s’entendent entre eux sur quelque chose” – ChatGPT et ses comparses sont certainement capables de parler et (bientôt) d’agir, cela peut-il nous amener à les considérer comme des sujets ? Apel allait même plus loin en écrivant que “tout être capable de communication linguistique doit être reconnu comme une personne”, au sens kantien du terme, et donc comme ayant droit au respect de son être.

À lire le philosophe allemand, le malaise quant à notre relation aux algorithmes va grandissant. Devons-nous, avec cette rigueur toujours kantienne, traiter les chatbots comme des êtres humains ? Est-ce que nous leur devons le respect, comme nous le devons à tout un chacun, membre à part entière de notre société ? Non, évidemment que non.

L’effet Eliza

L’anthropomorphisation est dangereuse et la pente est glissante : si on commence par dire merci ou bonjour, ne risquons-nous pas de nous laisser emporter et de finir, comme Theodore Twombly dans le film Her, par tomber amoureux d’un agent conversationnel ? Ces comportements ont d’ailleurs déjà été observés et théorisés sous le nom d’”effet Eliza” – ce dernier désignant la tendance que certains individus ont à assimiler de manière inconsciente le comportement d’une machine à celui d’un être humain. La distinction doit demeurer pour, certes, ne pas traiter les ordinateurs comme des humains mais, également, pour ne pas traiter les humains comme des ordinateurs. Derrière un banal “dis Siri” se dessine ou se redessine notre tissu social.

Mais si le contraste entre humains et technologie est bien ancré, il reste une dernière interrogation : comment avons-nous envie de traiter nos machines ? Si rien ne nous oblige – et fort heureusement – à être affables, rien ne nous oblige non plus à être cassants ou désagréables. Dès lors, la question ne revient pas tant à la nature de l’outil qu’à la personne que nous avons envie d’être. Si nos interactions avec les IA vont croître de manière exponentielle, dans quel sens voulons-vous voir pousser nos manières et nos habitudes ? Il y a fort à parier qu’une communauté où la délicatesse et la politesse dominent générerait un futur plus doux que si l’aigreur et l’aridité régnaient en maître. Peut-être, d’ailleurs, que les développements technologiques et sociaux seraient plus optimistes si nous développions notre côté “May Ashworth”.

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