Qu’est-ce que le Sud global ?
Le terme a brusquement jailli dans les débats d’actualité à la faveur de l’abstention d’une quarantaine d’Etats du Sud dans les votes de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’agression russe en Ukraine, en 2022.
Publié le 06-02-2023 à 15h14
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Une opinion de Raoul Delcorde, Ambassadeur (hon) de Belgique, membre de l’Académie Royale de Belgique
Au temps de la Guerre froide, le monde était divisé entre l’Est et l’Ouest. Le bloc de l’Est appelé parfois aussi bloc communiste, regroupait l’ex-URSS et les États situés à l’Est du continent européen. Les États qui faisaient partie du bloc de l’Atlantique se trouvaient à l’Ouest, avec les Etats-membres de l’OTAN et les États qui en étaient proches. Ceux qui ont refusé de choisir entre ces deux blocs ont créé le mouvement des non-alignés derrière des pays comme l’Inde, l’Indonésie, la Yougoslavie et l’Égypte. Mais à côté de ce clivage stratégique et idéologique Est-Ouest, il y avait un clivage Nord-Sud qui reflétait le concept de Nouvel Ordre Economique International, expression lancée à l’ONU en 1974 pour mettre en exergue la nécessité d’un rééquilibrage des rapports économiques entre le Nord et le Sud, en tenant compte des revendications du Tiers-Monde. Et l’expression Tiers-Monde était en soi révélatrice puisqu’elle avait été forgée par le démographe français Alfred Sauvy en 1952 en référence au Tiers-Etat de l’Ancien Régime en France, c’est-à-dire ceux qui n’appartenaient ni au clergé ni à la noblesse. À noter que le même Sauvy répudia ce terme dans les années 1980 car il percevait déjà que l’on ne pouvait pas englober dans un même ensemble les Pays les Moins Avancées (les PMA) et les “dragons” asiatiques. En un mot, dans les années 1970, les pays du Nord étaient riches et les pays du Sud étaient pauvres. Il fallait réunir ces deux mondes. Et, dès lors, dans le monde intrinsèquement polarisé de la Guerre froide, la distinction entre les quatre points cardinaux (Est-Ouest et Nord-Sud) était relativement claire. Il n’y a rien de tel aujourd’hui. Ces oppositions sont soit datées historiquement soit sans grande relevance avec la distribution de la richesse dans le monde aujourd’hui. Géopolitiquement parlant, en 2023, le monde est confronté à une forme de rivalité entre un Sud élargi, avec des puissances émergentes, et un Ouest qui se rétrécit, et perd de l’influence. Il y a aussi des pays riches au Sud, très riches. L’Arabie saoudite ou le Qatar en sont un excellent exemple. Et dans le monde dit occidental, il y a des pays non occidentaux comme le Japon et la Corée du Sud.
Mais qu’est-ce donc que le Sud global ? Le terme a brusquement jailli dans les débats d’actualité à la faveur de l’abstention d’une quarantaine d’Etats du Sud dans les votes de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’agression russe en Ukraine, en 2022. Il correspond à une réalité nouvelle des relations internationales, marquée par la fin de la bipolarité. Désormais, les pays du Sud modulent leurs positions internationales en fonction de leurs seuls intérêts et non plus en s’alignant sur un bloc ou sur un autre.
Le Sud global est un terme souvent utilisé pour identifier les régions d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique et d’Océanie. En tant que tel, le terme ne fait pas intrinsèquement référence à un Sud géographique mais il est revendiqué par les États du Sud, comme un signe de ralliement. À l’image des dominés qui se liguent contre les dominants.
Les pays du Sud sont décrits comme nouvellement industrialisés ou en cours d’industrialisation, et ont souvent connu une histoire coloniale. Le Sud est global à cause de la mondialisation. Le système international est marqué par l’intégration des puissances émergentes dans l’économie mondiale, ce qui aboutit à une dépolarisation progressive des échanges internationaux, jusque-là dominés par les échanges Nord-Sud.
Le Nord global correspond principalement au monde occidental – à l’exception notable du Japon, de la Corée du Sud, de Singapour, de Taïwan et d’Israël – et le Sud global est principalement composé de régions qui ne sont pas occidentales, comme l’Amérique latine, une large part de l’Asie et la plupart des pays africains. Il regroupe des États de niveaux très différents et on lui reproche parfois son hétérogénéité. Les deux groupes sont souvent définis en fonction de leurs différents niveaux de richesse, de développement économique, d’inégalité des revenus, de démocratie et de liberté politique et économique.
Cette classification permet de mettre davantage l’accent sur le Sud. Lorsque des dirigeants, comme le ministre indien des Affaires étrangères Jaishankar, l’évoquent, ils soulignent également l’exclusion historique des pays du Sud des grandes organisations internationales, notamment du statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Étant donné que des organismes tels que l’ONU et le FMI participent à la prise de décisions majeures qui affectent le monde en termes de politique, d’économie et de société, ces pays considèrent que cette exclusion contribue à ralentir leur croissance. Par conséquent, l’idée que le Sud puisse défendre ensemble des causes communes s’est imposée.
Si ce concept est revigoré aujourd’hui, c’est en partie en raison de l’émergence économique de certains de ces pays du Sud, comme l’Inde et la Chine, au cours des dernières décennies. Beaucoup considèrent que le monde est désormais multipolaire et non plus dominé par les États-Unis. Les progrès réalisés par de nombreux pays asiatiques sont également considérés comme un défi à l’idée que le Nord incarne une forme d’idéal. Comme l’a écrit Samuel Huntington dans son ouvrage Le choc des civilisations, “les Asiatiques attribuent leur développement économique spectaculaire non pas à leur importation de la culture occidentale, mais plutôt à leur adhésion à leur propre culture.”
On peut également se demander si le Sud ne vise pas simplement à remplacer le Nord et les positions qu’il occupe, poursuivant ainsi un cycle dans lequel quelques pays accumulent des ressources cruciales. D’où la question de savoir si les élites du Sud et les puissances émergentes ont réellement l’intention de remettre en question les structures dominantes du développement capitaliste mondial.
La traduction diplomatique du Sud global est ce que l’on appelle aujourd’hui le multi-alignement. Il a été développé par le ministre indien Jaishankar. Il s’agit d’orienter la politique étrangère uniquement en fonction des intérêts nationaux. Diplomatie fluide ou diplomatie à la carte, qui amène ces pays à passer des accords ponctuels avec des États tiers selon des besoins spécifiques. L’Inde préside le G20 durant l’année 2023. Nul doute qu’elle donnera une résonance particulière à la diplomatie du Sud global, en refusant tout alignement sur le Nord global, un Occident en voie de rétrécissement. Il est temps que les dirigeants occidentaux prennent toute la mesure de ce basculement du monde.