Résistons à la dictature de l’image

Vu donc vrai ! : désormais, le juste et le vrai ne se démontrent plus, ils se montrent : une photo, une vidéo exhibée suffisent. Leur omniprésence soumet nos enfants au danger d’une régression et sonne le glas du langage comme celui de la pensée.

Contribution externe
Résistons à la dictature de l’image

Par Alain Bentolila, linguiste spécialiste de l’apprentissage de la lecture et du langage chez l’enfant, professeur à l’université Paris Descartes, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dernière parution : Timini, méthode intégrale de lecture, Nathan 2022

A toutes les étapes de leur développement, enseignants et parents doivent s’employer à libérer les enfants du “piège de l’évidence” pour leur apprendre à “penser par eux-mêmes”. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’inscrit au centre du même combat, parce qu’elles les invitent à dépasser la contemplation passive, à contrôler la réaction immédiate, pour libérer leurs intelligences singulières. En bref, l’écrit possède la vertu de suspendre le tumulte et l’impatience intérieurs du lecteur là où l’image les exacerbe. L’omniprésence des écrans, l’addiction irrépressible aux photos et aux vidéos soumettent aujourd’hui nos enfants au danger d’une régression : l’image règne en maîtresse, imposant la dictature de l’évidence ponctuelle à leur réflexion et à leur imagination, engendrant la méfiance pour toute conceptualisation et la suspicion envers la profondeur historique.

Vu donc vrai !

Désormais, le juste et le vrai ne se démontrent plus, ils se montrent : une photo, une vidéo exhibée suffisent à légitimer l’affirmation péremptoire d’une vérité qui se voudrait universelle. Et beaucoup s’y laissent prendre, à qui l’on a pas appris qu’“une fois” ne signifie pas “toujours”. Ils ne savent donc pas que seules la démonstration ferme et l’argumentation exigeante peuvent faire émerger une loi universelle des contraintes du hic et nunc. Ils ignorent la rigueur du chemin qui, d’hypothèse en hypothèse, d’expérimentation en expérimentation, mène à l’affirmation légitime de la vérité. Aujourd’hui des milliers d’yeux regardent par le même trou de serrure et contemplent, avec la même délectation ou la même détestation une réalité iconique qu’ils n’ont ni les moyens intellectuels ni même l’idée de questionner. L’image instantanée, prise “sur le vif” est immédiatement livrée pour être portée au plus haut des likes par un buzz anonyme et complaisant. Elle sert souvent aujourd’hui les desseins de dangereux manipulateurs. Ceux-ci utilisent la confiance spontanée dont bénéficie la photo, ou la vidéo (”vu donc vrai !”) pour passer sans vergogne de la ponctualité à la généralisation, du constat à la vérité définitive, du conjoncturel au partout et au toujours, de l’accident à l’essence, du hasard au déterminé. Cette forme de manipulation des esprits, parmi les plus vénéneuses, est souvent utilisée par des élèves harceleurs qui parviennent à voler l’image de certains de leurs “camarades” dans des situations qui les cloueront définitivement au “pilori numérique”. Elle a d’ailleurs de tout temps constitué un outil efficace utilisé par la propagande populiste : une vidéo montrant un nombre important de personnes noires à Barbès suffit pour annoncer le “grand remplacement” ; la photographie d’un homme coiffé d’une kippa sortant d’une banque atteste sans le moindre doute de l’outrageuse richesse des juifs…

Les mots se résignent devant l’évidence du dessin

Les mots eux-mêmes, dénués de toute complexité sémantique et dépouillés de leur filiation morphologique et étymologique, ont progressivement rendu les armes ; rejoignant l’évidence du dessin dont ils ont pourtant mis si longtemps à s’affranchir. Ils ont de plus en plus pour fonction essentielle de célébrer la connivence et non pas d’expliciter les différences pour mieux les comprendre. Ils n’invitent plus au dialogue des esprits singuliers, mais portent la haine et à l’insulte. Si l’on n’y prend garde, les mots faits pour le partage et le dialogue risquent de servir d’affichage à un “entre-soi imbécile”. Le langage, qui devrait offrir le merveilleux pouvoir d’évoquer, contre le conservatisme, ce qui n’est pas encore mais sera sans doute un jour, d’affirmer contre les “pré-jugés” ce que l’on ne constate pas de visu mais qui se révélera peut-être juste et vrai, d’écrire contre le conformisme ce que l’on n’a pas encore osé formuler mais que les générations qui nous survivront trouveront d’une audace magnifique, ce langage risque ainsi aujourd’hui d’être réduit à ne proférer que des mots de passe et des signes de reconnaissance. Le “verbe créateur” sera alors de plus en plus voué à la répétition et au conformisme.

Victoire de la superficialité sur l’analyse

Dans cet univers dominé par l’instantanéité de l’image, l’Histoire qui nous rassemble n’éclaire plus la réflexion des élèves pour qui la superficialité de l’évidence l’a emporté sur la profondeur de l’analyse : pour beaucoup, ils ont fait du passé table rase et du futur une croyance. Ils se méfient “des récits fondateurs” qui nous relient ; ils n’ont que faire des informations transmises, de plume en plume, de génération en génération. Seul importe l’instantané visible et montrable qui refuse tout ancrage temporel, toute mise en contexte, toute comparaison fertile. La continuité historique, construite patiemment à distance, de trace en trace, d’exhumation en exhumation, est ainsi devenue suspecte. Suspecte de mensonge et suspecte de manipulation, elle cède à tout coup devant la “preuve iconique” la plus dépravée. J’ai encore en mémoire cette phrase terrible d’un élève de sixième assénée à son professeur à la fin d’un cours sur la Shoah : “Tu n’y étais pas et moi non plus, alors tu crois ce que tu veux et moi aussi !”. L’image, lorsqu’elle prétend imposer sa brutalité ponctuelle à la pensée, lorsqu‘elle efface l’échange et le dialogue, lorsqu’elle menace de supplanter le récit de notre histoire, nous fait courir un risque majeur : celui de “la soumission au credo”. Elle porte en elle le danger d’une pensée à courte vue, une pensée “impressionnée”, privée des liens chronologiques et logiques que seuls le récit et l’argumentation peuvent offrir. Seul compte le fait d’avoir visionné une photo ou une vidéo “populaire” et de s’inscrire ainsi parmi les milliers, ou les millions, de ceux qui l’ont partagée. Commentaires et interprétations se réduiront le plus souvent à un like vite cliqué, au mieux à une qualification banale (”c’est trop cool !”), dont l’insignifiance condamne à la crédulité et à la soumission et sonne le glas du langage comme celui de la pensée.

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