Esmeralda : ”Pourquoi devrais-je abandonner mon titre de princesse de Belgique ?”
La princesse Esmeralda de Belgique, fille de Léopold III, se confie avec une étonnante franchise et une belle sincérité.
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Publié le 05-03-2023 à 08h06 - Mis à jour le 06-03-2023 à 11h25
Franchise princière
Londres. Le quartier où elle habite n’est qu’à deux stations de métro de la gare St Pancras. Après dix minutes de marche dans un quartier plutôt branché, je débouche sur une petite avenue à l’arrière de laquelle se dessine un grand parc. La maison est adossée à cette verdure qui résiste vaillamment au sein de la capitale anglaise, couverte ce jour-là d’un ciel gris. Au rez-de-chaussée, un salon-musée où, sur des meubles anciens, figurent des photographies de sa famille. L’une d’elles retient mon regard : la reine Elisabeth, une référence pour la maîtresse des lieux. Il y a aussi un cliché de son mari, Salvatore Moncada, (médecin plusieurs fois cité pour le Nobel) lors d’une rencontre avec le pape François. La princesse Esmeralda de Belgique me propose de descendre et d’occuper le petit jardin d’hiver où la nature est très présente. Nous buvons un thé. D’emblée, j’insiste, un peu lourdement peut-être, sur sa ressemblance avec sa mère, la princesse Lilian. Elle me reprend, précise qu’elle ressemble aussi à son père, Léopold III. Surtout à son père, d’ailleurs, tant leur proximité affective, intellectuelle était grande. Elle a eu la chance de le connaître lorsqu’il avait quitté le trône. Il était donc simplement son papa. Il lui a transmis cette passion pour la nature, l’environnement, les peuples autochtones. Les relations avec sa mère étaient plus tendues. Deux femmes de caractère. Activiste féministe, pour le climat, Esmeralda de Belgique ne cède rien des combats qui sont les siens. Elle n’hésite pas non plus à critiquer, non la personne de Léopold II, mais le “système” colonial. Elle le fait avec force mais aussi avec nuance. Elle utilise les mêmes précautions oratoires quand elle considère que la monarchie est un système anachronique hérité du Moyen Âge. Mais elle ne cache pas son admiration pour les paroles du roi Philippe sur la colonisation. L’entretien sera long, passionnant, d’une vivifiante franchise avec une princesse qui a des titres mais pas de nom…

Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Une famille pas comme les autres. J’ai beaucoup de chance d’avoir eu de tels parents. Mon père, Léopold III, n’était plus au pouvoir : il était seulement mon papa. Il avait déjà 55 ans. Il était très serein, apaisé, il faisait enfin de ce qu’il voulait. Il s’est beaucoup occupé de moi, probablement plus que de ses autres enfants. Ma mère, la princesse Lilian, était tout aussi exceptionnelle. J’ai eu deux parents disponibles, même s’ils étaient dans une famille royale. Ils étaient intéressés par les cultures, par les gens, par la société, les arts. J’adorais mon père, j’avais une relation très spéciale avec lui, je pouvais tout lui raconter. Beaucoup de mes combats actuels m’ont été enseignés par lui : la nature, l’environnement, les communautés indigènes, le respect des autres cultures. De ma mère, j’ai hérité l’amour de l’Histoire, y compris celle de la famille royale qu’elle connaissait mieux que son mari.
Aviez-vous conscience de vivre dans une famille particulière ?
Pas tout de suite, bien sûr. Mais cela est venu rapidement, lorsque nous avons quitté le château de Laeken. Nous avons eu le plaisir de vivre dans le Domaine d’Argenteuil, une maison certes vaste, mais chaleureuse, familiale où il n’y avait pas de protocole.
Avez-vous senti chez votre père une nostalgie de quitter le pouvoir ?
Oh non ! Il avait certainement la nostalgie de ce rendez-vous manqué avec l’Histoire. Mais il était tellement heureux de ne plus devoir faire face à des gens avec lesquels il ne s’entendait pas. Il y avait beaucoup d’hypocrisie. Mais il a eu la chance, pour un souverain, d’avoir une autre vie.
Vous arrivait-il de parler politique, de la Question royale ou était-ce un sujet tabou ?
Non, le sujet n’était pas tabou du tout. Mon père en souffrait chaque fois que le sujet revenait dans l’actualité. Il voulait absolument que ma mère publie, après sa mort, ce livre “Pour l’Histoire” pour donner sa vérité. Mais il a évité les sujets personnels et ma mère a regretté qu’il n’évoque pas leur mariage.
Dans le livre “Lilian entre ombre et lumière” de Patrick Weber (Ed. Racine 2012), on sent une réserve de votre part à l’égard de votre mère…
C’est Patrick Weber qui a écrit ce livre. J’y ai collaboré en lui donnant des souvenirs, des photos. Il est très difficile pour une fille d’écrire sur sa mère. J’ai une fille avec laquelle j’ai les meilleures relations. J’ai eu une meilleure relation avec ma mère quand j’ai eu des enfants. On commence à comprendre les inquiétudes des parents, les erreurs qu’ils commettent tous. On a plus d’indulgence alors. Elle n’avait pas un caractère facile… Il était même extrêmement fort. Ce n’était pas aisé d’être ses enfants, surtout pour ses filles. Nous nous accrochions beaucoup, peut-être parce qu’il y avait des similitudes dans nos caractères et qu’elle était très intolérante pour elle-même et pour les autres. Mais j’ai voulu dire qu’elle n’avait jamais eu la chance de montrer ce qu’elle était vraiment. Elle venait à la suite d’une icône, la reine Astrid, décédée dans un accident de voiture. Elle ne pouvait pas rivaliser avec elle. Elle a eu cette image dramatique, très injuste à beaucoup d’égards.
Leur mariage pendant la guerre a été mal perçu par la population…
Mon père ne m’a jamais rien dit à ce sujet. Mais ma mère m’a confié que ce mariage, en pleine guerre, était une erreur. “Bien sûr, m’a-t-elle dit, nous n’aurions jamais dû nous marier pendant dans la guerre et de cette façon. Mais nous étions amoureux l’un de l’autre et nous ne savions pas si nous allions survivre. Nous voulions donc nous marier.” Grande erreur, en effet.
Est-ce lourd, pour vous, de devoir inlassablement, reparler de la controverse suscitée par les faits et gestes de vos parents ?
Non, je l’accepte. Il est parfois difficile d’être la fille d’un personnage controversé. Quand j’étais enfant ou adolescente, je ne comprenais pas pourquoi il y avait tant de violence à l’égard de la personne de mes parents et pourquoi ils ne réagissaient pas. À présent, je trouve cela tout à fait normal. Je suis journaliste. Il est normal que les personnalités publiques soient jugées.
Quelle enfant étiez-vous ?
Je ne suis pas allée à l’école, j’ai fait mes études à la maison. J’avais plusieurs précepteurs. J’étais assez isolée. Je ne voyais aucun enfant de mon âge, à part quelques cousins, de temps en temps. Je le regrette évidemment. Cela m’a manqué. C’est le seul bémol. Pour le reste, je ne peux évidemment pas me plaindre. Cela m’a permis de vivre avec mes parents, de voyager. Lorsque je suis entrée aux Facultés Saint-Louis, la distance avec les autres était assez désagréable, je me sentais différente. Certains n’osaient pas s’approcher de moi. D’autres venaient vers moi par curiosité. Heureusement, je me suis très vite fait des amies et j’ai été une étudiante normale.

Adolescente, vous vouliez d’abord être actrice…
J’adorais et j’adore toujours le théâtre et le cinéma, deux grandes passions. Mes parents m’ont gentiment découragée. J’ai entamé le droit. J’ai toujours aimé écrire et rencontrer des gens : j’ai choisi le journalisme. J’ai même fait un stage au service international de La Libre Belgique… J’en garde un excellent souvenir. Ensuite, je suis allée en France pour pratiquer mon métier, c’était plus facile. J’ai collaboré au Figaro Magazine. C’était l’époque de Louis Pauwels, personnage intéressant mais très “nouvelle droite”, terriblement conservateur. Après cela, je suis devenue indépendante, j’ai travaillé pour des magazines français italiens, espagnols. J’ai vécu quinze ans à Paris. J’ai beaucoup aimé.
Vous vivez à Londres depuis 21 ans. Est-ce une manière de fuir la Belgique ?
Non, pas du tout, j’habitais Paris à l’époque de mon mariage. J’ai suivi mon mari, Salvador Moncada, un grand scientifique britannique d’origine hondurienne qui était membre de la Fondation scientifique pour la cardiologie de ma mère. Lorsque mes parents vivaient encore, je rentrais régulièrement en Belgique. Et j’y reviens toujours une ou deux fois par mois, pour mes activités professionnelles, pour voir ma famille et mes amis.
Progressivement, vous vous êtes imposée dans le paysage médiatique comme une activiste écologiste, féministe, défenderesse des peuples autochtones. D’où vous viennent ces engagements ?
Mon père m’avait nommée vice-présidente de sa Fondation pour la conservation de la nature et l’exploration scientifique. À son décès je suis devenue présidente. L’environnement est donc une préoccupation permanente chez moi. La conscience de l’urgence climatique existe aussi dans le public. Mais il manque le courage politique pour l’affronter de manière plus radicale parce que la protection de l’environnement exige des décisions difficiles. Toutes ne sont pas populaires. Mais on a vu au moment du Covid que les gens étaient capables de suivre des politiques très restrictives.
Parce que le péril était là à notre porte…
Beaucoup pensent que la crise climatique est lointaine. C’est faux, tous les jours, des catastrophes dues au réchauffement de la planète surviennent. La perte de biodiversité est silencieuse, les gens ne s’en rendent pas compte. Nous avons perdu en très peu de temps plus de 40 % d’insectes. C’est une catastrophe environnementale mais aussi pour notre alimentation, notre survie, tout simplement. Si nous perdons les pollinisateurs, il n’y aura plus de fruits, de légumes, de café…. Les deux périls sont là, nous devons les affronter en même temps.
Pourtant, dans l’ordre des inquiétudes, le pouvoir d’achat arrive loin devant la préservation de la nature…
Et c’est normal. Comment voulez-vous parler de ce thème lorsque les gens doivent choisir entre se soigner ou manger ? La communication devrait insister sur ce fait : toutes les crises sont liées. Dans la crise du climat et de la biodiversité, ce sont les personnes les plus vulnérables, les bas revenus qui souffriront le plus. La crise sociale doit être gérée en même temps que la crise environnementale. Exercice périlleux.
Emmanuel Faber, l’ancien patron de Danone, explique que nous ne payons pas le juste prix de notre alimentation… L’écologie, le bien manger est-elle réservée à une élite ? Les poulets à deux euros le kilo sont issus de l’agriculture intensive…
Il faut d’abord lutter contre les inégalités sociales. Les plus grands scientifiques du climat, comme Johan Rockström, internationalement reconnu pour ses travaux sur les questions de durabilité mondiale, estiment en effet que le point de rupture le plus dangereux, ce ne sont pas les aspects environnementaux mais bien les inégalités. Cela démontre que toutes les crises sont liées et qu’il faut aborder la crise des inégalités en même temps que la crise climatique.
Le tournant est-il pris ?
Je crains que nos enfants soient confrontés à un monde plus dur. Mes enfants disent tous les deux qu’ils ne veulent pas avoir d’enfants. Ils sont très inquiets du futur, de toutes ces crises de la guerre, du fait que la génération actuelle gagne moins que la précédente.
N’est-ce pas le résultat de discours trop catastrophistes ? Il y a quand même des raisons d’espérer…
Si vous ne parlez que de la catastrophe, vous ne toucherez personne car les gens ont besoin d’espoir. Il y a des solutions et beaucoup d’initiatives remarquables et positives partout. Il faut parler de l’urgence mais aussi donner de l’espoir. Tel est le défi. Or les populistes et les extrémistes ne jouent que sur la peur.
Que faire ?
C’est tout le système qu’il faut changer. Il faut d’urgence passer à la transition juste. Tous les travailleurs des secteurs polluants ne peuvent pas être abandonnés. Il va falloir mettre énormément d’argent pour réussir ce défi, pour les requalifier car il y a beaucoup d’avenir dans les nouveaux métiers des énergies renouvelables, dans l’isolation des bâtiments, etc. Et il faut aussi veiller à ce que dans tous ces métiers d’avenir, les femmes s’engagent afin qu’elles ne soient pas, à nouveau les laissées-pour-compte du progrès. Elles doivent s’investir davantage dans les filières scientifiques, en physique, en chimie et en matière d’intelligence artificielle où pour l’instant, il n’y a qu’une femme pour cinq hommes.
Qui va payer ?
Chacun peut faire un effort personnel. Mais ce n’est pas cela qui va sauver la planète et avoir un impact maximum. Le système économique, financier, doit changer. Les épaules les plus larges doivent être mises à contribution. Il n’y a pas que les écologistes et les gens de gauche qui affirment que le capitalisme est en crise. Tout le monde admet que le capitalisme sauvage nous a amenés où nous sommes. Il y a des limites planétaires. La politique du profit, d’extraction de la terre à tout prix a ruiné la planète. Ce n’est pas la valeur du Produit Intérieur brut qui représente la solution : beaucoup d’économistes parlent aujourd’hui d’une économie du bien-être. Plusieurs pays, souvent dirigés par des femmes d’ailleurs, prônent cela…
Vous estimez que la lutte doit être plus radicale. Défendez-vous les activistes qui jettent de la couleur sur les œuvres d’art ?
J’ai beaucoup plus d’outrage quand je vois des gens mourir à cause de la crise climatique, dans des conditions de vie abominables, au Pakistan, en Afrique ou quand je vois le million d’animaux morts en Australie que quand je vois des activistes jeter de la soupe sur un tableau protégé par une vitre. J’adore l’art, je ne souhaite pas que l’on abîme l’art. Je ne défends pas le vandalisme. Mais il s’agissait d’une action d’éclat qui ne touche pas l’œuvre : elle a fait le tour du monde alors que les démonstrations dans la rue, plus personne n’en parle. Le but est de remettre la crise climatique à l’avant-plan des préoccupations.
Autre cause qui vous est chère : le féminisme. Vous ne l’avez pas hérité de votre mère…
Non, même si, dans un certain sens, elle était une femme d’opinion. Parfois très tranchée. Sans le savoir, elle était à l’avant-garde de beaucoup de choses. Elle s’habillait en pantalon : avant la guerre, cela n’était pas courant. Ma grand-mère paternelle, la reine Elisabeth, était elle aussi l’avant-garde de beaucoup de combats. Mais on ne peut pas dire qu’elle était féministe. C’était des femmes fortes.
Aujourd’hui, des femmes abandonnent le pouvoir qu’elles avaient conquis : Yacinda Ardern en Nouvelle-Zélande, Nicola Sturgeon en Écosse…
Il y en avait 26 au pouvoir et nous venons d’en perdre deux. Nous sommes encore très loin de l’égalité entre hommes et femmes. En politique, cela dépend des pays mais, à l’échelle globale, elles ne représentent qu’un tout petit pourcentage. La politique n’est pas tendre avec les femmes. On se préoccupe de la façon dont elles s’habillent, se maquillent. Les femmes assument encore un rôle plus important dans les tâches familiales. L’égalité salariale n’existe toujours pas, sans parler de tout ce que certaines femmes doivent subir dans le monde, comme les mariages précoces, les mutilations génitales et les autres horreurs. On est loin, non pas de l’égalité, mais tout simplement de la sécurité pour les femmes. Il y a encore tellement de violences à leur égard.
Les mentalités évoluent…
Si lentement ! Et l’on vient de très très loin… Heureusement, beaucoup d’hommes soutiennent les femmes dans leur combat et ils le font de manière naturelle. Mon souhait n’est pas de remplacer les hommes par les femmes mais simplement d’arriver à une égalité, une solidarité et une vision partagée. La vision des hommes et des femmes est différente mais elle est très complémentaire. C’est la richesse des sociétés 50/50. Mais il y a encore des réflexes très patriarcaux… Les modèles de femmes qui ont conquis des postes de premier plan sont très importants à répandre. La société doit être plus diversifiée.

”Je ne condamne pas Léopold II comme personnage. Mais il a permis l’instauration d’un système abominable au Congo”
Vous vous êtes prononcée pour le déboulonnage des monuments érigés à la gloire des acteurs de la colonisation. En Belgique, tout le monde pense à la statue équestre de Léopold II, place du Trône à Bruxelles.
Je me suis exprimée en ce sens au moment de la mort de George Floyd. On savait que les brutalités policières contre les Noirs mais aussi contre les Blancs étaient régulières et effarantes aux États-Unis. Elles se produisent aussi en Europe, même si cela est moins extrême. Mais quand même. Il y a un racisme qui reste dans toutes les institutions. On essaye de le corriger mais cela prend beaucoup de temps. Dès lors, j’ai trouvé important de parler de notre passé, de le confronter. Car dans les manuels d’histoire, ce passé est très édulcoré. Ils racontent surtout ce que la Belgique a fait de formidable.
Des Belges ont fait des choses formidables…
Oui, bien sûr, des médecins, des professeurs y ont mené des actions importantes, essentielles. Évidemment. Des gens mus par un vrai idéal, se sont réellement investis pour le bien-être des peuples. À titre individuel, c’est indéniable. Moi, je parle du colonialisme, du système qui a fait que les Européens de tous les pays sont allés là-bas, non pas dans un but humanitaire, mais pour capter les richesses, développer notre économie, imposer notre religion, notre culture. On a éliminé beaucoup de savoirs. Certains, les Anglais, les Portugais, les Espagnols, ont disséminé les populations locales. C’est tout ce système qu’il faut expliquer. Or dans l’espace public, il n’y a que des statues à la gloire des conquérants – il y a très peu de femmes – qui ont provoqué des conflits sur ces terres lointaines. Et il y a très peu d’explications. J’insiste : je ne critique pas les Belges qui sont allés au Congo. Certains exemples sont merveilleux Mais c’est le concept du colonialisme que je critique. Et pas seulement celui de la Belgique.
Faut-il pour cela déboulonner les statues ?
Je préférerais qu’on ne détruise pas les statues mais qu’elles soient accompagnées d’explications. Mais il n’y a pas la place là où elles sont érigées pour expliquer tout ce qui s’est passé. C’est la raison pour laquelle je pense que ces statues devraient être transférées dans les musées. Ou alors, comme l’Angleterre essaye de le faire maintenant, il faudrait installer des statues de personnages qui ont résisté : Mandela, Gandhi, etc.
Tout “conquérant” a plusieurs facettes. On ne peut résumer le règne de Léopold II à ce qu’il a entrepris au Congo…
Je suis d’accord. Il faut être nuancé. Léopold II, mon lointain ancêtre, avait une vision extraordinaire pour son pays. Il a fait énormément pour la Belgique. C’était un homme intelligent, intéressant qui a fait beaucoup de choses positives. Je ne condamne pas Léopold II comme personnage. Mais il a permis l’instauration d’un système abominable au Congo. Quand mon fils, par exemple, lit ce que Churchill a dit et a fait en Afrique du Sud et en Inde, il est horriblement choqué. C’est le personnage le plus glorifié en Angleterre, notamment grâce à son rôle pendant la Deuxième guerre mondiale, mais il a dit des choses abominables, racistes, sur l’Afrique.
N’est-il pas dangereux de juger l’histoire avec nos yeux d’aujourd’hui. Exemple : dans le livre que vous avez consacré à votre père, vous racontez comment lui et ses amis ont fait sortir un anaconda de sa tanière, en y jetant de l’essence et en y boutant le feu. Ils l’ont ensuite tué et dépecé…
Oui, c’est horrible. Je n’approuve pas cela. Je suis d’accord que l’on ne peut pas juger au moment même. Je pense d’ailleurs que les terroristes d’hier sont devenus des héros. Et je suis certaine que les militants écologistes que l’on appelle radicaux aujourd’hui, deviendront des héros dans 50 ans, quand on se rendra compte de la force du combat qu’ils ont mené pour sauver la planète. Ce ne sont jamais les gens bien élevés qui ont fait avancer les choses. Mais justement, avec le recul, il n’est plus possible de présenter ce que les Européens ont fait comme dans les “colonies” quelque chose de magnifique.
Puis-je me faire un instant l’avocat du diable ? Ces pays ont accédé à l’indépendance et dans certains d’entre eux, je pense au Congo, il n’y a plus d’État, le viol est devenu une arme de guerre…
Notre passé ne justifie en rien ce qu’ils font aujourd’hui. Le système des multinationales et la corruption perpétuent le soutien aux dictateurs. Cela ne dédouane pas les leaders corrompus. Mais par intérêt, nous soutenons beaucoup de régimes corrompus. Des multinationales continuent à piller des richesses, et pas au bénéfice des populations locales. L’Europe, l’Australie, la Chine, les États-Unis, tout le monde le fait…
Le roi Philippe a prononcé des regrets à l’égard du colonialisme… Vous auriez préféré qu’il présente des excuses.
Je trouve cela formidable qu’il ait dit cela. C’est un des seuls. On attend que d’autres pays le fassent. Ce qu’il a dit est remarquable. Il y a aussi des retours d’œuvres d’art. Cela avance. Les Pays-Bas ont présenté des excuses pour la traite des esclaves. C’est normal. Il s’agit d’aller vers plus de justice ou de progrès. C’est à ceux et celles qui ont été les victimes de ce système à dire s’ils attendent des regrets ou des excuses.
Mais vous, personnellement…
Personnellement, je pense que les excuses sont très importantes. C’est comme dans un couple. Cela permet, quand il y a eu trahison, mensonge ou querelles, de repartir d’une autre manière. Les commissions de vérité et de réconciliation constituent des pas importants.
Dans une récente interview, vous avez dit : qui suis-je pour parler de politique ? En réalité, vous n’arrêtez pas…
C’est vrai, tout est politique.
Ne devriez-vous pas observer un devoir de réserve ?
Personne, en effet, dans ma famille ne peut tenir de tels propos. Les membres de la famille royale qui ont une liste civile du gouvernement doivent observer un droit de réserve. Moi, je ne vais évidemment pas critiquer ma famille actuelle. Mais critiquer des personnages historiques de ma famille, pourquoi ne pourrais-je pas le faire ? Il s’est passé des choses douloureuses. Il est important que des membres de la famille le disent tout haut.
N’avez-vous pas le sentiment de gêner l’action du gouvernement, de perturber la parole du Roi en vous exprimant de la sorte ?
Je suis sûre que, dans ma famille, certains se disent : mon Dieu, que va-t-elle encore dire… ? Mais j’ai l’impression, je me trompe peut-être, que le fait que je sois libre de parole et que je parle fort, peut aussi être apprécié. Cela donne une autre dimension, une autre image de la famille royale.
N’avez-vous jamais imaginé renoncer à ce titre de princesse ?
Non. Pourquoi ? Je ne reçois aucun argent du gouvernement. Je n’ai aucun privilège particulier. Je travaille. Je crois dans les causes que je défends. Le fait d’être princesse ajoute quelque chose. Mais pourquoi devrais-je y renoncer ?
Si vous n’étiez pas princesse de Belgique, votre voix serait moins sonore…
Vous avez raison.
Vous exploitez ce titre…
Je l’utilise quand il peut donner plus de visibilité et d’écho aux combats que je soutiens. Lorsque j’ai été arrêtée avec “Extinction Rebellion”, je savais que cela allait provoquer des articles. Je l’ai fait pour que la cause soit entendue dans d’autres milieux.

Un arrêté royal de 2015 a tenté de mettre fin à la confusion entre les titres de la famille royale et leur nom. Les membres de la famille royale ont été récemment priés de modifier leur carte d’identité et d’utiliser “de Saxe-Cobourg” à l’état civil et non plus “de Belgique”. Laurent et Astrid l’ont fait… Vous signez toujours “de Belgique”…
J’ai lu cela dans les journaux. Mais personne ne m’a jamais dit que je devais renoncer à m’appeler “de Belgique”. Sur mon passeport, renouvelé l’an dernier, il y a seulement “Altesse royale” et “Princesse”. Le nom “de Belgique” n’y figure pas. J’utilise toujours “Esmeralda de Belgique” parce que c’est comme cela que je signe mes livres, depuis toujours. Parce qu’avant, c’est comme cela que nous nous appelions. Je l’ai donc toujours utilisé. Le nom “de Réthy”, que l’on attribue toujours à ma mère, a en réalité été inventé par le roi Albert Ier pour lui permettre de voyager de manière anonyme. Mon père l’a aussi utilisé
Puis-je savoir alors quel nom vous portez… ?
Sur mon passeport, je n’ai pas de nom. Regardez (elle me tend son passeport) : mon prénom est Maria-Esmeralda. Mon nom est “Princesse”. Cela pose un problème car quand je dois réserver un billet d’avion, je mentionne “Princesse” comme nom de famille puisque je n’en ai pas d’autre.
Vous êtes quand même une Saxe-Cobourg…
Je n’ai aucun papier pour cela.
Comment dois-je vous présenter aux lecteurs de La Libre ?
Choisissez !
Vous êtes cinglante, avec les nuances que vous avez apportées, à l’égard de Léopold II. Vous n’émettez pas de critique à l’égard de votre père, Léopold III, figure également contestée de l’Histoire de Belgique. Le voyage de noces qu’il a entrepris en Autriche, en pleine Deuxième guerre mondiale dans une propriété…
…mon père est mon père. Il est évident que je ne l’ai jamais critiqué. Je ne le ferai jamais. Ni ma mère. Ni les membres de ma famille actuelle. Léopold II, c’est un personnage lointain.
Avez-vous des contacts avec le roi Philippe ?
Oui, bien sûr.
Mais vous continuez à affirmer que la monarchie est anachronique…
Permettez-moi à nouveau de nuancer mon propos. Si vous regardez les choses froidement, la monarchie peut apparaître comme un système anachronique : le fait d’accéder à un pouvoir sans avoir été élu, cela ressemble à une pratique du Moyen Âge. Cela étant dit, en Belgique comme dans d’autres pays européens, ce système est sans doute plus aisé à assurer. Il serait très difficile d’élire un président en Belgique. De surcroît, le Roi représente une référence, une autorité morale. Il est un ferment de la nation. Les monarchies européennes ont un rôle de représentation et elles le font très bien.

”Je crois en la force de l’amour”
Comment vous ressourcez-vous ?
Dans la nature. J’adore marcher en montagne. J’ai repris le chalet de ma mère à Hinterriss, en Autriche. J’adore y aller l’été. Nous marchons souvent plusieurs heures en montagne. J’ai aussi fait l’ascension du Kilimandjaro avec ma fille. Nous l’avons fait pour récolter des fonds en faveur d’une association de femmes au Kivu. J’aime aussi la mer et le désert.
En qui, en quoi croyez-vous ?
Je crois en la force de l’amour. Cela nous manque énormément en ce moment : l’amour, la solidarité, l’empathie.
Pensez-vous à la mort, parfois.
Oui, de plus en plus… Mais pas trop.
Qu’y a-t-il après la mort ?
Je serais très curieuse de le savoir.
Qu’est-ce qui vous a construite ?
D’abord mon père. Ensuite mes combats. Et mes enfants. Ils me construisent tous les jours. Ils sont une énergie, une force, une remise en question.
Êtes-vous une femme heureuse ?
Personne n’est heureux en permanence. Il y a des moments très forts de joie. Mais on n’est jamais heureux totalement, bien sûr que non.
Ses principales dates
1956: Ma naissance à Laeken
1980: J’entame ma carrière de journaliste à Paris.
1983: C’est la date du décès de mon père et celle ou je lui succède à la présidence du Fonds Léopold III pour l’Exploration et la Conservation de la Nature. Le vrai début de ma passion pour la préservation de la biodiversité, les droits et la culture indigènes.
1998: Mon mariage avec Salvador Moncada, la naissance de mon premier enfant, Alexandra. J’écris mon premier livre : “Monsieur Dior et nous”.
2001: La naissance de mon deuxième enfant, mon fils Leopoldo qui naît 100 ans après son grand-père. Et mon deuxième livre : “Léopold III, mon père”.
2011: Publication de “Terre !” mon livre d’interviews sur les différentes crises : climatique, environnementale, sociale, économique et démocratique. C’est l’année où je franchis le pas et deviens vraiment activiste.