L'“étude” du MR sur le wokisme a tout d’un naufrage intellectuel

Ce que le Centre Jean Gol aura en réalité démontré par l’absurde, c’est que l’idéologie “woke” est une création de toutes pièces. Les mouvements sociaux rassemblés abusivement sous cette étiquette font face à des problématiques sociales trop distinctes pour qu’on les réduise à une logique politique commune.

MR chairman Georges-Louis Bouchez delivers a speech at the new year's congress of the French speaking liberal party MR Mouvement Reformateur, in Marcinelle, Sunday 08 January 2023. For the MR, this year is marked by the 30th anniversary of the European Union.
BELGA PHOTO VIRGINIE LEFOUR
Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur

Une opinion de Martin Deleixhe, Centre de théorie politique, ULB

La dernière publication du Centre Jean Gol, intitulée “Le wokisme, ce totalitarisme dont on ne peut pas dire le nom” se présente comme une “étude”. Sa thèse principale ne brille pas par sa nuance. Le wokisme serait un nouveau courant politique qui se démarquerait par sa “volonté politique de contrôle total sur les individus, qui gomme par conséquent jusqu’à la notion de vie privée” (p.24), une “nouvelle forme de totalitarisme” (p.25) en devenir.

J’enseigne dans le département de sciences politiques de l’ULB. Mon domaine de recherche, c’est la théorie politique. Mon quotidien consiste donc précisément à étudier les concepts et les idéologies politiques. Et mon opinion professionnelle est que ce qu’a publié le centre Jean Gol n’a rien d’une “étude” et tout d’un naufrage intellectuel.

Étudier les idées politiques n’est pas une entreprise facile. Parce que nous avons tous et toutes notre part de subjectivité et nos préférences politiques et que celles-ci menacent en permanence de parasiter notre réflexion. Comment faire pour étudier des courants politiques dont on ne partage pas les opinions ? Comment éviter de substituer le jugement politique à l’analyse de l’histoire et des logiques propres aux idées politiques ?

Pour y parvenir, il est indispensable de s’imposer certains garde-fous – sous la forme de règles méthodologiques fondamentales. Il faut notamment faire preuve de “probité philologique”, ce qui n’est qu’une façon savante de dire qu’il faut respecter les textes politiques que l’on étudie et ne pas leur faire dire ce qu’ils ne disent pas. Il faut aussi respecter l’impératif de cohérence. On ne peut pas affirmer une chose puis son contraire. Enfin, il faut se tenir informé de l’évolution de l’état des connaissances dans son domaine.

La publication du Centre Jean Gol ne respecte aucune de ces règles méthodologiques de base.

Commençons par nous pencher sur le portrait incohérent qu’il brosse du “wokisme”. Dans l’exposition de ses origines supposées, on y lit que : “le mouvement déconstructionniste débouchera, plusieurs décennies plus tard, sur le wokisme” (p. 10). Le noyau philosophique de la déconstruction se résumerait à l’intuition selon laquelle : “puisque tout est “socialement construit”, il importe de déconstruire à tour de bras” (p.10). Le péché cardinal du “wokisme”, dans cette première caractérisation, serait donc son penchant à remettre en cause les identités et les catégories sociales établies. Pourtant, quelques pages plus loin dans la conclusion, l’accusation est tout autre et le “wokisme” est devenu méconnaissable. Désormais, on lui reproche : “la survalorisation de données constitutives de notre identité que nous n’avons pas choisies qui […] nous assigne un rôle (oppresseur ou opprimé) indépendamment d’un quelconque acte que nous aurions posé. ” (p. 26) On n’y comprend alors plus rien. De quoi au juste est coupable le fantomatique “wokisme” ? De déconstruire les identités ou de les figer ? Sur ce point, pourtant crucial pour sa démonstration, le texte dit tout et son contraire.

Ensuite, le centre Jean Gol déforme les propos de nombreux textes et tord les concepts. Prenons la notion de totalitarisme. Il existe un débat riche et intéressant dans la littérature scientifique sur sa définition. Des spécialistes comme Hannah Arendt, Claude Lefort ou Ian Kershaw ne prêtent pas exactement les mêmes traits à ce régime. Mais par-delà leurs divergences, ils s’accordent à dire qu’un régime totalitaire requiert plus qu’une simple obéissance passive de la part des individus qui y sont soumis. Il nécessite que ceux-ci adhèrent pleinement à son idéologie. Un mouvement totalitaire ne peut imposer un tel unanimisme que s’il est porté par un mouvement de masse qui entraîne à sa suite la majorité du corps social et il ne peut maintenir un semblant de consensus qu’avec l’appui d’un terrible appareil répressif. Or, la publication nous dit du wokisme que “peu de monde s’en revendique ouvertement” (p.3) et “qu’il n’existe pas de mouvement structuré se revendiquant du wokisme” (p.12). En l’absence de tout relais institutionnel et de tout mouvement structuré, d’un point de vue politologique, il est intellectuellement malhonnête de prétendre que l’ombre d’un totalitarisme woke planerait au-dessus de nos têtes. Les quelques faits divers montés en épingle dans “l’étude” ne font qu’illustrer en creux l’absence de tout mouvement social de masse en faveur du “wokisme”.

Enfin, cette “étude” néglige superbement la littérature scientifique, pourtant abondante, qui se demande si le “wokisme” a une consistance idéologique quelconque. Sur 45 sources référencées, seules 5 renvoient à des publications scientifiques. Les autres ne sont que des articles de presse ou des essais. L’ “étude” est tellement mal documentée qu’elle en vient à énoncer d’invraisemblables contre-vérités historiques. Elles sont trop nombreuses pour être citées toutes, alors je n’en retiens qu’une : “jamais dans l’histoire de l’Europe, à tout le moins depuis la révolution française, nous [les Européens] n’avons accordé d’importance maladive à des dimensions de l’individu qu’il n’a pas choisies et qui ne disent rien de lui. ” (p. 20) Rien que ça ! Aucune discrimination basée sur la race, le sexe ou l’origine dans toute l’Europe depuis 1789 ? Les femmes, les populations juives et colonisées (pour ne citer qu’elles et eux) apprécieront…

Autre curiosité de cette bibliographie. Jean-Claude Michéa et Eugénie Bastié y sont cités et mobilisés pour appuyer l’argumentation (p. 16 et p. 20-21). Le premier est pourtant un philosophe farouchement… anti-libéral (il a rédigé un livre intitulé L’Impasse Adam Smith), la seconde est une autrice antiféministe qui a milité au sein de la Manif pour Tous. Drôles de références pour un texte qui se réclame du libéralisme et des Lumières.

Ce que le Centre Jean Gol aura en réalité démontré par l’absurde, c’est que l’idéologie “woke” est une création de toutes pièces. Les mouvements sociaux rassemblés abusivement sous cette étiquette font face à des problématiques sociales trop distinctes pour qu’on les réduise à une logique politique commune. S’il fallait vraiment leur trouver un plus petit dénominateur commun, on pourrait le chercher du côté de leur volonté convergente de souligner la persistance de discriminations sociales structurelles au sein de nos sociétés. Le centre Jean Gol est parfaitement autorisé à défendre qu’il n’est favorable ni à l’égalisation des conditions socio-économiques des citoyens, ni à la lutte contre les discriminations. Mais une telle affirmation n’a rien d’une “étude”, elle n’est qu’une opinion. Et cette prise de position serait moins cynique si elle assumait ses choix politiques, plutôt que de prétendre se dresser contre un épouvantail idéologique imaginaire.

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