Les catholiques doivent-ils encore vraiment jeûner lors du Carême ? Réponses à Armel Job

Le 22 février, l’écrivain Armel Job publiait un texte dans La Libre intitulé “Pourquoi Jésus ne jeûnait pas”. Ce texte a suscité beaucoup de réponses. En voici deux.

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"Dans notre société, combien de fois notre besoin de confort, nos petits plaisirs consuméristes nous détournent d’une vie libre ?"

Mercredi des cendres dernier (le 22 février, premier jour du carême) La Libre Belgique publiait un texte d’Armel Job intitulée de façon provocante et péremptoire “Pourquoi Jésus ne jeûnait pas”. L’article [interroge la pratique du jeûne]. En effet, si vraiment Jésus ne jeûnait pas, pourquoi tant de chrétiens s’obstineraient-ils à jeûner ?

Il me semble très difficile d’affirmer que “Jésus en tant que juif pieux, jeûnait pour Kippour mais pas plus”. Trois des évangiles relatent que Jésus jeûne 40 jours dans le désert pour se préparer à son ministère. Il a faim au point d’être tenté de transformer des pierres en pain… Et il suit en cela non seulement l’exemple de Jean-Baptiste, bien connu pour se nourrir de sauterelles, mais aussi de Moïse, figure centrale de la Bible pour tous les juifs à toutes les époques. Moïse jeûne sur la montagne 40 jours et 40 nuits avant de recevoir les Tables de la Loi. Il jeûne à nouveau 40 jours lorsqu’il se rend compte que les Hébreux ont fabriqué un veau d’or pendant son absence.

Et à notre époque ? Le jeûne en vue de se rapprocher de Dieu, et de s’écarter des veaux d’or contemporains fait absolument sens : ne nous arrive-t-il pas de nous soucier plus de nos listes de courses, de nos distractions, de nos vacances, de notre messagerie électronique que de la justesse de nos relations avec nos proches et avec Dieu ? Sans minorer l’importance du jeûne alimentaire souvent nécessaire pour un vrai temps de renouvellement, le christianisme l’élargit : jeûner de transports rapides et polluants, de connexion haut débit permanente, d’activités futiles, etc. Le jeûne permet de mieux discerner ce qui relève de la loi bonne de Dieu, et ce qui relève du veau d’or qui conduit au naufrage, individuel et collectif. Alors que la surconsommation jette l’humanité entière dans un désastre écologique sans précédent, ne faudrait-il pas jeûner un peu plus pour ralentir et déconnecter, au sens propre comme au figuré ? Le jeûne permet une prise de conscience écologique.

L’auteur de l’opinion souligne que selon l’Évangile, Jésus ne jeûnait pas à la manière des pharisiens. Le jeûne et les prescriptions étaient vraisemblablement pour les pharisiens un rappel incessant de la fidélité à Dieu et à la Loi, faute de mieux. Mais pour les disciples en présence de Dieu incarné, il est évident que ce jeûne n’est plus nécessaire.

L’auteur argumente aussi qu’un jeûne qui voudrait museler le corps au profit de l’âme est une absurdité évangélique. Je ne peux qu’être d’accord : “Âme du Christ, sanctifie-moi. Corps du Christ, sauve-moi. Sang du Christ, enivre-moi” dit Saint Ignace au XVIe siècle. Autrement dit, le salut chrétien est global et enraciné dans notre âme, notre chair et notre sang, qui peuvent être, si nous le souhaitons, intiment liées à l’âme, au corps et au sang du Christ. Nous ne pouvons être sauvés que tout entiers, car Dieu nous aime tout entier, à l’exception du péché.

Dans notre société, combien de fois notre besoin de confort, nos petits plaisirs consuméristes nous détournent d’une vie libre et restreignent nos choix? Nous avons peur de mal dormir, de mal manger, d’être mal accueilli, perdre de petits avantages, si nous nous éloignons de notre télé, de notre canapé, de notre routine quotidienne. Le jeûne et l’ascèse sont des remèdes efficaces à toutes ces pertes de liberté à demi consenties. Le jeûne peut aider à rééquilibrer les relations avec les proches comme avec Dieu, à retrouver une liberté de choix et d’initiative, à trouver un temps et un espace pour la charité et la compassion dans notre vie.

Alors qu’attendons-nous pour jeûner ?

Bon pour notre corps : bien souvent notre mode de vie est toxique pour notre santé : sédentarité surpoids, obésité et diabète concernent 50 % des Belges. Pourquoi ne pas renoncer à une partie des trajets en voiture, et à une partie des repas trop abondants jusqu’à Pâques ?

Bon pour notre âme : les sollicitations constantes des téléphones mobiles, tablettes et ordinateurs nous stressent et endommagent notre santé mentale (voire cardiovasculaire avec le stress) : pourquoi ne pas éteindre plus fréquemment tous ces appareils, ne s’en servir que lorsque c’est strictement nécessaire ?

Bon pour nos proches : le jeûne rend plus attentif aux autres, et rééquilibre les relations. Moins de temps passé à consommer, à manger, à cuisiner, à surfer, à conduire etc. c’est plus de temps pour veiller à reconstruire les relations abîmées.

Bon pour la société : moins manger, moins consommer, c’est aussi contribuer à faire baisser la pollution, qui affecte tout particulièrement les personnes défavorisées dans notre pays.

Bon pour l’espérance : dans un monde anxiogène, Dieu donnera des signes de sa Résurrection après le jeûne.

Jésus jeûnait, avec son corps, avec son âme, pour ses disciples, pour le monde, pour sa résurrection. Et sûrement plus intensément que la plupart d’entre nous…

Nicolas Dubois, Ingénieur

"J’ai besoin du jeûne"

Il y a quelques jours, Armel Job descendait le jeûne. Dans sa vue si parfaitement “XXIe”, le jeûne devrait “rendre justice à ce corps que nous maltraitons allègrement par nos excès de nourritures, de boissons, d’addictions en tout genre”. Prenons donc, conclut-il un “repas agréable, ensemble, joyeusement, autour d’une belle table”. Mais pour documenté qu’il soit, son article “jeûne” cependant de quelques données.

En juif pratiquant, Jésus devait respecter les différents jeûnes prévus par la Torah (“ Le jeûne du quatrième mois, du cinquième, du septième et du dixième mois” Za 8.19) – même s’il devait les prendre avec sagesse – car ce n’est pas une question de nourriture qui nous approche ou éloigne du Royaume (1 Co 8.8).

D’ailleurs, au-delà des rites, il est inexact qu’il n’ait pas beaucoup jeûné à titre personnel : ne serait-ce que les quarante jours et nuit au désert “conduit par l’Esprit saint” (Mt 4.1-11) - après lesquels, malicieux, l’évangéliste précise : “il eût faim”. Que ce soit un récit programmatique, historique ou dans lequel seul le chiffre 40 est symbolique, Jésus commence sa vie de prédication par un jeûne, encore qu’il n’eût rien à se faire pardonner. Ailleurs, Jésus précise lui-même à propos d’une guérison : “Cette sorte-là de démon ne sort que par la prière et le jeûne” (Mt 17.21). Quoi qu’on pense des démons (sémitisme, médecine de l’époque, etc.), l’exigence du jeûne pour dépasser certaines situations est là.

Mais en admettant même que Jésus ne jeûnait pas beaucoup, je ne suis pas Jésus-Christ et moi, j’ai besoin de jeûne. Tant que l’Epoux est là, précise Jésus, on ne jeûne pas ; “Mais des jours viendront où l’Époux leur sera enlevé ; alors, ce jour-là, ils jeûneront” – car il faut lire jusqu’au bout la réponse à l’interpellation que relève M. Job (“ Comme les disciples de Jean et les pharisiens jeûnaient, on vint demander à Jésus : Pourquoi tes disciples ne jeûnent-ils pas ? ” Mc 2, 18-22). La situation des disciples en présence de Jésus n’est pas la mienne. En attendant le retour de l’Epoux, nous jeûnons. C’est une tradition constante des Églises depuis les premiers chrétiens, non pour combattre un corps qui serait mauvais mais comme un moyen de le libérer – car il a de la valeur – des passions. Nous mettons nos pas dans ceux des “Pères” qui nous ont précédés, avec parfois, oui, un mépris du corps ni juif ni chrétien, mais chacun comme il le pouvait selon son époque. De toute façon, jamais le jeûne n’est isolé de ses “camarades” : la charité avant tout, la prière ensuite. Le jeûne vient en soutien des deux premiers.

S’il est donc vrai que dans la pensée biblique le corps hébreu est respectable et œuvre de Dieu, différent du corps platonicien, méprisable, il faut de nouveau aller au bout des choses : il est même éternel – mais pas en entier. Selon la Bible, il est composé d’une partie “cadavre” (gouf) et d’une partie “ossature” (etsem), indestructible (Midrach Rababa 28, 3) et spirituelle (Torah Temima Béréchit 6, 6). Ce corps de misère sera transfiguré en corps de gloire (Phil. 3, 20-21-). Le corps physique avec ses mille agitations doit être tenu en bonne garde pour permettre au Corps éternel de trouver sa vraie place. Entièrement d’accord donc pour dire que “le jeûne évangélique ne saurait s’envisager que dans le respect du corps”, mais pas n’importe quel corps !

“Avec Toi, nous irons au désert, poussés comme toi par l’Esprit”, chantons-nous en Carême. Cette tradition s’arrêterait donc au seuil du XXIe s. : ce serait dommage quand même de se priver ! Notre corps-cadavre maltraité par nos excès, rendons-le plus beau, en meilleure santé. Prenons des repas agréables, comment pourrions-nous supporter une frustration ? “Brimer le corps, c’est insulter l’œuvre de Dieu” dit M. Job. Mais Dieu s’occupe de l’éternel. Laissons-là ce corps qui mourra et dégageons un peu de place pour l’âme. “Car là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. ” (Mt 6.21) Oups ! Encore un petit verre, mon corps bien aimé ?

Jean-François Nandrin, directeur d'école secondaire.

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