"Aujourd’hui, une minorité politique culpabilise une grande partie de la population"

Dans nos débats, la suprématie morale remplace de plus en plus l’argumentation rationnelle. Nous devons en sortir.

"Aujourd’hui, une minorité politique culpabilise une grande partie de la population"

Une chronique “J’assume” de Rik Torfs, professeur de droit canonique, écrivain, recteur honoraire de la KU Leuven.

Quand j’étais écolier lors du millénaire précédent, l’auteur grec qui m’impressionnait le plus était Lysias (458-380 av. J.-C.), orateur attique redouté. En tant qu’avocat d’un imposteur corrompu, il décrivit ce dernier comme un “infirme nécessiteux” afin de susciter la compassion du juge. Ceci témoigne clairement que les émotions ont toujours joué un grand rôle dans la société, sans éclipser la raison et l’argumentation pour autant.

De nos jours, j’ai l’impression que les émotions sont plus importantes que jamais. La discussion publique en Flandre – je n’ose pas trop me prononcer sur la Belgique francophone – est caractérisée par une double constatation.

La suprématie morale

Il y a d’abord un clivage considérable entre les tendances dominantes dans les médias dits “de qualité” et l’opinion publique. Les médias se situent plutôt du côté progressiste de la société, tandis que la population se situe, comme d’habitude en Flandre, quelque part entre le centre et la droite, ce qui se reflète dans les sondages, et que je découvre toutes les semaines lors des conférences que je donne un peu partout en Flandre autour de mon nouveau livre 'Tijdgeest'. Cette tension entre la majorité journalistique et la majorité de la population n’a rien d’inquiétant en soi. Au contraire, elle invite tout le monde à rester attentif et à bien formuler ses idées.

Cependant, une autre caractéristique de la discussion est moins évidente : dans les débats, la minorité politique, plutôt majoritaire dans la presse, utilise souvent sa supériorité morale comme argument principal. Cette supériorité est exprimée par l’indignation, la rage, la déception. “Sommes-nous suffisamment actifs dans la lutte contre le changement climatique ? Faisons-nous assez pour créer une société plus égale ? Dépassons-nous les préjugés bornés de nos ancêtres ?” Ainsi, une certaine culpabilité est imposée à une grande partie, sinon la majorité de la population. La discussion publique se nourrit dès lors d’arguments émotionnels, ce qui est paradoxal à une époque où la raison et la confiance dans la science sont censées dominer les débats. Cela rend de plus en plus difficile la discussion ouverte, la “communication sans domination” comme décrite et développée par le philosophe allemand Jürgen Habermas. La suprématie morale remplace l’argumentation rationnelle. Celui ou celle qui utilise l’émotion comme argument principal, gagnera toujours. En effet, il n’est pas sympathique d’opposer une analyse rationnelle aux émotions “authentiques”. Cependant, si nous voulons éviter la percée toujours plus forte du populisme et des idées extrêmes, une discussion rationnelle est inévitable. Sans mépris. Sans indignation. Ce n’est sans doute pas facile pour tout le monde. Mais l’indignation comme argument convaincra seulement ceux qui sont déjà convaincus. Les autres, faisant l’objet de cette indignation, resteront peut-être silencieux mais ne changeront pas d’avis. Ils s’exprimeront aux urnes le moment venu.

Le double rôle de la morale

Tout ceci se joue aussi au niveau belge. Je sais bien que ce qui suivra est délicat à dire en Belgique francophone, une partie du pays pour laquelle j’ai beaucoup d’estime et de sympathie. Commençons dès lors par une anecdote. Il y a quelques jours, je dînais avec quelques amis francophones. On discutait la politique en Belgique, d’abord dans la partie francophone du pays. L’enthousiasme n’était pas énorme. Personne n’était vraiment bon. Mais personne n’était vraiment mauvais non plus. Puis vint l’analyse de la situation en Flandre. Tout de suite le fascisme fut évoqué. Le bruit des bottes. Non seulement le Vlaams Belang se trouvait jugé infréquentable, mais la N-VA elle aussi n’était pas à l’abri d’un parfum de fascisme.

Ce qui me paraît intéressant est le double rôle de la morale dans cette discussion. D’abord il y a l’indignation devant les idées des deux partis flamands, différents certes, mais pas toujours perçus ainsi en Belgique francophone. Mais un autre élément moral joue lui aussi : le mépris pour ceux qui, apparemment, ne partagent pas les mêmes valeurs décentes, à savoir la moitié des Flamands.

Si la Belgique veut survivre, nous devons nous débarrasser des jugements faciles. Les Wallons ne sont pas paresseux. Et les Flamands ne sont pas fascistes. Il faut essayer de s’engager dans une discussion ouverte et rationnelle avec tout le monde, sans conditions préalables. Est-ce possible ? Alors la Belgique pourrait encore être sauvée.

”J’assume !”, le rendez-vous du mardi midi

Avec” J’assume !”, La Libre propose chaque mardi midi, sur son site, un nouveau rendez-vous d’opinion. Six chroniqueurs, venus d’horizons de pensée différents et complémentaires, proposent leurs arguments semaine après semaine sur des questions polémiques et de société.

Vous y retrouverez l’essayiste, militante laïque et membre du Centre Jean Gol Nadia Geerts, l’auteur et comédien Ismaël Saidi, l’avocat et directeur général adjoint de l’Institut Thomas More Aymeric de Lamotte, la chargée de projets dans l’administration publique Margherita Romengo, Rik Torfs, professeur de droit canonique, écrivain, recteur honoraire de la KU Leuven, et Adelaïde Charlier, étudiante en sciences politiques et sociales UGent&Vub, connue comme activiste climat et droits humains.

Tous s’expriment à titre personnel. Ils ont pour ambition de vivifier un débat impertinent mais de qualité aux côtés des grands entretiens, des opinions, des chroniques et des cartes blanches que La Libre publie au quotidien. Comme pour toutes les opinions, le contenu des textes n’engage que les auteurs et n’appartient pas à la rédaction du journal.

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