Jérusalem vaut bien une messe

Et si l'histoire entre catholique et protestant pouvait éclairer et aider les Israéliens si divisés aujourd'hui?

<p>Une manifestante anti-réforme de la justice au mégaphone à Bnei Brak, en Israël, le 23 mars 2023</p>
Une manifestante anti-réforme de la justice au mégaphone à Bnei Brak, en Israël, le 23 mars 2023. ©AFP

Une opinion de David Meyer, Rabbin, Professeur de littérature rabbinique à l’université grégorienne pontificale de Rome

Selon la légende, ce serait lors de la conversion du roi huguenot Henry IV au catholicisme, alors que le conflit entre catholiques et protestants faisait rage durant les années de guerres civiles et religieuses en France, que, cherchant à apaiser les esprits, le “bon roi” aurait affirmé : “Paris vaut bien une messe”. Nous étions, semble-t-il, en 1593. Près de cinq siècles se sont écoulés et, sous d’autres cieux, à Jérusalem, Tel Aviv et dans l’ensemble de l’État d’Israël, une autre guerre civile et religieuse menace, une lutte sans merci entre deux camps qui, au premier abord, s’articulerait autour de la formation d’un gouvernement Netanyahou résolument fasciste et d’une tentative politique sans précédent de saper définitivement les bases démocratiques d’Israël. À y regarder de plus près, ne faudrait-il pas utiliser une typologie de lecture très chrétienne, évoquant le passé douloureux des luttes entre catholiques et protestants, non seulement pour comprendre et qualifier la nature réelle de ce qui aujourd’hui lève les Israéliens les uns contre les autres, mais aussi pour trouver une porte de sortie à ce combat fratricide qui fait chanceler la pérennité d’Israël ?

Vouloir faire l’impasse sur l’État juif dans la lutte contre l’antisémitisme est absurde

La suggestion d’une lecture typologique chrétienne qui donnerait sens au conflit présent entre deux factions israéliennes que tout oppose est audacieuse et risquée. Pourtant, dès 1952, l’un des grands penseurs sionistes de l’État naissant, le professeur Ernst Simon, avait lui-même évoqué une approche très comparable. Dans un court livret intitulé Sommes-nous encore juifs ?, Simon s’interrogeait sur la manière avec laquelle il convenant de concevoir l’évolution de la tradition juive face à la question de l’État. S’appuyant sur les travaux de l’historien hollandais Johan Huizinga, il y opposait le “judaïsme catholique”, modelé sur la compréhension du rôle de la religion comme légiférant et sanctifiant l’ensemble des réalités de la vie de l’individu, dans tous ses aspects, aussi bien personnels que politiques, au “judaïsme protestant” qui, par réaction, se voulait radicalement plus culturel, davantage centré sur le rôle et l’autonomie de l’individu, sur la réalité d’une relation très personnelle à Dieu. Pour Simon, la crise du Judaïsme dans l’État d’Israël naissant devait se comprendre comme le résultat de “l’effondrement de l’ancien judaïsme 'catholique', l’affaiblissement du nouveau judaïsme 'protestant' et la tentative vaine d’atteindre une nouvelle réalité spirituelle en attribuant un but messianique à la création de l’État d’Israël à notre époque”. Et Simon de conclure que, si en effet le judaïsme était bien objectivement une religion “catholique” puisque la Loi juive, dans sa structure et son essence, envisage de contrôler et sanctifier toutes les sphères de la vie, l’émergence de l’État ne permettait d’appréhender cette réalité qu’à travers le prisme subjectif d’un “judaïsme protestant” ayant émergé avec la modernité et porté par les fondateurs de l’État ainsi que nombre de ses premiers citoyens.

Est-il judicieux de choisir l’État d’Israël comme partenaire privilégié dans la lutte contre l'antisémitisme ?

De Jérusalem à Tel Aviv

Les raccourcis historiques et les tentations de parallélomanie ne sont pas sans risques. Cependant, cette grille de lecture, vieille de plus de soixante-dix ans, ne reste-t-elle pas d’une actualité brûlante ? D’un côté, l’Israël de Jérusalem et celui d’une partie importante du monde juif religieux israélien pourraient être pensés comme les témoins actuels d’un monde juif “catholique”, cherchant à vivre leur foi dans le cadre holistique d’une tradition religieuse encadrant non seulement le quotidien de l’individu, mais toute sa vie sociale et politique. De l’autre, l’Israël de Tel Aviv et de la laïcité juive, empreint de culture juive et d’arômes de la tradition ancestrale, mais en même temps émancipé de celle-ci, profondément attaché aux fondamentaux de l’héritage juif “protestant”, plaçant l’autonomie de l’individu au cœur de son système référentiel.

Pourquoi Jésus ne jeûnait pas

Réfutant une lecture sans doute trop simpliste entre un Israël suprémaciste et fascisant d’un côté et un Israël tolérant, ouvert et pacifique de l’autre, la typologie suggérée, plus subtile et plus ancrée dans les évolutions psychologiques, sociales et théologiques qui, comme des plaques tectoniques, agitent depuis quelques siècles le monde juif, pourrait-elle ouvrir une porte encore non explorée dans la crise actuelle que traverse Israël ?

Certes, l’évocation des luttes entre catholiques et protestants pourrait ne rien laisser présager de bon. L’histoire européenne en témoigne et le risque, pour Israël et pour le monde juif, est bien réel. Mais paradoxalement, cette lecture typologique chrétienne de la réalité israélienne contemporaine ouvre un autre horizon. Professeur de littérature rabbinique à l’université grégorienne pontificale de Rome depuis de longues années, enseignant au cœur du système catholique, je suis souvent le témoin de la force et de la sagesse du travail œcuménique de rapprochement entre les différents mondes chrétiens. Depuis le concile Vatican II (1962-1965), des avancées considérables ont rapproché catholiques et protestants. Ces avancées démontrent qu’un chemin de crête existe pour façonner, à l’intérieur d’une même origine religieuse, une vision d’unité qui réfute l’inexorabilité des luttes fratricides.

Ainsi, face à la menace de désagrégation qui pointe en Israël, entre deux camps si opposés, il ne serait sans doute pas vain de lancer à l’Église ce cri d’un cœur profondément angoissé et que l’amitié entre le judaïsme et le christianisme permet à présent, peut-être pour la première fois dans l’histoire, de formuler : “Aidez-nous, car votre sagesse œcuménique pourrait bien nous être, aujourd’hui, précieuse et nécessaire”.

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