Vous ne savez pas à quel point mon corps est traumatisé, mon esprit terrorisé, et ma famille foudroyée

Voici le témoignage qu'a livré, lors du procès des attentats de Bruxelles, Karen Northshield, victime d'une explosion à Zaventem.

Karen Northshield était présente lors des attentats de Bruxelles
Karen Northshield ©Bauweraerts Didier

Victime de l'une des explosions à l'aéroport de Zaventem, en 2016, Karen Northshield a témoigné ce mercredi au procès des attentats. Les explications de cette Belgo-Américaine, qui a dû se soumettre à plus de 60 opérations chirurgicales, ont marqué les esprits, notamment par la rage de vivre qui l'animait. Voici son témoignage.

Chère Madame la Présidente,

Chers membres du Jury,

Aux accusés et leur défense,

A l’état, aux autorités belges,

Aux assurances belges,

Au peuple belge,

Cela aurait pu être vous, votre famille, votre ou vos enfants, votre maman, votre papa, votre frère, votre sœur, votre conjoint, votre conjointe…

Je m’appelle Karen Northshield et je suis ici devant vous, non seulement pour moi, mais également pour représenter les 12 membres de ma famille, qui sont toutes des victimes collatérales des attentats du 22 mars 2016. 12 vies qui ont été foudroyées, déchirées, détruites. 12 vies à reconstruire. Nous sommes seuls dans nos peines, dans nos souffrances, dans nos traumas et dans nos reconstructions. Cela ne devrait pas être le cas. Cela n’aurait jamais dû se produire. Et vous le savez bien.

Je voudrais également exprimer toute ma souffrance et ma peine au nom des victimes qui ne sont plus parmi nous et de celles qui n‘ont pas su témoigner. Ce jour, j’ai une pensée pour toutes les victimes des attentats du 22 mars 2016 et pour leurs familles. Finalement j’ai une pensée pour toutes les équipes médicales et le personnel soignant de ce pays, pour ce qu’ils ont enduré pour sauver les victimes et aussi pour le fait de ne m’avoir jamais abandonnée.

Vous n’avez aucune idée de la destruction, de la souffrance, de la peine, causées et endurées et qui perdurent en moi encore aujourd’hui. Vous me voyez aujourd’hui devant vous mais ne saurez jamais tout ce que j’ai subi.

Le mot subi est encore trop faible pour décrire toute l’atrocité, toute l’horreur et toute la souffrance qui font dorénavant parties de moi, et qui sont devenues ma réalité depuis 7 ans. Mais encore il manque les mots.

Je suis devant vous alors que, pendant des mois, à chaque nouvelle épreuve surmontée, les médecins et chirurgiens me donnaient 0 chance de survie.

Plusieurs fois, j’ai frôlé la mort, mon cœur ayant cessé de battre à de multiples reprises. Mon corps est détruit et traumatisé, mon cœur est foudroyé et terrorisé. Ma vie et les rêves qui sont les miens sont aussi détruits, anéantis.

Je suis remplie d’une grande tristesse et d’une grande incompréhension pour ce que certains ont fait et pour ce que d’autres ont laissé faire et laissent encore faire…

Si je suis là aujourd’hui, c’est grâce aux médecins et à mes proches qui ne m’ont jamais abandonnée. Si je suis là aujourd’hui, c’est également et surtout grâce à ma rage de vivre, à ma force et à mon courage, qui sont énormes.

Du jour au lendemain, en l’instant d’une fraction de seconde, ma vie a basculé vers un cauchemar fait d’un long calvaire et d’un nombre incalculable de combats qui se succédaient les uns après les autres. Je suis passée par une succession de montagnes russes et épreuves médicales et émotionnelles sans fin afin de préserver ma survie. Ce n’est pas la mort que j’ai connu, c’est l’enfer.

Je me réveille non pas dans une destination ensoleillée entouré des miens, mais dans un lit de flammes et de douleurs insupportables, intubée et attachée à des machines qui me tiennent en vie. En un instant, je me retrouve d’une jeune femme dynamique heureuse et épanouie et en parfaite santé, entrepreneuriale avec une carrière brillante et des perspectives incroyables à une femme presque morte, brisée et meurtrie, dans mon âme et dans ma chair. Aujourd’hui ce sont les cauchemars qui perdurent, les angoisses, les traumas, les handicaps, les séquelles de toutes sortes. Cela fait 7 ans que ça dure. Et c’est loin d’être fini.

En réalité, je n’ai pas les mots pour décrire toute ma peine, toute ma souffrance et la douleur qui sont en moi. Vous ne savez pas à quel point mon corps est traumatisé, mon esprit terrorisé, et ma famille foudroyée.

Mesdames et Messieurs, je vous demande maintenant de faire appel à votre imagination pour vous rapprocher de ma réalité de ce matin-là et par la suite. On est le 22 mars 2016. Il est 7:52 du matin. Je suis à l’aéroport international de Bruxelles en partance pour les Etats-Unis pour rejoindre ma famille.

Je suis dans la file d’enregistrement des bagages en pleine rêve et pensées et en délectant mes vacances lorsque, dans l’instant d’une fraction de seconde, je suis soufflée et emportée par une force brûlante et ahurissante, je suis littéralement explosée par une bombe, la première bombe des attentats. Et je me retrouve envolée dans les airs et battante pour ma vie. Juste comme ça.

Imaginez-vous à l’instant vous retrouver à côté de cette bombe, avoir été soufflée par 35 kg de TATP, subir une pression de 1000kg sur le corps, ressentir 3000 degrés sur la peau et 195db dans les oreilles. Dans cet instant, vous auriez pu avoir le thorax/les poumons explosés, le visage et les yeux brûles, les jambes et les bras arrachés, et souffrir d’autres innombrables blessures de guerre. Vous auriez aussi pu mourir sous le souffle de la bombe.

Si vous étiez à ma place, vous auriez eu la hanche et la jambe explosées en mille morceaux, les intestins qui pendent hors de votre ventre, asphyxiée au sol, incapable de bouger, de respirer et de crier au secours ; votre corps et votre esprit sont en état de choc. Vous vivriez la terreur dès cet instant dans votre corps et votre esprit, dans cet enfer et dans l’attente jusqu’à l’arrivée des ambulanciers. Cette attente vous semblerait durer une éternité. Cette attente dans laquelle j’ai dû tenir et me battre pour ma vie dans l’état dans lequel je me trouvais, c’est-à-dire parsemé de blessures de guerre de la tête jusqu’aux pieds, a bien duré plus d’une heure. Et ce cauchemar ne venait que de commencer. Imaginez-vous cette scène et vous en train de mourir et de vous vider de votre sang sur ce parquet froid de l’aéroport et incapable de prononcer des mots d’adieu à vos proches ou de souffler une dernière fois à votre bien-aimé(e) ‘je t’aime’.

Sauf que ce n'est pas vous. C’est moi. Pour ma part, cela a bien duré et continue à durer, ce que je ressens comme une éternité. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à m’imaginer que cela est arrivé. Et pourtant cela m’est arrivé à moi.

Mais ce n’est pas tout. A cela s’ajoutent des infections et surinfections multiples et à répétitions, entraînant de nombreuses anesthésies générales et chirurgies des plus complexes et inimaginables même pour les chirurgiens les plus expérimentés, et quantité incalculable de traitements médicamenteux et expérimentaux pour me sauver à chaque fois et à nouveau la vie. J’étais en état de malade-morte et nauséeuse à chaque seconde. Chaque cellule de mon corps baignait dans un océan de flammes insupportable que seule une personne torturée pourrait comprendre et ressentir. J’étais proche de la mort et ma vie ne tenait qu’à un fil. Ce calvaire initial aux soins intensifs a duré 79 jours, entre coma et état second. 79 jours de trop.

Imaginez-vous ensuite la valse des techniciens et infirmières qui rentrent dans votre chambre, comme des fantômes, à toute heure du jour et de la nuit. Imaginez-vous perdre votre intimité et votre indépendance. Des médecins et le personnel soignant qui débarquent pour procéder à une succession de traitements douloureux, des antibiotiques et autres médicaments à tour de rôle et une surveillance médicale 24h sur 24. Vous êtes dépendant des uns et des autres et des machines pour vous maintenir en vie. Et ceci n’est qu’un infime aperçu de la réalité. Et pourtant, c’est bien devenu ma réalité.

Je suis une athlète de haut niveau, mon corps est ma plus grande fierté et était mon instrument de travail. Et là, contre toute attente, ma vie vient de basculer. Radicalement. Je connais une descente aux enfers.

Ce calvaire initial allait durer par la suite 3 ans et demi. 3 ans et demi de trop

3 ans et demi d’hôpital afin de me battre pour ma survie ; ça fait 7 ans et ça continue, et cela a des répercussions et des conséquences irréversibles et impardonnables aujourd’hui. 7 années que je ne récupérerais plus jamais.

Toutes ces choses qui ont radicalement détruit et anéanti ma vie et celle d’au moins 12 personnes de mon entourage. Ce n’est pas la mort que j’ai connue, c’est l’enfer. C’est tout mon corps, chaque cellule qui brûlait dans cet océan de flammes. Et celui de ma famille avec. Il n’y a pas de mots.

Mais vous savez, je suis une personne innocente. Mon humanité, ma bonté, ma foi font que je ne vous souhaite pas de vivre ce que j’ai subi. Je ne vous souhaite pas cette souffrance, cette peine et cette douleur. Je ne vous souhaite pas ces traumas, ces blessures et ces cicatrises avec lesquels je dois vivre. Alors que je n’avais rien demandé et certainement pas mérité. Mais la vérité est que, cela aurait pu être vous et votre famille.

Vous me voyez aujourd’hui, debout, avec mon visage préservé et un sourire forcé mais ce n’est pas pour autant que tout va bien. J’ai des cicatrices et traumatismes physiques et psychologiques indélébiles et profonds qui font, et feront partie de moi à tout jamais. Je suis brûlée au fer rouge de la tête jusqu’aux pieds.

Ne vous y trompez pas, ce que vous voyez, ce n’est pas qu’une victime. Pour survivre jour après jour à cette atrocité, semaine après semaine, mois après mois, année après année, il a fallu énormément de courage, de force, de persévérance, de détermination, et surtout beaucoup de résilience. Bien plus qu’on ne pourrait imaginer. Ma vie, ou plutôt ma survie, c’était à chaque seconde que je la subissais.

Vous ne voyez pas les cicatrices que je porte, qui marquent mon corps et mon esprit. Les brûlures sur mes mains et mon corps, la soixantaine d’opérations subies, les traitements lourds et pénibles, l’ablation d’organes, dont mon estomac et ma rate, la perte d’audition, les pièces de la bombe qui sont à jamais ancrées dans mon corps, dont l’une qui se trouve logée sur le nerf sciatique de ma jambe, sans compter les traumas mentaux et psychologiques. Tout ceci sont des traces indélébiles qui m’impactent au quotidien ainsi que toute ma famille.

Comme dirait mon ami français Antoine Leiris, vous n’aurez pas ma haine. Je rajouterai à cette phrase, vous n’aurez pas mes larmes non plus. Vous n’avez aucune idée de ce que je vis, où survis. Vous ne pouvez pas comprendre. Et pourtant qu’est-ce que ça me coûte encore aujourd’hui en termes de courage pour être en vie aujourd’hui.

Et pourtant je mérite ma vie, plus que personne,

Je mérite ma santé, plus que personne,

Je mérite le bonheur plus que personne.

Je mérite d’avoir une vie reposante et tranquille,

Mais ma vie ne sera plus jamais comme avant.

Ma vie est dorénavant faite d’allers-retours à l’hôpital, d’opérations, d’examens, de contrôles, de consultations, d’expertises médicales, de traitements, de thérapie, de kiné. Et j’en passe. Et, épreuve supplémentaire que je n’aurais jamais pu soupçonner, et qu’aucune victime ne devrait subir après avoir traversé tant d’épreuves : la lourdeur de l’administration, du processus d’expertise et d’indemnisation. C’est un nouveau combat auquel je dois faire face, car trop peu est mis en place, pour faciliter un retour "à la vie normale" et aider les victimes dans leur cheminement d’indemnisation.

Et ce combat je ne devrais pas le mener non plus !

Le 22 mars c’est tous les jours que je le vis.

Les pièces de la bombe sont en moi, c’est tous les jours que j’entends les cris des blessés dont un bras avait été arraché ou le corps en flammes. C’est tous les jours que je vois cette scène à l’aéroport qui me poursuit jusque dans ma chambre à l’hôpital et encore aujourd’hui,

C’est tous les jours que j’entends mes acouphènes qui sifflent et hurlent,

C’est tous les jours que je ressens cette déflagration de la bombe et les flammes sur mon corps, c’est tous les jours que je dois vivre avec mes handicaps et traumas sans un jour de repos, c’est tous les jours que je dois ré-apprivoiser mon corps déformé.

C’est tous les jours les médicaments, les rendez-vous médicaux, les angoisses, les cauchemars, les intraveineuses, les intramusculaires, les prises de sang, la thérapie et la kiné. Et j’en passe. Cette nouvelle vie, qui n’en est pas une, c’est 24/24, 7 jours sur 7.

Plus jamais je n’entendrai comme avant,

Plus jamais je ne dormirai comme avant,

Plus jamais je ne mangerai comme avant,

Plus jamais je ne marcherai comme avant,

Plus jamais je ne vivrai comme avant.

Mes rêves sont brisés, mes espoirs et perspectives qui étaient les miens sont anéantis. Jamais je ne serai maman et ma mère n’aura pas de petits-enfants tant souhaités. Mon père à chaque fois qu’il me voit, tremble et fond en larmes. Mes frères et mes sœurs sont sans voix. Mes parents et ma famille sont traumatisés à vie.

Pendant que vous dormez, je me bats

Pendent que vous respirez, je me bats,

Pendant que vous mangez, je me bats,

Pendant que vous vous plaignez, je me bats

Pendez que vous vous amusez et rigolez, je me bats

Vous avez décidé de mener un djihad de guerre. Moi c’est tous les jours que je mène un djihad pour ma propre reconstruction. Comme dirait mon ami-rescapé Mohamed El Bachiri qui a perdu sa bien-aimée dans les attentats - paix sur son âme, paix pour ses enfants -, c’est tous les jours que je mène un djihad de l’amour, de la compassion, envers l’humanité avec mon message d’espoir, de courage, de force et de résilience. En tant que victime innocente et citoyenne belge, je fais et je continue à faire tout ce qu’on me demande de faire en plus de ma longue, pénible et horrible survie et j’ai l’impression de porter le poids du monde sur mes épaules.

Ce qui me déchire d’avantage le cœur est le fait que cela n’aurait jamais dû se produire. L’Etat a failli. Et maintenant, l’aide de ce même Etat est presque inexistante. J’ai dû me battre et me reconstruire seule grâce au soutien de l’équipe médicale et soignante et de mes proches.

Il est complètement absurde de devoir encore aujourd’hui, 7 ans après, justifier et prouver mes séquelles, traumatismes, dégâts et dommages par de nouvelles évaluations et expertises, encore et encore. J’ai déjà perdu 7 ans de ma vie, 7 ans de trop, 7 ans de galère et ce n’est pas encore fini.

A l’heure actuelle, j’assume seule ces responsabilités.

Avec tous les témoignages et les cris du cœurs des victimes au procès, il est temps que toutes les personnes impliquées, et pas seulement les accusés, prennent leurs responsabilités en mains honnêtement. Que ce soient les accusés et leur défense, l’Etat fédéral belge, les autorités belges et judiciaires, les assurances belges. Je peux vous assurer que j’assume pleinement les miennes, qui ne devraient pas être miennes, et que les victimes font de leur mieux.

Mesdames et Messieurs,

J’avais 30 ans lorsque ma vie avait explosé.

Aujourd’hui je mène un combat qui ne devrait pas être le mien.

J’assume des responsabilités qui ne sont pas les miennes. Et j’assume à moi seule les 12 vies de ma famille qui a été tout aussi impactée par ma souffrance et ma peine. Après toutes ces années de calvaire, je me souhaite d’avoir enfin la Paix. C’est ce que ma famille, tout citoyen belge y compris leurs Majestés le Roi et la Reine me souhaitent. Et je l’espère vous aussi.

Je tiens encore plus que jamais à ma vie et j’ai le soutien des 12 membres de ma famille, de mes conseils, des autres victimes, des équipes médicales et du personnel soignant, de ma Team Karen et des 10.000 membres de mon club de sport, des 12 millions de citoyens belges et de leurs Majestés le Roi et la Reine et encore d’autres citoyens du monde.

Je suis forte, pas que pour moi, mais également pour ma famille, pour mes frères et mes sœurs, pour mes parents, pour ma grand-mère, pour les enfants que je n’aurais jamais, pour les 12 millions de Belges et bien plus qui me suivent, m’encouragent, qui croient en moi et qui n’attendent qu’une chose, que de pouvoir m’applaudir à la ligne d’arrivée avec solidarité, dignité et fierté.

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